Retour vers le physique

Un regard international sur le phénomène des Learning Spaces

John Augeri

Le phénomène des Learning Spaces connaît un écho tout particulier du côté des bibliothèques universitaires, notamment au travers des Learning Centers et des Learning Commons. John Augeri, qui pilote une étude comparative internationale et intervient régulièrement sur le sujet sur quatre continents, nous en présente les grandes tendances.

The Learning Space phenomenon has attracted considerable attention from university libraries, who have developed their own Learning Centers and Learning Commons. John Augeri, who is heading up an international comparative study and regularly speaks on the issue on four continents, outlines the major trends in the field.

Learning Spaces : une thématique inévitablement présente dans toute conférence consacrée au futur – numérique ou non – de l’enseignement supérieur depuis quelques années. Un terme par ailleurs devenu quasiment un label porteur d’innovation pour tout projet immobilier, mobilier et technologique s’y inscrivant. Après une décennie marquée par un focus sur l’enseignement dématérialisé, le phénomène des Learning Spaces consacre un retour vers le physique, tout en se distinguant des lieux d’apprentissage tels qu’ils existaient jusqu’alors. Distinction entre espaces informels (axés sur les activités autonomes) et formels (au sein desquels une interaction directe entre enseignants et apprenants se déroule), travail collaboratif, flexibilité spatiale et autre BYOD  1 sont autant de notions qui régissent la conception de ces nouveaux espaces.

Si ces Learning Spaces portent en eux beaucoup de promesses, en particulier en termes de recomposition des campus et de refonte des pratiques d’enseignement et d’apprentissage, ils impliquent également nombre d’enjeux – voire de tensions – entre leurs multiples acteurs. Ils fascinent par leur matérialité, notamment architecturale, autant qu’ils interrogent par la réalité et la nature de leurs usages. Leur caractère polymorphe et la transversalité que nécessite leur mise en place rendent d’autant plus délicats leur gouvernance, leur pilotage et leur évaluation.

C’est notamment le cas au sein des bibliothèques, particulièrement concernées par ce phénomène. En effet, si les Active Learning Classrooms (salles de pédagogie active), représentantes typiques de la catégorie des Learning Spaces formels, ont concentré l’attention des premières années, la majorité d’entre elles montrent une vraie difficulté à passer le cap de l’expérimentation, et ce, malgré la diversité et la nouveauté des pratiques que certaines peuvent héberger. Un glissement très sensible des stratégies d’établissement s’est progressivement opéré vers les Learning Spaces informels, au premier rang desquels les Learning Centers qui s’appuient pour la plupart d’entre eux sur la réfection d’une bibliothèque, ou les Learning Commons qui peuvent justement être intégrés à une bibliothèque dans le cadre d’une extension.

Le périmètre de ces projets va bien au-delà des traditionnelles missions des bibliothèques. Il traduit en particulier une volonté de s’adapter ou d’anticiper les évolutions de supposées nouvelles pratiques étudiantes. Les bibliothèques se retrouvent ainsi au centre d’un potentiel changement paradigmatique, dont la question est posée sur tous les continents, et dont l’appréhension par les acteurs et les publics concernés navigue entre mutation inévitable et saisie d’une opportunité.

Une veille internationale a confirmé la pertinence d’une lecture globalisée de ce phénomène, autant dans sa réalité que dans sa diversité, et ce, dans l’ensemble de ses dimensions : stratégique, opérationnelle, fonctionnelle, technologique et sociale. Elle a abouti fin 2016 au lancement d’un projet de recherche consistant en une étude comparative internationale, pilotée par l’auteur de cet article. À l’heure de cette publication, elle s’appuie déjà sur la visite de plus de 220 Learning Spaces formels et informels en Amérique du Nord, en Europe, en Asie et en Océanie  2. Elle vise à identifier les dynamiques internes et externes conduisant à la mise en place de tels espaces, la réalité et les conditions de leur succès et de la transformation qu’ils induisent sur les campus, le tout dans une approche internationale et interculturelle. Nous nous proposons d’évoquer ici quelques faits et enseignements concernant les bibliothèques et ayant déjà pu en ressortir.

