Habitués, séjourneurs, habitants
Rapports au temps et à l’espace en bibliothèque
Cet article est une retranscription, travaillée, d’un échange conduit avec Joëlle Le Marec au service Études et recherche de la Bpi le lundi 4 mars 2019. Le fil conducteur de cet échange est le processus d’habitation des bibliothèques, et le point de vue retenu est celui de la condition du public dans les institutions culturelles.
This article is a revised transcription of a conversation with Joëlle Le Marec from the Studies and Research department at the Bibliothèque Publique d'Information in Paris on Monday March 4, 2019. The conversation's guiding thread is the process of inhabiting libraries from the viewpoint of visitor categories in cultural institutions.
Muriel Amar, Christophe Evans, Agnès Vigué-Camus s’entretiennent avec Joëlle Le Marec.
Les trois membres du service Études et recherche de la Bpi (Bibliothèque publique d’information) ont rencontré Joëlle Le Marec (Sorbonne Université, GRIPIC), afin d’évoquer avec elle ses derniers travaux sur les publics des grandes bibliothèques, et notamment sa proposition qui consiste à décrire un processus « d’habitation » de ces établissements. Le compagnonnage entre Joëlle Le Marec et le service Études et recherche de la Bpi est ancien puisqu’il remonte à la fin des années 1980, il ne s’est jamais interrompu et a été jalonné par une série d’études de terrain réalisées séparément ou conjointement : Les habitués (sur les publics de la Bpi à la fin des années 1990), Habiter la BnF (sur les publics du Haut-de-jardin de la BnF en 2016), La bibliothèque, laboratoire de recherche sur les précarités contemporaines (sur les publics de la Bpi en 2017) 1. Au fil de ces travaux et des discussions qui les ont suivis, des caractéristiques stables ont semblé apparaître – qu’il s’agisse de l’importance des pratiques d’étude dans les grandes bibliothèques ou des manières de s’y installer dans la durée – et d’autres choses ont paru changer : celles qui sont liées aux évolutions du contexte général dans lequel sont pris les lecteurs et les bibliothèques. L’échange qui suit en témoigne.
Habitués, séjourneurs, habitants…
Christophe Evans • Partons de cette notion que tu proposes, Joëlle, dans tes travaux, tu parles « d’habiter » la bibliothèque et « d’habitants » qui l’occupent. Après avoir relu l’un de tes derniers articles 2, ce que je trouve très pertinent avec cette notion, c’est le fait que nous ne sommes pas simplement confrontés à une catégorisation classique, « instituo-centrée », du public. On se trouve aussi au-delà d’une réflexion sur les usagers, puisque, souvent, qui dit « usagers » dit « par rapport à des services que l’on souhaiterait voir utilisés », des « usages prédéfinis ». On est même au-delà de cette notion de « séjourneur », popularisée en son temps par Jean-Claude Passeron 3, car dans la notion de séjourneur, il y a une coloration normative : ce n’est pas forcément bien d’être un séjourneur, on pourrait penser qu’un séjourneur, par certains côtés, est un peu squatteur. L’habitant, cela me paraît être très positif et plein de sens.
Joëlle Le Marec • Le terme « séjourneurs » renvoie à une occupation du lieu pendant des durées longues, mais d’une part ce terme induit peut-être trop l’idée d’une sorte de discrimination par la durée d’occupation du lieu (certains lecteurs ou usagers ne seraient pas séjourneurs car ils viennent trop peu) et a, comme tu le dis, une connotation normative, et d’autre part il ne qualifie pas vraiment la relation au lieu et aux autres. Or il me semble que beaucoup de personnes habitent ensemble la bibliothèque, même celles qui sont plus occasionnelles : c’est plutôt une question de ressenti, individuel et collectif.
