La prescription littéraire en réseaux

Enquête dans l’univers numérique

par Benjamin Caraco

Louis Wiart

Presses de l’Enssib, collection « Papiers », 2017, 352 p.
ISBN 979-10-91281-97-3 : 29 €

Jusqu’à présent, la fonction « commentaires » proposée par les catalogues de bibliothèques n’a pas rencontré le succès escompté, et encore moins reproduit celui obtenu par Amazon avec sa librairie en ligne. Pour autant, des plateformes alternatives, non directement intéressées à la vente d’ouvrages, connaissent un certain succès et contribuent à entretenir une conversation autour du livre. Elles font l’objet de l’étude menée par Louis Wiart, aujourd’hui professeur à l’Université libre de Bruxelles, dans La prescription littéraire en réseaux. L. Wiart s’intéresse à ces nouveaux intermédiaires en ligne qui permettent à la fois de réduire l’incertitude inhérente à la consommation de biens culturels et de faire coïncider ces derniers avec les préférences des consommateurs.

La montée en puissance de plateformes dédiées au livre s’est faite en parallèle du développement du Web 2.0 et des réseaux sociaux. Citons Babelio, BDGest et SensCritique, pour ne nommer que quelques-uns des sites les plus connus en France, ou encore Goodreads, LibarayThing et Shelfari pour les Anglo-Saxons. Ces plateformes offrent des outils pour constituer des catalogues publics et privés, dans le but de gérer une collection ou un historique de lectures, et des outils de prescription et de recommandation, en phase avec la généralisation des systèmes d’évaluation et d’avis sur Internet.

Dans cet ouvrage tiré d’une thèse en sciences de l’information et de la communication, Louis Wiart part d’une double interrogation.

Tout d’abord, d’une problématique d’usage : « Comment les outils numériques proposés par ces réseaux organisent-ils la prescription ? » Reconfigurent-ils les modalités d’accès aux œuvres ? Et quels sont leurs publics et leurs caractéristiques ? Ces plateformes jouent un rôle dans l’autonomisation par rapport à des intermédiaires parfois décriés (ainsi des accusations de connivence des journalistes ou des jurys des prix avec le monde de l’édition) et fonctionnent grâce à la recommandation entre pairs. Toutefois, cette recommandation est aussi dépendante d’une « architecture technique particulière » qui n’est jamais neutre. Ces plateformes s’inscrivent dans la culture de l’amateur favorisée par Internet, et l’authenticité qui l’accompagnerait, mais aussi dans la reconfiguration des frontières entre professionnels et amateurs, une partie de ces derniers devenant experts. Ainsi, ces plateformes constituent de nouvelles alternatives aux prescripteurs traditionnels.

Ensuite, d’une problématique économique : « Quelle place ces réseaux occupent-ils dans l’industrie du livre et le monde du Web ? » Comment sont-ils parfois récupérés par certains acteurs, appartenant ou en dehors au monde du livre ? Quelles sont alors les conséquences en termes de visibilité éditoriale et in fine de consommation ? L’analyse de la dimension économique de ces plateformes pose la question de leur progressive industrialisation, alors qu’il s’agit à l’origine d’initiatives d’amateurs, et de la recherche de modèles économiques. Le modèle fondé sur l’audience et le financement par la publicité a cependant tendance à dominer, mais coexiste également avec d’autres, comme celui s’appuyant sur la vente de services à partir d’une base gratuite (sur le modèle du freemium-premium) ou sur la mise en relation entre un public et le monde de l’édition. Enfin, L. Wiart s’interroge sur l’influence de ces plateformes sur les ventes de livres : amplification des ventes des ouvrages rencontrant déjà du succès, contribution à la « longue traîne » (Chris Anderson) promise par le web, ou coexistence des deux tendances ?

La réflexion de L. Wiart commence par un développement théorique et méthodologique. Il passe en revue les travaux existants sur la prescription à l’heure du web et revient sur son riche protocole d’enquête (entretiens qualitatifs, questionnaire directif, analyse de comportements en ligne, etc.), avant de se focaliser sur l’offre de prescription des plateformes avec une description fine de leur fonctionnement, puis d’aborder les profils et motivations de leurs fondateurs. Enfin, il scrute à la fois les publics de ces réseaux et leurs comportements pour terminer sur les effets de ces plateformes sur la « visibilité des œuvres littéraires ».

Au terme de son enquête, L. Wiart conclut à la fois à une « réintermédiation », une « industrialisation » et une « polarisation » de la prescription en ligne.