Stratégie et motivations

Si la généralisation des bibliothèques de nouvelle génération, des Learning Centers et des Learning Commons n’est pas encore un fait, leur prise en compte dans les réflexions stratégiques des établissements est beaucoup plus systématique, et ce, dans l’ensemble des territoires. Il faut d’ailleurs noter que le niveau décisionnel qui se saisit de ce sujet est beaucoup plus rarement atteint pour les Active Learning Classrooms, dont la mise en place relève généralement d’une initiative locale (faculté ou département) et se fait en nombre plus restreint.

Pourtant, le chemin menant à la mise en place d’un Learning Center ou d’un Learning ­Commons est passablement différent selon les différents pays, et très corrélé à leurs systèmes d’enseignement supérieur respectifs.

Ainsi, le caractère concurrentiel d’un système d’enseignement supérieur national apparaît comme un facteur très favorable au développement de tels projets et aux réalisations correspondantes. En ce sens, l’exemple japonais est particulièrement singulier : l’archipel présente en effet un système d’enseignement supérieur mixte public/privé et une densité remarquable d’universités. Leur nombre total se porte à près de 800, dont 700 privées. Ces dernières sont par ailleurs confrontées à une démographie défavorable, qui crée un déséquilibre entre l’offre cumulée sur le plan national et le nombre d’étudiants à même d’intégrer l’enseignement supérieur. En résulte une compétition acharnée, en particulier entre les établissements dont la réputation et l’assise historique ne suffisent pas à assurer une attractivité suffisante pour susciter un nombre de candidats à même de remplir les filières. C’est précisément au sein de ce tissu universitaire privé que le développement des Learning Centers et des Learning Commons est le plus dynamique, tant en nombre d’implantations, qu’en surface ou en créativité. Ces mêmes établissements ne se privent d’ailleurs pas de mettre en avant de façon très ostensible ces Learning Spaces dans la géographie de leur campus, et dans le cadre de la communication ou des événements (Open campus) précédant le début de chaque année universitaire, qui correspond au moment du choix de l’établissement pour les futurs étudiants. Certains décisionnaires interviewés sont allés jusqu’à considérer l’existence de ces espaces au sein du campus comme une « question de survie » pour leur université, compte tenu de la concurrence à laquelle elle se heurte, assumant ainsi totalement la visibilité institutionnelle comme un objectif de leur démarche, si ce n’est le principal dans certains cas.

Lieux de vie / lieux d’apprentissage

Parallèlement à la dimension interétablissements que nous venons d’évoquer, les Learning Centers et les Learning Commons peuvent également faire face à une concurrence externe au milieu de l’enseignement. Leur coloration « lieux de vie » les place en effet face à d’autres acteurs positionnés sur le registre dit des tiers lieux. Cet aspect, là encore, est très corrélé à chaque système d’enseignement supérieur, et en particulier à la typologie générale des campus concernés. Cela oblige à nous arrêter sur la dynamique de mobilité quotidienne des usagers, et plus globalement sur des aspects socioculturels.

Le modèle typique de campus aux États-Unis est conçu comme une ville dans la ville. Ce territoire intègre ainsi les espaces d’apprentissage formels (salles de cours, amphis), les espaces informels (bibliothèque et éventuellement Learning Center ou Learning Commons), et enfin le lieu de vie (appartements et chambres). Les usagers concentrent donc la quasi-intégralité de leurs déplacements quotidiens à l’intérieur du campus, dont le périmètre rend par exemple possible de se rendre au Learning Center depuis sa chambre au milieu de la nuit, légitimant des plages d’horaires d’ouverture très élargies.