Agnès Vigué-Camus • Ton travail « habiter la bibliothèque » est proche sémantiquement du travail que nous avons réalisé avec Christophe Evans et Jean-Michel Cretin sur la Bpi un peu avant l’an 2000 : Les habitués. On n’était pas loin de cette idée d’habiter la bibliothèque, mais on n’a pas vraiment poussé complètement de ce côté-là. Sans doute parce que la société n’est plus la même aujourd’hui qu’à la fin des années 1990. Il y avait, dans ces années, quelque chose qui commençait à se précipiter, une utilisation intensive du lieu. On avait recueilli des énoncés qui parlaient de la Bpi comme d’une « maison magique ». Mais aujourd’hui, dans les études que nous réalisons, ce « comme chez soi » désigne plutôt un bureau, un lieu de travail, d’études. Cela fait écho à ce que tu écris. Ce rapport au savoir est beaucoup plus lié à un environnement, quelque chose qui fait que la bibliothèque est un lieu dans lequel on va avoir un projet pas forcément dans une dimension utilitaire, au sens du savoir des étudiants, aujourd’hui. La société dans laquelle on vit est devenue à la fois plus dure, plus gestionnaire… Les travaux de Luc Boltanski mettent bien en évidence cette forme de domination différente avec laquelle la question de l’importance donnée à l’étude doit être mise en perspective. Cet objet-là apparaît aujourd’hui sous ta plume.
Joëlle Le Marec • Il y a deux choses. En effet, ce qui est apparu dans ces travaux se retrouve constamment : comme l’importance des routines. Cela n’a pas bougé. Dans l’étude menée en Haut-de-jardin de la BnF en 2016, on ressent très fort l’importance des routines, les sentiers qui se tracent dans la bibliothèque, la sécurité et la stabilité qu’elles apportent et qui sont essentielles pour étudier. La notion d’Habitués rend compte du caractère très positif et constructif des routines et des habitudes. Et tu as raison, le contexte par contre a changé, ce qui crée un contraste peut-être plus fort entre le dedans et le dehors de la bibliothèque. L’inquiétude liée aux enjeux de l’apprentissage, des examens, est vécue d’une manière plus aiguë dans un monde plus incertain.
Études sur les publics
Joëlle Le Marec, avec une préface de Martine Poulain, Dialogue ou labyrinthe ? La consultation des catalogues informatisés par les usagers, Éditions de la Bibliothèque publique d’information – Centre Georges Pompidou, collection « Études et recherche », 1989. Disponible en ligne : https://books.openedition.org/bibpompidou/2351
Agnès Camus, Jean-Michel Cretin et Christophe Evans, Les habitués : le microcosme d’une grande bibliothèque, Éditions de la Bibliothèque publique d’information – Centre Georges Pompidou, collection « Études et recherche », 2000. Disponible en ligne : https://books.openedition.org/bibpompidou/1578
Joëlle Le Marec, Publics et musées. La confiance éprouvée, L’Harmattan, 2007.
Joëlle Le Marec et Judith Dehail, Habiter la BnF, projet de recherche sur les publics du Haut-de-jardin de la Bibliothèque nationale de France, BnF/Gripic, août 2016, en ligne : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01399233/document
Enquête conduite à la Bpi par Joëlle Le Marec et Pierre Lamarque, La bibliothèque, laboratoire de recherche sur les précarités contemporaines, 4 juillet 2017, Bpi, avec Joëlle Le Marec, Philippe Artières, Irène Bastard, Philippe Chevallier, Muriel Amar, Agnès Vigué-Camus.
Muriel Amar • La catégorie d’analyse des Habitués, tout comme celles des Séjourneurs ou des Occasionnels se fonde sur la notion de temps. Cela permet de saisir les gens par rapport au temps qu’ils passent à la bibliothèque (rythme et durée de visite). La catégorie qui apparaît avec les Habitants, c’est l’espace qui fait écho à un constat très fort dans la société : on se rend compte qu’on est dans un environnement physique. C’est relativement nouveau. La question environnementale au sens très très large comprenant aussi l’urbain, des ronds-points, des places, comme on les a vus par diverses manières. Les habitants, cela existait bien sûr, mais on n’avait pas cette catégorie de perception de manière aussi forte.
Habiter la bibliothèque : se sentir chez soi dans l’institution, prendre part à l’entretien d’un milieu
Joëlle Le Marec • Qu’est-ce qui a inspiré le recours au terme « Habitants » ? Les personnes que nous rencontrions lors de nos enquêtes à la BnF, puis à la Bpi, exprimaient le fait qu’elles se sentaient chez elle. Cela ne voulait pas du tout dire qu’elles se sentaient comme chez elles, parce que la bibliothèque ce n’est justement absolument pas comme chez soi, mais plutôt qu’elles se sentaient parfaitement légitimes, à leur place : on n’a pas à rendre compte d’un usage optimal, ou d’une sorte de résultat de ce que l’on y fait. On y est de plein droit même si on ne produit pas ou qu’on ne consomme pas. En outre, chacun participe à une forme d’entretien mutuel et collectif du milieu – on fait attention aux autres, et on dépend de l’attention des autres – de telle sorte que tous puissent y étudier, s’y concentrer, travailler.
