« Le grand enjeu actuel est celui de l’Open Data »

Entretien avec Pascal Kuczynski

Véronique Heurtematte

Récemment mis en avant dans la circulaire du Premier ministre Jean Castex souhaitant faire de la politique de la donnée une priorité de l’État, le logiciel libre est au cœur de l’activité de l’Association des développeurs et utilisateurs de logiciels libres pour les administrations et les collectivités territoriales (Adullact) qui propose depuis 2003 une offre de solutions sous licence ouverte dédiée aux métiers des collectivités territoriales. En écho au dernier dossier du BBF consacré aux logiciels libres en bibliothèque, rencontre avec Pascal Kuczynski, délégué général de l’association et militant passionné du libre.

BBF : Comment est née l’Adullact ?

Pascal Kuczynski : L’association a été créée en 2002 par François Elie, aujourd’hui conseiller communautaire de la Communauté d’agglomération GrandAngoulême, en partant du constat que les collectivités territoriales devaient reprendre le contrôle de leurs outils informatiques, dominés par les offres commerciales. Beaucoup de collectivités locales avaient développé des logiciels « maison » pour résoudre des problèmes auxquelles elles étaient confrontées et qui sont les mêmes partout. On s’est dit qu’il valait mieux partager ces solutions plutôt que chacun les réinvente dans son coin ! Dès 2003, nous avons créé une forge où sont déposés des logiciels libres répondant à des besoins métier des collectivités territoriales et financés par de l’argent public.

BBF : Est-ce facile de convaincre des collectivités territoriales de s’équiper en logiciels libres ?

Pascal Kuczynski : C’est un chemin qui se fait pas-à-pas. Quand nous avons commencé, nous travaillions avec des experts du logiciel libre en leur conseillant de répondre aux appels d’offres des collectivités territoriales. Grosse erreur qui nous a valu un certain nombre d’échecs car s’ils étaient d’excellents techniciens, ils ne connaissaient rien aux réalités des métiers des collectivités. Nous avons donc commencé à organiser de groupes de travail réunissant experts et collectivités, construisant ainsi une compétence au sein des entreprises. On a aussi lancé la plateforme Comptoir du libre dont le but est de cataloguer les logiciels libres et sur laquelle on invite les collectivités à se déclarer utilisatrices et à poster des avis. Cela permet aux autres structures intéressées par un logiciel d’entrer en contact avec leurs collègues et de discuter de pair à pair, dans un climat de confiance, et non pas avec un commercial qui a quelque chose à vendre. On propose aussi aux entreprises de déclarer leurs compétences sur cette plateforme. Tout cela constitue un écosystème qui fonctionne bien.

BBF : Les collectivités territoriales sont très différentes en termes de moyens financiers, humains, d’équipement. Comment gérez-vous ces disparités ?

Pascal Kuczynski : Grâce à la mutualisation, à laquelle le logiciel libre est particulièrement adapté. Je ne parle pas de mutualisation en aval, qui consiste à acheter en commun un produit existant, mais de mutualisation en amont. Dès qu’un besoin se fait sentir, tout le monde se met autour de la table pour concevoir un logiciel capable d’y répondre. Et comme dans d’autres domaines mutualisés, les grosses collectivités payent pour les plus petites. Nos interlocuteurs sont aussi bien de petites communes de quelques dizaines d’habitants que de grands groupements d’intérêt public tels que Territoires numériques Bourgogne Franche-Comté qui organisent la mutualisation à l’échelle de leur territoire. Ce système permet à des petites communes, qui n’auraient pas les moyens de s’équiper seules, d’avoir accès aux mêmes services de haut niveau que les grosses collectivités territoriales.

BBF : Quels facteurs facilitent ou, au contraire, freinent la mise en œuvre du libre dans les collectivités territoriales ?

Pascal Kuczynski : L’un des principaux freins, c’est l’imputation budgétaire. L’achat d’un logiciel propriétaire se fait sur les budgets d’investissement, alors que dans le cas d’un logiciel libre, donc gratuit, la collectivité paie pour des services tels que la maintenance, la formation, qui sont pris sur les budgets de fonctionnement, plus contraints. Cela devrait être le contraire car aujourd’hui, on n’achète pas un logiciel propriétaire, on s’abonne à une licence d’utilisation, tandis que les services payés pour les logiciels libres incluent les évolutions techniques, qui créent du patrimoine immatériel et donc constituent un investissement.

Ce qui a donné un coup d’accélérateur, c’est la première loi sur la dématérialisation des services publics. Jusque-là, les logiciels libres que l’on proposait se trouvaient en concurrence avec des éditeurs commerciaux présents sur le marché depuis longtemps avec de bons produits, on avait du mal à s’imposer. La dématérialisation a créé de nouveaux besoins pour lesquels il n’existait pas encore de solutions, et qui a mis sur la même ligne de départ éditeurs commerciaux et concepteurs de logiciels libres. Et là, on a commencé à marquer des points. Notre logiciel pour la signature électronique créé il y a plusieurs années, par exemple, reste encore aujourd’hui celui qui est le plus utilisé. L’autre paramètre qui a été fondamental dans le succès du logiciel libre il y a 15 ans, c’est l’interopérabilité. Elle n’existait pour ainsi dire pas dans le secteur commercial alors qu’elle était déjà complètement naturelle dans le monde du libre. Aujourd’hui, c’est la norme !

BBF : Qu’attendez-vous de la circulaire ministérielle de Jean Castex qui souhaite faire de la politique de la donnée une stratégie prioritaire de l’État ?

Pascal Kuczynski : C’est une bonne chose que le gouvernement s’intéresse au domaine du logiciel libre. Le fait qu’il existe un discours politique au niveau national va nous donner de la crédibilité dans nos démarches auprès des élus et nous aidera à convaincre. Ceci étant, le gouvernement de Jean-Marc Ayrault avait lui aussi produit en son temps une circulaire sur le sujet qui a disparu aux élections présidentielles suivantes. Plus que les textes officiels, c’est le travail sur le terrain qui compte.

BBF : Quels sont aujourd’hui, selon vous, les principaux besoins des collectivités locales en matière de logiciels libres ?

Pascal Kuczynski : Pour moi, le grand enjeu pour les années à venir, c’est de développer un véritable environnement d’Open Data. De même qu’il y a 15 ans il fallait absolument que les logiciels puissent dialoguer entre eux, aujourd’hui il faut que toutes les données collectées via les outils connectés puissent être mises en commun et dialoguent entre elles grâce à l’Open Data. Comme exemple concret d’application, je citerai l’intérêt d’avoir un moteur qui analyse les quelque 37 000 adresses URL de services publics afin d’en sortir des données permettant d’évaluer le degré d’accessibilité des sites Internet, mais aussi de comparer les sites des différents services municipaux entre eux pour voir ceux qui sont les plus avancés en matière d’accessibilité. Et non seulement ça, mais pouvoir aussi mesurer comment cela évolue dans le temps grâce à l’historique des données. C’est cela qui sera fondamental à l’avenir pour permettre aux collectivités territoriales de gérer au mieux leurs différentes missions.

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