Mais si nous nous penchons à nouveau sur le cas japonais, nous pouvons observer un schéma radicalement différent. Tout d’abord parce que les logements sur les campus sont extrêmement rares, mais également parce que l’habitation japonaise, qu’elle soit individuelle ou familiale, est principalement un lieu pour dormir, où l’on rentre relativement tard, et où l’interaction sociale a une place beaucoup plus faible qu’en Occident. Un état de fait qui a positionné les coffee shops comme une option de choix pour les étudiants japonais qui, lorsqu’ils quittent le campus (puisqu’ils n’y habitent pas), souhaitent bénéficier d’un tiers lieu et d’un espace d’apprentissage informel où s’arrêter avant de rentrer. D’autant que l’offre est pléthorique sur l’archipel (les différentes franchises ayant identifié le potentiel), et que l’aménagement des coffee shops répond à trois desiderata émis par les étudiants interrogés sur les attributs d’un espace informel : wifi et prises électriques, possibilité de boire et de manger, aménagement « cosy ». Il en résulte une concurrence très marquée avec les universités ayant investi dans des Learning Centers et des Learning Commons, et qui souhaiteraient garder leurs étudiants sur le campus pour leurs activités entre et après les cours. Ainsi, au-delà de la visibilité institutionnelle et de l’enjeu d’attirer les étudiants en termes d’inscriptions, c’est bien la question de leur captation au quotidien qui se pose au travers de ce niveau concurrentiel. La réponse apportée par les institutions pour y faire face peut consister à s’inspirer des basiques des coffee shops, en allant dans certains cas jusqu’à en reprendre les codes architecturaux et l’aménagement intérieur, tout en y adjoignant une offre de services étendue. Une recette plutôt couronnée de succès à la lecture des chiffres de fréquentation, mais qui se heurte cependant au Japon à une certaine territorialisation de l’esprit des étudiants, qui peuvent avoir du mal à concevoir une activité informelle sur le campus, remettant ainsi indirectement en question le concept même de Learning Spaces informels.

Certains exemples australiens, relevant d’un contexte socioculturel très différent, illustrent une démarche inverse : quelques Learning Spaces informels sont ouverts sur la ville et donc à des publics extra-universitaires, allant dans certains cas jusqu’à être délocalisés du campus pour favoriser une inscription dans le territoire urbain  3.

Au-delà de considérations concurrentielles, la question des « usages » est également prise en compte dans la mise en place de tels Learning Spaces, en s’appuyant éventuellement sur des initiatives nationales. Le Japon se distingue là encore par une histoire construite au croisement de démarches volontaires et de réactions à des événements exceptionnels. Dès 2008, le MEXT  4 a en effet souhaité promouvoir les pédagogies actives au travers d’une directive et du financement de quelques expérimentations dont certaines ont concerné des bibliothèques volontaires, aboutissant à la mise en place d’une première vague d’une dizaine de Learning Commons au sein d’universités du système public. En 2010, le MEXT publie une nouvelle directive, cette fois clairement centrée sur le futur des bibliothèques  5, qui évoque formellement la mise en place de Learning Commons comme un catalyseur de l’innovation dans les pratiques pédagogiques. Mais c’est un événement tout à fait extérieur au monde de l’enseignement qui va accélérer de façon radicale l’essor des Learning Spaces informels dans le pays. Le 11 mars 2011, le Japon est touché par le tremblement de terre le plus fort jamais enregistré dans le pays. Jusqu’à des dizaines de kilomètres de l’épicentre, plusieurs bâtiments universitaires, et en particulier des bibliothèques, sont endommagés. Ces événements dramatiques vont mettre en lumière le manque de résistance structurelle de nombreux campus face à ce type de catastrophe naturelle, auquel le Japon est pourtant particulièrement exposé. En réaction, et parmi d’autres mesures, le gouvernement va décider de débloquer des fonds visant à reconstruire ou renforcer les bâtiments universitaires, et en particulier les bibliothèques. À cette occasion, et rebondissant sur les précédentes directives publiées en faveur d’une prise en compte des pratiques pédagogiques, plusieurs projets financés vont l’être non seulement sur la réhabilitation structurelle, mais également sur une rénovation des aménagements intérieurs, ouvrant ainsi la voie à la mise en place d’un nombre important de Learning Commons au sein des bibliothèques concernées. Les financements du MEXT étant ciblés sur les universités du système public, les universités privées, compte tenu de la dimension concurrentielle évoquée plus haut, leur ont emboîté le pas et se sont, elles aussi, lancées dans ce mouvement qui a abouti au niveau de généralisation aujourd’hui observable sur l’archipel.

Plus globalement, les mesures gouvernementales nationales ou régionales ne dépassent généralement pas le niveau d’une incitation au travers de textes et de directives, allant beaucoup plus rarement jusqu’à des campagnes de financements telles que celle exposée plus haut pour le Japon, dont il faut rappeler qu’elle s’est faite dans des conditions très conjoncturelles.

