Concevoir une bibliothèque rurale
Amandine Jacquet
ISBN 978-2-900177-51-8 : 30 €
Le numéro 20 de la collection « Médiathèmes », Concevoir une bibliothèque rurale, aborde une question bien connue des médiathèques départementales : celle de l’aménagement culturel et de la définition d’une offre correspondant aux besoins des territoires ruraux.
Le premier mérite de ce livre est de poser les enjeux de la bibliothèque rurale. Actant que la ruralité revêt des situations bien différentes, allant des territoires isolés qui perdent peu à peu leurs commerces et leurs services publics aux zones périurbaines et mieux reliées, des plus petits villages aux bourgs plus conséquents, il démontre – exemples à l’appui (Saint-Denis-lès-Martel, Signy-l’Abbaye, Condé-sur-Noireau) – que la bibliothèque y a un rôle majeur à jouer. Premier et parfois seul équipement public de proximité, la bibliothèque participe de l’égalité des territoires de par ses missions culturelles, sociales et éducatives. Elle est le lieu de la proximité, du lien social, qui rompt l’isolement et combat le repli sur soi et la peur de l’autre. Elle est aussi le lieu d’une nouvelle offre hybride et multiservice, faisant côtoyer les ressources documentaires avec l’agence postale, le centre social ou des espaces de fablab. Sa présence renforce l’attractivité de la collectivité où elle est implantée, crée du flux et dynamise la vie locale.
Au gré de la lecture, on voit que la bibliothèque rurale n’est pas un objet à profil unique. Ancien directeur départemental de la lecture publique, Dominique Lahary décrit la diversité du paysage : bibliothèques associatives, municipales, intercommunales, réseaux (avec prise de compétence totale ou partielle de la part de l’intercommunalité), dont les périmètres d’action ont bougé à la faveur des récentes lois de réforme territoriale. Pour faire face à cette hétérogénéité, on comprend qu’il va falloir faire preuve d’adaptation, de flexibilité, donner dans le « cousu main », et, comme le dit fort joliment Céline Bernard, « œuvrer local en pensant global ».
La bibliothèque rurale est donc un projet complexe, qui va nécessiter le recours à une méthodologie ad hoc. De ce point de vue, la présentation d’une « check-list de la ou du bibliothécaire en charge de la conception d’une bibliothèque rurale » est la bienvenue 1, et sera bien utile pour ne pas oublier une étape. Les différentes contributions insistent à juste titre sur la nécessité d’établir un diagnostic de territoire. Outre les données locales (commune, intercommunalité), les auteurs recensent les différentes sources que sont l’INSEE, le CGET 2 ou l’Observatoire de la lecture publique. Les données recueillies vont permettre d’envisager des pistes de réflexion : par exemple, celles concernant la présence d’entreprises influeront sur la décision de créer ou non un espace de coworking, tandis que les statistiques touristiques seront peut-être à l’origine de propositions saisonnières.
Les données recueillies sont le socle du futur projet culturel, scientifique, éducatif et social (PCSES), dont l’appellation peut effrayer les non-initiés. Élisabeth Arquier et Agnès Bonnet rassurent le lecteur en expliquant pas à pas, et de façon pragmatique, la démarche : diagnostics, détermination d’axes politiques, élaboration d’un programme d’actions, validations d’étapes, association des partenaires et enfin rédaction. Et rappellent judicieusement que le PCSES doit être un projet travaillé en équipe.
Naturellement, les missions de la bibliothèque départementale sont rappelées. Dans ce type de projet, le service départemental de lecture publique intervient à plusieurs niveaux ; il accompagne la réflexion des élus, siège au sein des comités de pilotage, met la collectivité en rapport avec les partenaires financiers, peut participer au choix de l’architecte, conseille en matière d’aménagement et d’informatisation, prête des collections et apporte souvent son expertise lors du recrutement de professionnels. La médiathèque départementale aura tendance à promouvoir la mise en réseau des bibliothèques. Comme le rappelle Éric Binet, celle-ci induit une méthodologie de conduite de projet (avec chef et équipe de projet) et passe par la construction d’une culture commune. Les pistes de travail sont variables : mutualisation des collections, portail internet et catalogue communs, adhésion unique, circulation des documents, communication centralisée, actions culturelles partagées, etc.
