Culture numérique

par Benjamin Caraco

Dominique Cardon

Presses de Sciences Po, 2019, 432 p.
ISBN 978-2-7246-2365-9 : 19 €

On applique volontiers le qualificatif de révolution à propos de l’avènement du numérique. Dans Culture numérique, le sociologue Dominique Cardon préfère comparer cette rupture profonde à l’invention de l’imprimerie puisque, comme cette dernière, elle reconfigure la production et la circulation de l’information. Ses effets sont globaux et affectent la vie de l’esprit : « Voilà pourquoi il est utile de dire que le numérique est une culture. Le terme est sans doute un peu fourre-tout, mais c’est justement la dimension englobante de la grande transition numérique que cet ouvrage voudrait aborder. »

Il prend ainsi de la hauteur par rapport au débat, un tantinet manichéen et superficiel, autour du numérique, entre enthousiasme et catastrophisme. En dépit de leur opposition radicale, ces deux positions ont un présupposé commun : le déterminisme technologique. Or l’avenir du numérique dépend de la façon dont les sociétés se l’approprient et donc de nos choix ; en cela, il reste imprévisible.

Afin de comprendre cette nouvelle culture, trois « lignes de forces » sont envisagées par Dominique Cardon : « l’augmentation du pouvoir des individus par le numérique », « l’apparition de formes collectives nouvelles et originales » et « la redistribution du pouvoir et de la valeur ». Pour analyser ce que le numérique nous fait et ce que nous en faisons, il adopte une approche pluridisciplinaire du phénomène afin de nous doter de l’équivalent d’une culture générale dans le domaine numérique. « Certains disent “il faut coder”, d’autres rétorquent “Il faut décoder” », écrit Dominique Cardon, qui se propose de faire les deux à travers un parcours en six chapitres, issu d’un cours, mais aussi d’un MOOC, donné depuis plusieurs années à Sciences Po par le nouveau directeur du Medialab.

Dominique Cardon revient tout d’abord sur la naissance de l’informatique. Il évoque ses pères fondateurs de Blaise Pascal à Alan Turing, en passant par George Boole. Puis celle d’Internet, au-dessus du berceau duquel se sont penchés des militaires et des informaticiens influencés par le mouvement hippie. Ainsi, « Cette histoire a ceci de particulier qu’elle associe, dès sa naissance, le contrôle et la liberté. » Concernant les aspects techniques, il fournit à la fois des explications très didactiques et d’utiles distinctions, comme entre Internet et le Web, tout en présentant de grandes figures historiques et symboliques, à l’image du hacker et de son éthique de la coopération.

C’est une innovation de Tim Berners-Lee, alors informaticien au CERN à Genève, qui est à l’origine du Web. Celle-ci va à l’encontre du classement pratiqué en bibliothèque puisque Berners-Lee propose à son employeur de relier les documents entre eux via leur adresse : le lien hypertexte. En conséquence, « Ce sont les documents eux-mêmes – donc ceux qui les écrivent – qui décident de leur classement. Le Web hérite ainsi de l’esprit libertaire d’Internet. » S’ensuivent des innovations en cascade, qui sont souvent les œuvres de bricoleurs en marge des grandes entreprises, mais aussi des déconvenues avec l’explosion d’une bulle boursière des valeurs des nouvelles technologies au début des années 2000. Internet suscite toutefois des espoirs plus libertaires avec les logiciels libres ou avec l’aventure de l’encyclopédie Wikipédia. Comme le résume le sociologue : « Toutes les ambiguïtés des mondes numériques se laissent percevoir : avec une infrastructure de réseaux entre individus, on peut faire de la coopération ou du marché. »

Dans un autre domaine, Internet contribue à reconfigurer l’espace public. Il démocratise la parole et élargit le cercle des thématiques abordables, dont la définition n’est plus exclusivement entre les mains de professionnels, tels que les journalistes ou les politiques. Internet n’autorise pas seulement de nouvelles personnes à s’exprimer ou de nouveaux sujets à émerger, il change aussi la façon d’en parler. Pour autant, le sociologue rappelle qu’Internet n’institue pas le règne du n’importe quoi puisque « Le web est un cimetière de contenus ». Seule l’écume de ses contenus est massivement consultée, renforçant l’importance du filtre d’accès constitué par les algorithmes. Les réseaux sociaux participent de cette « culture participative » de différentes manières, que Dominique Cardon s’efforce de restituer grâce à une typologie instructive des réseaux sociaux, en fonction notamment du degré de visibilité. Ces réseaux ont par ailleurs une incidence sur la vie privée, qui n’a pas disparu, contrairement à certaines déclarations des GAFA ; ils contribuent de même à l’essor de la créativité en ligne. Ces phénomènes nouveaux nécessitent cependant d’instaurer des régulations, par exemple sur la prise de parole.