Il est cependant intéressant de noter que cette situation est différente au niveau scolaire, notamment pour des raisons de structuration de gouvernance territoriale. L’exemple australien étant particulièrement représentatif avec des financements étatiques importants qui ont été fléchés sur la rénovation d’écoles.

Conception et équipement

Si les Learning Centers et les Learning Commons se distinguent notamment par des caractéristiques et des attributs physiques, fonctionnels et technologiques, il est important de considérer leur concept proprement dit, notamment en regard de celui d’une bibliothèque classique. En effet, s’ils constituent toujours un lieu d’apprentissage et d’étude, ils se veulent également – et peut-être avant tout – des lieux de passage, de travail collaboratif, de consultation de contenus, de socialisation, et plus globalement de vie étudiante. Certains d’entre eux allant même plus loin, jusqu’à devenir un lieu d’enseignement formel.

Ces dimensions multiples s’articulent avec des pratiques étudiantes qui ont connu une évolution significative : le BYOD est omniprésent et contribue à une mobilité accrue sur le campus, et les activités en mode projet sont de plus en plus intégrées dans la pratique pédagogique.

Enfin, et d’un point de vue plus global, il est important de garder à l’esprit que la décision qui prévaut à la mise en place – et donc au financement – de tels espaces est notamment motivée par la volonté de proposer quelque chose de différent et de nouveau par rapport à ce qui pouvait exister jusqu’alors sur le campus – et tout particulièrement au sein de la bibliothèque – et avec tout ce que cela implique sur les plans de la gouvernance, des ressources humaines et de la gestion opérationnelle.

La conception des Learning Centers et des Learning Commons vise systématiquement à répondre à ces différentes réalités, en se basant sur une infrastructure adaptée à des pratiques élargies, et à une offre de service elle aussi étendue. Cette dernière correspond à une composition plus ou moins structurée d’éléments fonctionnels de base, issus d’une liste relativement constante sur tous les territoires.

En premier lieu, les espaces collaboratifs. Ces zones fermées ou semi-fermées, réservables ou non sur des durées variables, adoptent des aménagements et des équipements visant à faciliter le travail de groupe et l’interaction. La configuration standard comprend une table collaborative qui intègre un écran partageable, et des surfaces inscriptibles. Si plusieurs variantes significatives peuvent être évoquées  6, il s’agit là d’un caractère communément observable au sein des Learning Centers et des Learning Commons, et particulièrement apprécié des usagers au vu de leur fréquentation.

La prédominance du BYOD dans les Learning Centers et les Learning Commons amène également ces derniers à proposer des services d’assistance technologique de premier niveau  7, sous la forme de guichets. Les personnels chargés de leur animation sont, dans la plupart des cas, délégués par la Direction des systèmes d’information de l’université, qui institue ainsi une délocalisation partielle de son activité au sein d’un lieu destiné à être plus naturellement fréquenté par les usagers, en particulier étudiants.

Toujours sur le plan technologique, l’émergence de « bacs à sable » au sein de Learning Centers est particulièrement remarquable  8. Ils permettent à tous les publics (parfois même non universitaires) de tester et de se familiariser avec différents équipements innovants pouvant avoir une application pédagogique : imprimante 3D, casque de réalité virtuelle ou augmentée, etc.

Les murs vidéo, ou plus globalement les espaces de visualisation, sont également présents dans quelques exemples de bibliothèques de nouvelle génération ou de Learning Centers  9. Ils proposent ce type d’équipement dans une optique informative, événementielle, voire clairement pédagogique (par exemple pour des cours d’économie basés sur des tableurs de grande taille, ou des cours d’archéologie utilisant des reconstitutions en 3D).

Constituant souvent un héritage de l’essor des cours en ligne (MOOCs), des studios de captation vidéo permettant notamment à des enseignants de produire des enregistrements commentés de diaporamas sont également observables  10.

La volonté d’ouverture des Learning Centers et des Learning Commons se concrétise par l’intégration d’espaces de présentation, allant parfois jusqu’à prendre la forme d’un amphithéâtre proprement dit  11, s’inscrivant dans une logique événementielle alimentant la dynamique quotidienne du lieu et sa visibilité.