Christophe Evans • On se sent comme chez soi mais on a tout à fait conscience qu’on n’est pas chez soi, on ne va donc pas utiliser l’espace comme si on était chez soi. Il y a une forme de respect…
Joëlle Le Marec • À propos du fait de se sentir chez soi : en effet, il peut y avoir un malentendu complet. Certains aménageurs ou designers envisagent de transformer les espaces pour que les occupants soient « comme chez eux » avec des meubles, des canapés, des plantes… comme s’il fallait absolument que cela ressemble à des espaces privés domestiques pour se sentir chez soi. En fait, non. On est comme chez soi dans l’espace institutionnel parce que cet espace institutionnel appartient à tous. On est donc dedans de plein droit. Ça n’a strictement rien à voir avec le fait de retrouver un ameublement ou des ambiances domestiques. Ce qui a dû aussi changer depuis vingt ans, comme le souligne Muriel, c’est la conscience croissante d’être un corps vivant dans un espace. Baptiste Morizot, dans « la piste animale » insiste sur cette condition 4. Il remarque que l’homme n’a pas eu besoin de coexister avec d’autres espèces tandis que les animaux ont un savoir diplomatique : qui est-ce qu’on croise, de qui on croise la trace, comment on habite un même territoire ? Il remarque que l’on minore sans cesse la nécessité de savoir cohabiter, et la conscience diplomatique de sa présence, de celle des autres. Je trouve que la bibliothèque est un espace de la coprésence non conflictuelle.
Christophe Evans • C’est amusant que tu prennes cette métaphore avec les animaux, parce qu’en exergue de son livre sur la notion « d’habiter », Bernard Salignon rappelle la citation de Schopenhauer dans laquelle il parle des porcs-épics 5. Ils ont besoin de se réchauffer et se regroupent, mais ils se piquent… Alors ils s’éloignent, et ils ont à nouveau froid… Il faut donc trouver la bonne distance pour être ensemble, profiter du fait d’être ensemble, mais pas non plus jusqu’à la gêne ou au conflit. La bibliothèque est un espace public culturel qui permet que cela s’expérimente. Pour certains, c’est quelque chose qui doit s’apprendre de zéro : je pense notamment aux lycéens quand ils viennent réviser longtemps en groupe à la Bpi avant le bac, parce qu’ils n’ont pas forcément ces codes. Pour d’autres, au contraire, ce sont des choses qu’on a déjà expérimentées, ici ou là.
« Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’écarter les uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de sorte qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux maux jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendît la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur vie intérieure, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses manières d’être antipathiques et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. En Angleterre on crie à celui qui ne se tient pas à cette distance : Keep your distance ! Par ce moyen, le besoin de se réchauffer n’est, à la vérité, satisfait qu’à moitié, mais, en revanche, on ne ressent pas la blessure des piquants. Cependant celui qui possède assez de chaleur intérieure propre préfère rester en dehors de la société pour ne pas éprouver de désagréments, ni en causer. »
Arthur Schopenhauer, Parerga et paralipomena, 1851.
Traduction d’Auguste Dietrich (1905-1912)
Joëlle Le Marec • Cela permet d’introduire une autre dimension qui est celle d’un collectif. Habiter, cela ne signifie pas du tout que l’on s’organise de manière coordonnée pour produire. Il s’agit avant tout d’être ensemble dans le même espace. Il me semble que la bibliothèque est un haut-lieu de cet apprentissage : il y a une autorégulation constante. Le nombre de personnes qui témoignent sans cesse du fait que « ça se passe bien » n’a rien d’anodin. C’est au contraire très remarquable. Peut-être qu’au plan anthropologique, la bibliothèque est un espace où s’effectue l’apprentissage d’une coprésence avec d’autres, différents de nous. Tous doivent apprendre à faire attention les uns aux autres. C’est un tout autre enjeu que celui de se coordonner pour être efficaces, comme cela est prescrit partout dans la société de projets.
Christophe Evans • C’est juste. C’est quelque chose qui nous a souvent frappés chez un collègue mexicain dont on t’avait déjà parlé, Daniel Goldin, qui était directeur de la bibliothèque Vasconcelos à Mexico jusqu’à il y a peu, et qui était fasciné par cela. Il a tout fait non seulement pour le préserver, mais pour l’ensemencer, pour lui donner encore plus de possibilités de s’enraciner dans la bibliothèque.
