La différenciation

Goûts, savoirs et expériences culturelles

par Benjamin Caraco

Hervé Glevarec

Le Bord de l’eau, 2019, 381 p.
978-2-35687-631-7 : 26 €

En 2013, le sociologue des médias et de la culture Hervé Glevarec publiait La culture à l’ère de la diversité 1. Cet essai constituait une synthèse avant l’heure de La différenciation qu’il publie cette année. Il s’agit ici d’un recueil de treize articles, dont plusieurs coécrits avec Michel Pinet et un avec Raphaël Nowak,dont les dates de publication s’étalent de 2005 à 2019. Ces travaux articulent constats empiriques et propositions théoriques pour rendre compte des évolutions des pratiques culturelles des Français. En conséquence, il est difficile de lire le nouveau livre d’Hervé Glevarec sans le mettre en regard de son précédent sur le même sujet.

Dans La différenciation, Hervé Glevarec poursuit sa remise en cause du modèle de la légitimité culturelle proposé par Pierre Bourdieu dans La distinction (1979), auquel adhèrent encore de nombreux sociologues de la culture contemporains. Partant d’un graphique issu des travaux de Bernard Lahire, où les genres culturels sont classés en fonction de leur « légitimité », Hervé Glevarec nous invite à faire un « quart de tour ». Celui-ci « signale la fin de l’adéquation de la situation, de la socialisation et de la domination ». Il n’existerait plus de lien mécanique entre appartenance à une classe sociale et pratiques culturelles comme dans le modèle bourdieusien, que le sociologue qualifie de « paradigme objectiviste et structuraliste ».

À partir d’enquêtes quantitatives, issues notamment du ministère de la Culture, et qualitatives, Hervé Glevarec avance une nouvelle théorie permettant de rendre compte des pratiques culturelles à notre époque : « la différenciation », et plus précisément « un modèle de la diversification culturelle et de la différenciation sociale ». Celui-ci prend acte de l’« autonomisation esthétique du champ de l’offre culturelle » et de l’« hétérogénéisation des goûts en univers sociaux ».

Il accorde ainsi une place plus importante au genre culturel qui fait désormais et principalement l’objet de jugements de la part des experts du domaine. L’universalisme culturel a pris fin : les classes dominantes sont incapables de couvrir, même superficiellement, l’ensemble de l’offre culturelle reconnue. Autrement dit, un bien culturel peut être reconnu par les experts du genre et par les institutions culturelles sans qu’il soit consommé par les classes dominantes.

En lieu et place du fameux graphique de correspondance entre goûts et classes sociales de Pierre Bourdieu, Hervé Glevarec propose la « tablature des goûts culturels ». Du fait du manque de connaissance globale de l’ensemble des genres, ces derniers ne sont plus comparables entre eux. Partant du principe qu’ils produisent tous en leur sein des œuvres de qualité, les comparaisons perdurent au sein du genre et sont arbitrées par les experts de celui-ci. Le sociologue distingue en effet la reconnaissance culturelle, argumentée en fonction des qualités intrinsèques des genres, de la légitimation, arbitraire et relative aux consommateurs de ces genres. Il se fonde également sur l’idée de « justice culturelle » et sur le « principe de tolérance » qui caractérisent la France contemporaine pour expliquer la bienveillance ou l’indifférence des classes dominantes à l’égard de genres désormais reconnus, bien qu’encore une fois, ils ne les consomment pas ou ne les connaissent pas pour autant.

Il insiste sur le fait que la différenciation n’est pas une nouvelle distinction, puisqu’il n’y a pas de volonté de domination d’un genre sur l’autre, mais plutôt l’affirmation d’une identité à l’échelle individuelle. Ainsi, ce nouveau modèle serait davantage réaliste, car plus proche des données observées, que celui de la distinction. En conséquence, il invite à prendre en compte de nouvelles variables, autrefois considérées comme secondaires, dans la constitution des goûts comme l’âge, le genre, voire l’ethnicité. C’est aussi l’histoire de ces genres qui explique partiellement leur consommation, à l’image du rock dont l’avènement est lié à la génération du baby-boom et qui perdure l’âge venu. Pour Hervé Glevarec, ce nouveau paradigme devrait être pris en compte par les concepteurs d’enquêtes qui les élaborent encore trop à l’aune du modèle bourdieusien ; il reconnaît toutefois que celles du ministère de la Culture ont évolué au fil des éditions.

Par rapport à La culture à l’ère de la diversité, La différenciation est souvent trop long et répétitif ; ainsi plusieurs articles sur la musique se ressemblent fortement alors que d’autres domaines sont absents, comme la lecture. Le livre est également très fourni en chiffres, et parfois trop technique. Pour ces raisons mêmes, l’accumulation de résultats d’enquêtes, ce nouveau livre s’avère néanmoins plus convaincant que le précédent.

Parmi les articles les plus intéressants, on retiendra par exemple celui sur la remise en cause de l’idée d’échec de la démocratisation culturelle. En proposant une analyse absolue, Hervé Glevarec constate que les pratiques culturelles croissent et se diversifient, quand une analyse relative, focalisée sur les écarts, s’arrête à l’absence de rattrapage des classes populaires par rapport aux classes supérieures en termes de pratiques culturelles. C’est oublier l’évolution générale des pratiques culturelles, la mobilité sociale, l’élévation du niveau d’éducation, et la nouvelle structuration de la société qui en résultent.

Plus loin, le sociologue nous invite à repenser l’idée de « capital culturel », dont l’usage en sociologie s’apparente à celui d’un capital symbolique, souvent réduit au niveau de diplôme, alors qu’il devrait être distingué des savoirs et des compétences. Plus largement, les analyses proposées par Hervé Glevarec nous donnent l’occasion de lire avec un autre regard les enquêtes sur les pratiques culturelles.

Les liens entre le goût pour certaines œuvres au sein d’un genre et l’appartenance à une classe socioprofessionnelle précise auraient mérité d’être davantage explorés : autrement dit, subsiste-t-il une forme de distinction au sein des genres ? De même, une étude sur les experts des genres aurait été appréciable afin de voir comment les classements au sein des genres s’opèrent, même s’il en livre quelques aperçus à propos des séries télévisées. Par ailleurs, Hervé Glevarec se penche seulement sur la réception et néglige les producteurs d’œuvres pour qui l’obtention d’une reconnaissance culturelle pour le genre qu’ils pratiquent, voire d’une légitimité, reste quelquefois un enjeu important.

Enfin, on ne peut que regretter le travail éditorial qui dessert le propos et ne facilite pas la lecture : trop de coquilles, des répétitions dans la bibliographie et surtout des graphiques et tableaux souvent illisibles. En termes de composition, certains articles, très semblables, auraient gagnés à être écartés. Finalement, c’est une combinaison de son essai de 2013 et de ce recueil qui aurait été idéale, soit une démonstration synthétique continue et des cas choisis accompagnés de statistiques et de graphiques significatifs.