Comment pense un savant ?
Un physicien des Lumières et ses cartes à jouer
Jean-François Bert
ISBN 979-10-95772-44-6 : 20 €
Ce livre parle de la vie et de l’œuvre d’un savant soucieux de compter parmi les plus grands de son temps, qui s’inscrivit particulièrement dans la lignée de Newton auquel il dédia des poèmes. Georges-Louis Le Sage éprouva maintes fois, dès sa jeunesse, la sensation d’Eureka (p. 137) mais sa contribution à l’histoire des sciences est l’intuition de flux cosmiques répulsifs dus à des corpuscules microscopiques, parmi de multiples explications mécanistes proposées par ce chercheur à la curiosité gyrovague.
Vieux garçon, il fit société dans le milieu genevois, reçut un prix de l’Académie de Rouen, puis travailla à ses amitiés et (de plus en plus) à ses inimitiés comme à une douzaine de livres entrepris simultanément, dont aucun ne sera achevé. Ce n’est donc pas pour ses travaux que Le Sage est connu, mais pour le fonds de 35 000 cartes à jouer (essentiellement des exemplaires mal imprimés, sans que l’on ait pu trouver l’origine de quantités aussi importantes), désormais conservé à la bibliothèque de Genève. Ces cartes racontent son existence, ses qualités et ses défauts dont le manque d’attention et surtout, de mémoire, auquel ce labyrinthe de cartes devait justement pallier. L’ensemble illustre aussi ses expériences, ses velléités réformatrices (jusqu’à la langue : il invente des mots, dont le concept central de « noogénie » – définition p. 36 –, et veut « dégouter les incompétents par la sécheresse de [s] on style et par une ponctuation inusitée »), ses réflexions sur la méthode et ce que l’on appelle désormais l’épistémologie des sciences. C’est sans doute sur ce point, contrairement à l’intuition de leur auteur, que réside l’intérêt a posteriori de ses écrits fragmentaires.
Jean-François Bert, sociologue et historien 1, est maître d’enseignement et de recherches à l’université de Lausanne, disciple et associé de Christian Jacob (Abécédaire des mondes lettrés). Il se plonge avec délectation dans cet univers foisonnant et circulaire. Le Sage accumule les notes, les recopie, se perd dans ce qu’il souhaitait être l’échafaudage de son système scientifique et qui deviendra, de son propre aveu, un inextricable chaos. Bert, pourtant attaché à notre misanthrope, constate en effet que le système de Le Sage, au classement toujours mouvant, « pose finalement plus de problèmes qu’il n’offre de solutions ».
Il n’est pas douteux que cet essai – très élégamment édité, avec un design graphique digne de l’école suisse – offre un intérêt pour l’histoire des sciences au XVIIIe siècle (projet ANR de l’université de Lausanne) ; il est tout aussi certain qu’il pourra interpeller le public bibliothécaire qui trouvera dans la lecture des tribulations internes d’un système documentaire fondé sur des fiches se démultipliant et se recomposant sans cesse, une sorte d’ontogenèse de ses propres pratiques et une perspective historique aux questions que génère encore son activité professionnelle. Classement général ou indexation particulière ? Architecture raisonnée ou dispersion de l’information ? Comme l’écrit Le Sage, « mêler, confondre [est] une activité beaucoup plus courte et plus aisée que celle de distinguer, trier, classer » (p. 111). Le savant établit, si l’on ose dire, la preuve expérimentale de ses méditations. Êtes-vous adepte de systèmes « raotactiques », aisés à ranger, ou au contraire « dystactiques », difficiles à ranger ? Pensez-vous avec Voltaire que la science est comme le feu que l’on demande à un voisin pour s’en servir chez soi ? Ou avec Le Sage que tout emprunt est un plagiat ? Si le personnage de Le Sage peut nous paraître tout à fait suranné de prime abord, son existence intellectuelle prend un relief inédit, et bien évidemment inimaginable pour le savant helvète, à la lumière que déversent les datas numériques, modernes flux corpusculaires « ultramondains ». Ce livre court, agréablement écrit et souvent pittoresque tend à notre métier comme un miroir déformé…