Joëlle Le Marec • Il se trouve que ce type de savoir relatif au fait d’être ensemble en train d’étudier dans un espace est difficile à représenter. Il faut l’avoir ressenti. C’est donc un savoir fragile par rapport à l’idéologie du management et aux normes de mise en visibilité de tout ce qui se passe et se fait. C’est un savoir qui s’éprouve, se partage, se transmet en situation. Il me semble que dans les savoirs des enquêtes en sciences sociales, il y a une part incompressible de reconnaissance d’un ressenti commun. Être ensemble, habiter, sans que cela soit conflictuel, est un savoir discret mais fondamental au plan cognitif, politique, culturel. Cela renvoie à la notion d’expérience telle que théorisée par les philosophes pragmatistes comme Dewey, ou par les anthropologues mais qui, hélas, est parfois ridiculisée par le marketing qui la réduit à « l’expérience client ». On abîme le langage continuellement et cela entrave la compréhension et le partage politique de ce qu’on vit ensemble. Ce savoir-habiter, qui s’éprouve et s’entretient en bibliothèque vient aussi du corps : il ne correspond en rien à l’obsession de la défense des intérêts et des positions mais relève plutôt du care 6, des pratiques d’attention et de l’entretien des ambiances collectives. C’est là quelque chose qui a du mal à trouver sa place dans les représentations courantes du fonctionnement de la société comme gestion de soi et compétition permanente.
Muriel Amar • J’ai l’impression que la Bpi pourrait être appréhendée comme une performance, au sens artistique du terme, et on ne peut le savoir que si on participe. Sinon, il ne se passe vraiment rien, ou que des choses que la description ne saisit pas très bien. On avait eu la chance d’observer, avec Agnès, la performance de Joris Lacoste à qui Valérie Mréjen avait commandé une lecture à voix haute. Lui, avait imaginé de demander aux gens qui étaient là, à la bibliothèque, de lire à voix haute ce qu’ils étaient en train de lire à voix basse.
Christophe Evans • Faire apparaître à la surface quelque chose qui habituellement est intériorisée, « insue », se trouve plutôt dans l’infra-ordinaire, comme dirait Georges Perec 7…
Muriel Amar • Voilà, c’est ça. Il avait pris au pied de la lettre « lecture à voix haute » par rapport à « lecture à voix basse ». Puis, ce qui était très, très drôle, c’est qu’il y avait eu des visites qui étaient organisées dans la bibliothèque pour voir les lecteurs en train de lire à voix haute. C’était complètement absurde, génial, débile, gênant, tout ce qui est une performance. Qui est l’artiste ? Qui est le spectateur ?
Joëlle Le Marec • Tout cela nous permet de relier « l’habiter » au sensible, à l’entretien d’un espace, d’un milieu, alors même que ce qui est en jeu, ce sont des rapports aux savoirs, qui sont souvent tout au contraire très intellectualisés. À la bibliothèque, on les voit dans leur aspect vraiment de performance collective : ne pas se gêner les uns les autres, se créer les conditions de la concentration nécessaire.
Muriel Amar • On pourrait observer que si l’on peut évoquer les notions d’habitués ou d’habitants à la Bpi comme à la BnF, c’est avant tout parce que ce sont des bibliothèques de consultation sur place, dans lesquelles les prêts ne se pratiquent pas. Ces conditions obligent les gens qui s’y rendent à occuper un certain espace pendant un certain temps. Les médiathèques publiques étaient jusqu’à récemment uniquement des bibliothèques de prêt, avec des espaces d’accueil réduits, peu de places assises. Les médiathèques récentes, vastes, découvrent, au début à travers les espaces dédiés à la presse, qu’elles sont aussi des lieux dans lesquels les gens peuvent rester. Concernant la presse, pourquoi les gens restent ? C’est parce qu’on ne peut pas l’emprunter chez soi. Je pense à cela par rapport à ce que tu disais, à savoir si ces problématiques qui ont été observées en particulier à la Bpi, à la BnF, sont valables ailleurs, la réponse est oui, pour moi. Ce qu’il y a, c’est que maintenant, elles sont découvertes ailleurs, en lecture publique. Le fait qu’à la Bpi, depuis le début, ce soit beau, très vaste, et qu’il ait fallu attendre la fin des années 1990 pour avoir beaucoup de bibliothèques d’architectes… C’est beau et au bout d’un moment, cela fabrique des gens qui peuvent habiter quelque chose.