Enfin, de façon plus inattendue, mais pas moins pragmatique, certains espaces, notamment australiens  12, mettent à disposition de leurs usagers des cuisines équipées.

Missions classiques et nouveaux services

Au-delà de cet inventaire déjà remarquable par sa richesse, notamment par rapport à une bibliothèque préexistante, plusieurs états de fait méritent d’être soulignés.

Si cette offre élargie prétend répondre aux nouveaux besoins et aux nouvelles pratiques des usagers, il n’en reste pas moins qu’elle relève pour une bonne partie d’une anticipation, certes bienveillante, mais également arbitraire de besoins qui n’ont pas (encore) forcément été formulés. Rappelons en effet que les interviews d’usagers concernant leurs attentes d’un Learning Center ou d’un Learning Commons font ressortir uniformément des priorités assez basiques, du moins assez éloignées des prétentions des services finalement mis en place  13. Ce qui n’empêche cependant pas que les autres services, et notamment ceux que nous avons cités, connaissent un succès en termes de fréquentation.

Une tendance très nouvelle, pour l’instant assez rare mais remarquable, peut être observée sur certains campus. Celle-ci consiste à héberger au sein même d’un Learning Center ou de façon adjacente à un Learning Commons, des Active Learning Classrooms. Autrement dit : la structure succédant à la bibliothèque propose non seulement de nouveaux services dans une logique d’apprentissage informel, mais y ajoute une composante formelle totalement inédite, bousculant les schémas fondamentaux au sein du campus, en s’affranchissant d’une distinction territoriale jusqu’alors immuable. Cette démarche de centralisation, lorsqu’elle existe  14, s’appuie par ailleurs sur un accompagnement des enseignants et contribue largement à l’inscription du Learning Center dans la géopolitique de l’université. Ce d’autant lorsque cette implantation relève d’une exclusivité, comme nous l’abordons maintenant.

En effet, il est intéressant de noter que nombre des services que nous venons d’évoquer existent en exclusivité au sein des Learning Centers. Le cas échéant, cela reflète une démarche volontairement centralisatrice de la part de l’institution, qui vise ainsi à concentrer en un même lieu des services éclatés dans la géographie du campus afin d’en faciliter la communication, la visibilité, et donc l’accès. Cela permet également d’identifier le lieu comme porteur d’innovation dans les usages, avec ce que cela implique potentiellement en termes de valorisation institutionnelle. À l’échelle internationale et pour différentes raisons, parmi lesquelles une neutralité disciplinaire du lieu, il apparaît que les bibliothèques et leurs successeurs occupent une place de choix dans ces arbitrages.

Il faut souligner que ce processus d’évolution et de mutation des bibliothèques ne se fait pas en contradiction avec leurs missions historiques. Même si les refontes architecturales et les nouvelles organisations spatiales nécessitent elles aussi des arbitrages, il apparaît que quasiment aucune bibliothèque devenue Learning Center n’a pour autant abandonné sa vocation initiale. Les nouveaux services s’ajoutent, et autant que possible se conjuguent avec la fonction documentaire et patrimoniale, dont la pertinence n’est d’ailleurs jamais remise en cause par les usagers, même si elle peut être amputée en termes de surface. Les Learning Centers formalisent ainsi une synergie entre des missions historiques, dont ils participent à la pérennisation, et une offre de service nouvelle, qui en renforce l’attractivité.

Les chiffres sont éloquents : près de 80 % des Learning Commons sont effectivement installés au sein ou directement à côté d’une bibliothèque, qui bénéficie clairement d’une augmentation de fréquentation dès lors qu’ils sont en place.

Spatialisation des usages

Cette coexistence s’articule autour de schémas d’organisation spatiale dits de zoning, consistant en une subdivision physique et fonctionnelle d’un ensemble architectural intégré. À ce titre, et malgré la diversité des lieux, notamment en termes de surface, il est intéressant de noter une certaine constance entre des implantations dont les concepteurs n’ont pourtant jamais été en contact. Ainsi, le triptyque zone de socialisation basée sur du mobilier bas, zone de travail plus formelle sur des tables hautes et mi-hautes, et espace de travail collaboratif réservable, apparaît-il systématiquement tout en s’adjoignant des services complémentaires déjà évoqués. Les différentes zones peuvent cependant connaître des fréquentations variables, qui reflètent parfois une nécessité d’ajustement dans l’aménagement intérieur. Les vidéos time-lapse 15 constituent une technique très efficace pour étudier ces dynamiques internes.