La « réintermédiation de la prescription » se traduit par un renouvellement de la façon d’accéder aux informations sur les livres grâce aux réseaux socionumériques. Ces derniers constituent des structures fonctionnant grâce et pour les internautes, qui les alimentent en avis et en notes et les consultent en retour. Ces réseaux leur proposent de mettre en forme ces activités, notamment via la hiérarchisation et la personnalisation. Ainsi, pour L. Wiart, les « formes d’intermédiation dans l’offre littéraire que ces réseaux socionumériques font intervenir multiplient les possibilités d’interaction et de partage autour des livres, mais aussi d’information et de documentation pour s’orienter dans l’offre disponible ». Par rapport au portrait du lecteur (français) moyen, le public qui fréquente ces plateformes est souvent plus jeune, plus féminin et plus intéressé par la littérature de l’imaginaire ; le public des réseaux consacrés à la bande dessinée s’écarte de ce profil puisqu’il s’agit davantage d’hommes plus diplômés que la moyenne. De manière générale, on relève un certain éclectisme dans les goûts affichés. Ces lecteurs sont aussi moins sensibles aux prescripteurs traditionnels, ce qui n’est pas complètement une surprise, puisqu’ils s’intéressent à des genres littéraires que ces mêmes prescripteurs couvrent assez mal (fantastique, littérature jeune adulte), notamment pour des questions de légitimité.

L’« industrialisation de la prescription » désigne l’itinéraire de ces réseaux. S’ils naissent du côté des amateurs dans les années 1990, ils ont tendance à s’industrialiser dans les années 2000, à la suite de la professionnalisation de plusieurs amateurs et de l’arrivée d’acteurs du monde du livre ou de la communication. Des startups s’intéressent à la fois aux lecteurs et aux acteurs du monde du livre. Ils se livrent souvent à une course pour obtenir une position dominante en termes de visibilité et d’audience, afin de devenir incontournables et bénéficier d’un effet de masse pour in fine générer des revenus, par exemple publicitaires. L. Wiart relève aussi une stratégie d’hybridation de la part de certains acteurs du monde du livre qui montent leurs propres réseaux, par exemple pour promouvoir des segments éditoriaux peu visibles. À ce titre, L. Wiart parle d’une « stratégie de niche ». Des éditeurs, mais aussi des libraires, voire des acteurs des télécommunications comme Orange, investissent le secteur. Enfin, au fil des années, des plateformes disparaissent quand d’autres renforcent leur position.

La « polarisation de la prescription » est constatée par L. Wiart à travers une étude empirique de la plateforme Babelio, où il teste l’hypothèse de la longue traîne. Il remarque à la fois un renforcement du succès des best-sellers et une meilleure visibilité d’ouvrages plus confidentiels, même si beaucoup restent encore absents des médias et des réseaux socionumériques. Ce sont finalement les biens culturels intermédiaires qui sont les plus pénalisés en ligne alors qu’ils bénéficient d’une meilleure couverture médiatique, comme le révèle une étude comparative portant sur plusieurs centaines de romans à l’aune des recensions qui leur sont consacrées dans les médias et de leur présence sur Babelio. Ces éléments permettent à L. Wiart de parler de polarisation. En outre, il note que la littérature de genre est favorisée par rapport à la littérature générale.

À plusieurs reprises, L. Wiart mentionne pour la littérature de genre un manque de légitimité et de prescripteurs traditionnels. Ajoutons que sa remarque est aussi valable pour la bande dessinée, ce qui expliquerait que beaucoup de pionniers dans le domaine de la prescription en ligne se soient concentrés sur ce média. Outre un déficit de légitimité, la bande dessinée connaît un manque de médiateurs, surtout dans les années 1990, avec une faible présence dans la presse généraliste et la disparition d’une partie de la presse spécialisée en bande dessinée. Par ailleurs, la fonction « base de données » de ces plateformes répond aux besoins des collectionneurs de bande dessinée.

La première partie de la démonstration de Louis Wiart est par moments un peu longue et trop académique, mais a le mérite de toujours rester claire. L. Wiart offre une description très fouillée des réseaux et de leur fonctionnement, dont certains éléments prendront sûrement assez vite une valeur historique,  compte tenu de la rapidité des évolutions dans le domaine. Le dernier chapitre sur les effets en termes de prescription apparaît comme l’un des principaux apports de son travail. Ses conclusions sont à méditer pour l’ensemble des professionnels du livre.