Habitants « étudieurs » : la bibliothèque et les enjeux de savoir
Christophe Evans • Oui. Il y a aussi sans doute des habitants qui viennent sans beaucoup de raisons, sinon profiter de tout cela. Sinon, il y a les « étudieurs » dont tu parlais très bien. Cela permettait un autre déplacement.
Joëlle Le Marec • Ce qui ressort des études menées à la BnF et à la Bpi c’est qu’il faut une raison pour venir à la bibliothèque. Et une fois qu’on y est, on sait quoi faire, on n’a pas besoin d’incitation à faire autre chose. On est bien sûr sensible à la présence des expositions et des propositions culturelles, mais il faut des temps et des occasions spécifiques. On ne passe pas de l’étude à autre chose, on n’est pas là pour être interrompu mais au contraire, pour avoir les meilleures conditions d’étude. On peut à la bibliothèque, observer la spécificité des pratiques d’études.
Agnès Vigué-Camus • Justement, « l’étudieur » par rapport à l’étudiant…
Joëlle Le Marec • Les pratiques d’études ne sont pas réservées aux étudiants. Être étudiant, c’est un statut, ça suppose une inscription dans un établissement d’enseignement. Un jour, on n’est plus étudiant, mais on peut continuer longtemps à être étudieur. À la bibliothèque, il n’y a pas de frontière entre étudiant et étudieur car il y a une légitimité absolue d’étudier sans avoir un statut d’étudiant. Cela méritait un terme, d’où les « étudieurs ». Cela transcende complètement le fait que pour les uns, cela correspond à un statut mais pas pour d’autres. En outre, il y a quantité de situations hybrides ou floues : ceux qui interrompent les études, qui les reprennent, qui les arrêtent mais maintiennent une démarche de connaissance, etc. Il me semble que la bibliothèque permet d’une part de bien dissocier les pratiques d’étude et les statuts sociaux, et d’autre part de bien relier les pratiques d’étude aux pratiques à la fois physiques, sociales, intellectuelles, qui relèvent de l’habiter ! Il y a autre chose encore : on relie souvent l’intérêt pour les pratiques de savoirs à des pratiques de savants installés dans des conditions acquises (un laboratoire, des lieux de travail, des ressources, etc.). L’histoire des pratiques savantes met l’accent sur la population très particulière de ceux qui ont un statut de savant. Or étudier correspond très souvent à des phases précaires ou intermédiaires, où on essaie justement de changer ou de se transformer.
Christophe Evans • On est très souvent confrontés à cela. Serge Paugam et Camilia Giorgetti, dans leur enquête sur les personnes en grande fragilité sociale qui fréquentent la Bpi, des personnes parfois sans domicile fixe, ont montré que certaines d’entre elles s’inscrivaient dans des formes d’études ou de consultation proches de l’étude 8.
Anxiété, souffrance, calme, sécurité
Joëlle Le Marec • Il y a également une caractéristique de la bibliothèque qui est difficile à représenter pour qui ne la vit pas : il s’agit de l’intensité des états traversés et perçus, individuellement et collectivement. La bibliothèque est un lieu sérieux où l’on se donne du mal : il y a beaucoup d’anxiété liée aux enjeux et aux épreuves de l’étude et du savoir (passer un examen décisif, faire un mémoire, écrire un livre, etc.). Mais c’est aussi un lieu où la souffrance ne se voit pas, tout au contraire. Les lieux et les corps sont très beaux, les ambiances de travail sont intenses et réconfortantes. L’institution aide, porte, accompagne. Il y a une magie dans cette tension contradictoire. Il y a de la souffrance, certainement, mais en tout cas, c’est un bien-être qu’on vient rechercher. En cela, il y a peut-être une magie. On vient souvent dans un contexte d’épreuve mais il y a une forme de légèreté dans l’ambiance générale ressentie.
Muriel Amar • On partage son anxiété du travail avec d’autres qui sont dans les mêmes conditions d’anxiété. Donc, elle est portée par la bibliothèque. On vient aussi pour être allégé de sa peine.
Agnès Vigué-Camus • C’est intéressant. Si c’est une catégorie qui est transversale à celle d’étudiant, de chercheur d’emploi, etc., cela signifie que quelque chose se joue à travers son émergence. Cela s’imposait de trouver un terme qui rende compte de cette activité d’étudier. Cela met en jeu une façon d’être et un certain rapport au monde qui a son poids.