Aucune bibliothèque ne se crée sans moyens. Et c’est souvent là que le bât blesse et que le projet peut bloquer, notamment dès que l’on aborde la question du fonctionnement. D’où la pertinence du guide des subventions proposé par Nathalie Bouchetal et Vincent Bonnet. Outre les aides d’État relativement bien connues, un focus est fait sur les subventions européennes (FEDER, FSE, programme sectoriel Europe créative, WiFi4EU), la Dotation d’équipement des territoires ruraux ou encore le Fonds national d’aménagement et de développement du territoire. Est également abordée la question des mécénats – en nature, financier ou de compétence –, auxquels les bibliothèques commencent à avoir recours, y compris les plus petites (telle celle de Saint-Léon-sur-Vézère, en Dordogne). Crowdfunding, souscription et sponsoring sont aussi évoqués comme des pistes possibles de financement.
Un autre intérêt de ce livre est de préciser que le succès de la bibliothèque rurale passe par l’appui de la communauté qu’elle dessert et que cet équipement a tout intérêt à associer les populations qui l’entourent, afin que celles-ci s’approprient ses services. La participation des publics est aujourd’hui devenue un incontournable et les techniques du design de service sont largement mobilisables lors de la préfiguration d’une bibliothèque rurale. Il s’agit de se concentrer davantage sur les publics que sur la collection et, comme le note Nicolas Beudon, consultant et formateur, de se baser sur l’humain plutôt que sur un savoir-faire technique. Les exemples de bibliothèques rurales participatives se multiplient, dont deux nous sont présentées. Saint-Clar, dans le Gers, allège le plus possible les contraintes administratives et co-construit la programmation à venir avec les usagers – quand ceux-ci ne sont pas directement eux-mêmes organisateurs –, qui deviennent de véritables ambassadeurs du service. Pendant ce temps, à Languidic dans le Morbihan, la bibliothèque crée une communauté de confiance grâce à son réseau d’échange réciproque des savoirs. Et cela fait sens, dans un environnement où les individus cherchent à se rapprocher, à partager et à faire ensemble.
Enfin, il est rappelé que le rayonnement de la bibliothèque et son insertion dans l’environnement tiennent aussi à la personnalité de celles et ceux qui la gèrent. Plusieurs types de personnels se retrouvent dans les équipements ruraux, dont un grand nombre de bénévoles qui ont permis l’émergence de nombreux points de lecture publique en France mais dont on ne peut demander le même service ni la même approche qu’à des bibliothécaires professionnels. Amandine Jacquet propose de renouveler cette dynamique, soit par un bénévolat occasionnel (apport ponctuel de compétences sur un temps limité), soit par un bénévolat ciblé (intervention sur une tâche unique mais de manière plus durable).
Il est donc un point où un.e professionnel.le est indispensable, ne serait-ce que pour recruter et encadrer les bénévoles. Celui-ci prend de plus en plus la forme d’un.e coordinateur.trice intercommunal.e qui, comme le définit avec humour Jérôme Triaud, fait figure de « couteau suisse ». Maîtrisant la bibliothéconomie, celui-ci ou celle-ci doit avoir une connaissance statistique autant qu’humaine du territoire où il ou elle intervient, tout en étant rompu.e à la conduite de projet, à la gestion budgétaire, à la fonction RH et aux techniques de communication. Adaptabilité et « multiculture » professionnelle sont, selon Jean-Rémi François et Émilie Dauphin, les maîtres-mots de ce profil de poste au sein d’établissements qui sont eux-mêmes souvent de plus en plus mixtes dans leurs propositions de services.
En refermant ce livre, confirmation est faite que les bibliothèques rurales, pour peu qu’elles sachent évoluer, ont l’avenir devant elles tant ces établissements sont indispensables à l’information de chacun et au bien-être de tous. Mais leur avènement ou leur survie est fragile, et les exemples recensés ici prouvent que, pour fonctionner, chaque projet doit être en phase avec la culture de son territoire. Partout dans le monde rural, les bibliothécaires municipaux, intercommunaux et départementaux ont donc fort à faire et, comme l’affirme Corinne Sonnier, ils ne doivent pas s’interdire de mettre « l’imagination au pouvoir » pour penser les bibliothèques de demain.