L’observation de cette constance ressort également concernant l’équipement des Learning Centers et des Learning Commons, en particulier sur les plans mobiliers et technologiques. Les Active Learning Classrooms font souvent l’objet d’un certain dogmatisme concernant leur équipement (qui « devrait » se baser sur du mobilier flexible et sur un haut niveau technologique), qui contraste notablement avec la réalité du terrain et surtout des usages. Les espaces informels, de par leur nature intégrée, présentent une situation plus nuancée. Le zoning permet en effet d’envisager des équipements multiples, diversifiés, et complémentaires, en ciblant des usages différents. Certaines implantations  16 vont plus loin, en appliquant par exemple une logique de « low-tech volontaire » qui vise à limiter l’équipement technologique en catalysant plutôt la collaboration humaine via du mobilier et de l’accompagnement spécifiques.

Challenges : l’évaluation et la gestion du changement

Si le phénomène des Learning Spaces informels au sein des bibliothèques bénéficie actuellement d’une dynamique forte, il n’en reste pas moins qu’il fait face à des challenges observables à l’échelle globale. Nous nous proposons d’évoquer ici deux d’entre eux : l’évaluation et la gestion du changement.

L’ambition portée par les Learning Centers et les Learning Commons – ainsi, bien entendu, que les coûts qu’implique leur mise en place – légitimerait, voire imposerait, une démarche d’évaluation formelle les concernant. Pour autant, de telles initiatives restent fort rares ou tout du moins limitées dans leur périmètre. Ces lieux, par définition, sont des objets composites, censés catalyser des pratiques diverses, dont certaines peuvent d’ailleurs ne pas avoir été anticipées lors de la conception. Dès lors, une approche qualitative de l’évaluation s’impose, mais sa mise en place se heurte à plusieurs écueils. En premier lieu, un déficit de volonté institutionnelle qui reflète parfois l’absence d’une définition commune du succès, se limitant du coup souvent à la matérialité de sa mise en place. Reconnaissant ainsi, directement ou non, un manque dans la qualification des pratiques attendues. D’autre part, sur le plan de la gouvernance, le caractère fondamentalement transversal de ces projets rend particulièrement complexe le portage d’une démarche d’évaluation par l’un des corps de métiers impliqués, ainsi que les mesures à prendre suite à l’analyse des résultats.

En conséquence de quoi, on observe une pression très nette du critère quantitatif dans les évaluations menées, ces dernières consistant dans l’immense majorité des cas à mesurer l’éventuelle augmentation de fréquentation d’un Learning Center par rapport à la bibliothèque qui pouvait exister auparavant. En interne également, de telles démarches peuvent dans certains cas être menées afin d’avoir une vision plus fine de la fréquentation des différents sous-espaces qui composent le schéma de zoning. Ces modalités laissant de facto de côté la qualification des éventuelles nouvelles pratiques qui sont pourtant censées être un des arguments de base ayant motivé l’investissement dans de tels lieux, parallèlement aux aspects concurrentiels évoqués plus haut. Cette lacune peut également traduire pour les gouvernances la difficulté même d’appréhender le concept d’apprentissage informel, intrinsèquement lié à ces nouveaux espaces.

Sur les plans organisationnels, la transformation d’une bibliothèque en Learning Center ou l’intégration d’un Learning Commons en son sein relèvent bien évidemment d’un changement majeur, notamment pour les personnels. L’extension très significative du portefeuille de services implique des missions et met à contribution des compétences qui vont bien au-delà de celles qui sont traditionnellement rattachées aux personnels de bibliothèques universitaires. La montée en compétences de certains d’entre eux ou l’adjonction de personnels provenant d’autres services  17 constituent dans certains cas une source de tension interne. Mais là encore, des différences sont observables selon les territoires, alimentées tant par des aspects culturels que par des éléments conjoncturels liés notamment au système d’enseignement supérieur.