Christophe Evans • Et cela entraîne des incidences sur la personne. Dans l’enquête sur les habitués, nous avions beaucoup été confrontés à cela. C’est un travail sur soi, un travail ou des activités d’études qui ont des incidences fortes sur sa personne et sur la construction de soi dans une arène publique qui est la bibliothèque. C’est quelque chose qu’on a beaucoup de mal à saisir avec les enquêtes quantitatives parce que dans ce cas-là, on utilise des catégories qui sont beaucoup trop binaires : étudiants/non étudiants, personnes venues pour des motifs professionnels ou scolaires/ludiques… Là, on est sur quelque chose qui échappe un peu à ce genre de catégorisation institutionnelle.
Joëlle Le Marec • Ce poids du réel, sérieux, qui se ressent très fort avec le travail (puisque tout le monde vient travailler), nous permet de faire un lien avec ce que les études féministes ont mis en avant : le coût des choses est toujours plus fort pour les personnes qui sont en situation de fragilité. L’engagement dans un choix plutôt que tel autre, par exemple, est plus lourd de conséquences. Plus de risques, plus de valeur, plus de responsabilités. Les sciences sociales ne se sont pas toujours préoccupées de ce type d’inégalité. Elles chérissent les agencements, tout ce qui se construit. Elles minorent parfois le coût très différent de ce que l’on fait selon la situation et son statut. La bibliothèque est pleinement concernée : les choix politiques et les transformations qui l’affectent sont souvent imaginés par des personnes appartenant à des catégories privilégiées qui ne peuvent pas se mettre à la place des plus fragiles. Les étudieurs ont absolument besoin de sécurité pour mener à bien leurs projets. Il y a une grosse responsabilité des institutions.
Lecteurs et personnels : des savoirs d’habitants qui sont partagés
Joëlle Le Marec • Il y a encore autre chose qui renvoie au fait d’habiter la bibliothèque : c’est une situation partagée par les lecteurs et par les bibliothécaires et toutes les personnes qui font du service public. Ce savoir-habiter est partagé. Les habitants sont aussi les gens qui travaillent à la bibliothèque.
Christophe Evans • Parmi les habitants, il y a aussi le personnel.
Joëlle Le Marec • Lors des enquêtes, on assiste à des interactions qui témoignent des savoirs, du tact et du scrupule qui circulent entre lecteurs et bibliothécaires. Cela nous ramène à l’idée de performance évoquée plus haut. Il y a parfois une précision et une discrétion remarquables dans les scènes d’interaction à la Bpi. Par exemple, des personnes peuvent demander des ouvrages qui portent sur des objets très peu légitimes, ou bizarres. Mais du moment que ces ouvrages sont dans le fonds, ils ont une légitimité qui est strictement équivalente à la légitimité de tous les étudieurs qui sont présents, qu’ils soient professeurs ou amateurs marginaux par rapport à des intérêts de connaissance culturellement légitimes. De même que tous les ouvrages du fonds classés par ordre alphabétique sont une manifestation empirique d’égalité, la présence à la bibliothèque d’étudiants, de professeurs, de personnes précaires, est un élément capital du fonctionnement de la bibliothèque d’étude.
Pour conclure : à quoi sert une montagne ?
Joëlle Le Marec • La perspective choisie, c’est vraiment d’en finir avec la fausse question : « À quoi peut servir la bibliothèque ? » C’est une fausse question car elle ne se pose pas, la bibliothèque est pleinement investie par quantité de gens qui savent très bien à quoi elle leur sert. C’est comme si on disait : « À quoi sert une montagne, une prairie ? » Elle a été construite, elle est habitée. Je pense que dans « Habiter », c’est aussi se soustraire à toutes ces interrogations implicites sur la justification, d’un point de vue qui serait surplombant, où des gens décideraient de ce qui est bien ou pas. La question qui est de savoir à quoi cela sert ne se pose pas, ni celle de savoir pourquoi on est là. C’est ce qui est intéressant, c’est-à-dire le type de regard qu’on a là-dessus. C’est peut-être cela qui fait qu’à la fois, être habitant, mais aussi être étudieur, un travailleur, c’est bien de combiner les deux, dans notre texte puisqu’il y a à la fois la sensibilité à ce fameux espace, mais en même temps, il y a des activités qui sont déjà là, et qu’on n’est pas en train de faire un bilan d’une sorte de centre de ressources. On est en train d’étudier un espace social.