En modifiant la notion d’espace public, le numérique a des effets sur le politique, sujet auquel Dominique Cardon a consacré plusieurs ouvrages (dont La démocratie Internet. Promesses et limites, 2010). Il note d’emblée que la « vision d’une entrée triomphale dans une sorte de post-démocratie horizontale est cependant naïve et erronée. […] Les règles du jeu n’ont pas fondamentalement changé, mais l’échiquier n’est plus du tout le même ». On assiste entre autres à une remise en cause des autorités traditionnelles et à de nouvelles formes de mobilisations. Aux démocraties représentative et participative, Dominique Cardon ajoute ainsi la « démocratie internet », qui a suscité beaucoup d’espoirs et engendré autant de déceptions, bien que les tenants des civic techs continuent à proposer de nouvelles innovations. Le journalisme n’échappe pas à ces mutations, Internet constituant une concurrence indéniable. À ce sujet, le sociologue consacre des passages très éclairants sur les fake news. Il invite à relativiser largement leur impact et conseille la prudence aux médias traditionnels qui jouent, par méconnaissance du monde numérique, le rôle de caisse de résonance à ces entreprises de désinformation en les relayant.

Le numérique a une incidence économique qu’illustrent les capitalisations boursières extravagantes des fameux GAFA(M) 1. Leurs modèles économiques s’appuient sur la quantité de leurs clients, la puissance de leurs réseaux et la baisse des coûts de transaction. Ces nouveaux intermédiaires ont par ailleurs une tendance monopolistique grâce au développement de rentes multiples ou à la captation des données personnelles monnayables. Dominique Cardon constate que la frontière est parfois floue entre « économie du partage » et « économie des plateformes » (de Couchsurfing à Airbnb…). Il ajoute que « L’originalité de l’économie des plateformes tient à la place centrale que jouent les données dans l’appariement du client et du vendeur », qui se traduit par l’importance de la publicité en ligne dans le financement de ces géants, en particulier Google et Facebook. Le sociologue évoque d’autres enjeux soulevés par ces mutations économiques comme la notation et l’évaluation incessante ou encore l’essor du digital labor.

Avec le numérique, nous accumulons des océans de données ; il faut alors en rendre sens, d’où l’importance des algorithmes, tout sauf neutres. Dominique Cardon propose une typologie des algorithmes à partir de quatre principes différents : la popularité (le nombre de consultations d’un site), l’autorité (le nombre de liens entre eux), la réputation (le nombre d’amis, de followers ou d’avis) et la prédiction (la recommandation à partir d’un historique ou la publicité comportementale). Les algorithmes sont aussi liés à la question de la montée en puissance de l’intelligence artificielle. L’essor de cette dernière se fonde sur l’analyse de masses d’informations qu’elle cherche à reproduire (le deep learning) et non sur l’imitation du raisonnement ou de la logique de l’intelligence humaine. Ainsi, les progrès dans la traduction automatique ne sont pas le fruit d’une maîtrise de la grammaire par l’ordinateur mais de sa connaissance d’un très grand nombre de textes. Pour Dominique Cardon, il est désormais indispensable d’auditer les algorithmes, d’ouvrir leur boîte noire pour ne pas perdre le contrôle de nos choix. Il nous alerte également sur l’émergence d’une société de surveillance et de contrôle numériques, que nous avons peu ou prou déjà acceptée à la suite des législations antiterroristes…

Sans surprise, sa conclusion porte sur l’ambivalence du numérique : des espoirs aux cauchemars ? Toutefois, note Dominique Cardon, l’innovation continue à venir de la base dans ce monde qui recèle encore de vitalité. Surtout, il nous rappelle que le numérique est ce que nous décidons d’en faire et non une mécanique implacable.

Avec Culture numérique, le directeur du Medialab nous offre une excellente introduction au numérique et à ses effets socioculturels, à la fois très claire et problématisée. Il parvient à chaque fois à faire ressortir les grands enjeux en prenant de la distance – notamment historique – et bat en brèche certains lieux communs, comme sur les réseaux sociaux ou les fake news. Grâce à des références bibliographiques et numériques bien choisies qui scandent chaque sous-partie, il permet au curieux d’approfondir.

Comme pour toute introduction sur un sujet donné, on peut bien sûr regretter certaines absences. Ainsi, la dimension matérielle du numérique aurait mérité d’être davantage explorée. Quid de l’impact environnemental du numérique et de la numérisation de nos sociétés ? Alors que le numérique est souvent présenté comme une possible solution aux défis écologiques, il s’avère aujourd’hui un facteur de risque supplémentaire : de l’empreinte carbone du streaming, des cryptomonnaies 2, du cloud… sans parler de l’obsolescence programmée permanente de l’équipement informatique et des matières premières nécessaires à leur fabrication. De même, faut-il tout numériser dans nos sociétés ? L’image d’un Daniel Blake, dans le film éponyme de Ken Loach, perdu face à l’équivalent britannique du Pôle emploi où règne la politique du « digital only » vient alors à l’esprit. Enfin, on aurait aimé plus de références extérieures critiques sur le numérique, notamment sur la question de l’attention (comme Internet rend-il bête ? de Nicholas Carr ou L’Emprise numérique de Cédric Biagini) ; ce qui n’empêche pas Dominique Cardon d’être lucide et nuancé dans ses propos éclairants.

  1. (retour)↑  Pour Google, Amazon, Facebook, Apple, auquel Microsoft est parfois ajouté.
  2. (retour)↑  Le « minage » du Bitcoin représente actuellement la consommation en électricité de la Belgique, rappelle l’économiste André Orléan dans le numéro de juillet-août 2019 de la revue Esprit.