Dans tous les cas, les interviews menées montrent que le sentiment des personnels face à une telle mutation balance entre appréhension – voire rejet – du changement (notamment du concept polymorphe de Learning Centers) et prise de conscience de l’opportunité pour la structure, notamment sur le plan institutionnel.

Les bibliothèques nord-américaines montrent une propension forte à s’engager dans une mutation vers un objet nouveau. Ce qui est autant dû à des aspects culturels qu’à une prise en considération d’un contexte concurrentiel, parfois même interne au campus. Rappelons que la notion de vie étudiante sur le campus, qui constitue souvent une ville dans la ville, y est très ancrée, et que tout ce qui peut l’enrichir est le bienvenu.

Du côté japonais, les bibliothèques, de l’aveu même de leurs personnels et dirigeants, occupent une place dans la géopolitique du campus significativement plus faible qu’en Occident. Cette prise de conscience suffit ainsi généralement à convaincre les personnels moins concernés de suivre, voire de s’engager activement dans la mutation vers un Learning Center, et ce, même si des réticences de principes ne manquent pas d’être affichées, au moins initialement. Rappelons par ailleurs le contexte concurrentiel exacerbé sur le plan national, et les incitations gouvernementales évoquées plus haut.

L’ouverture d’un Learning Center ou d’un Learning Commons sur un campus est un événement majeur pour la vie étudiante, et parfois pour l’université dans sa globalité. L’attractivité de ces Learning Spaces informels auprès des étudiants est une réalité, malgré des situations socioculturelles et institutionnelles variables selon les pays.

Comme tout phénomène potentiellement transformant – est-il besoin de rappeler que l’université en a déjà connu un certain nombre au cours des dernières années –, il convient de replacer ces nouveaux objets dans un système, et notamment de garder à l’esprit la question des usages.

Dans cette tendance globalisée, il apparaît que les bibliothèques ont une opportunité à saisir, non seulement celle de s’inscrire dans le futur mais aussi celle de se (re)positionner comme une pierre angulaire au sein de la géopolitique des campus.

  1. (retour)↑  BYOD : bring your own device [Apportez votre appareil personnel].
  2. (retour)↑  Cette étude fait régulièrement l’objet de présentations au sein de conférences en France (notamment ADBU) et à l’international (notamment EDUCAUSE, TCC Online, HERDSA). Contacter l’auteur pour plus de détails.
  3. (retour)↑  NeW Space de University of Newcastle.
  4. (retour)↑  Équivalent japonais du MESRI (ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation), intégrant également la culture et les sports.
  5. (retour)↑  « On the development of University Libraries in Japan », 2010.
  6. (retour)↑  Learning Commons de Nagoya University, Charles E. Young Research Library de UCLA à Los Angeles.
  7. (retour)↑  Odegaard Library de University of Washington à Seattle.
  8. (retour)↑  Webster Library de Concordia University à Montréal.
  9. (retour)↑  Cube de Queensland University of Technology à Brisbane, Hunt Library de North Carolina State University à Raleigh, Taylor Digital Library de University of Calgary.
  10. (retour)↑  Learning Commons de Doshisha University à Kyoto, et Pierce Hall de Purdue University à proximité d’Indianapolis.
  11. (retour)↑  Izumi Library de Meiji University à Tokyo, Academic Link Center de Chiba University, et Lee Wee Nam Library de Nanyang Technological University à Singapour.
  12. (retour)↑  Central Library de Flinders University à Adelaide.
  13. (retour)↑  Services évoqués plus haut : wifi et prises électriques (dont la localisation est très corrélée à la fréquentation effective), possibilité de manger et de boire, et aménagement « cosy ».
  14. (retour)↑  Odegaard Library de University of Washington à Seattle.
  15. (retour)↑  Un time-lapse est un effet d’ultra-accéléré réalisé image par image sur des durées plus longues (source : Wikipédia). Voir l’intervention de John Augeri lors du congrès 2018 de l’ADBU à Brest : http://adbu.fr/retour-sur-la-journee-detude-du-congres-adbu2018-la-bibliotheque-universitaire-catalyseur-des-reussites/
  16. (retour)↑  Pangaea de Ritsumeikan Asia Pacific University à Beppu.
  17. (retour)↑  En particulier vrai dans le cas des guichets d’assistance technologique.