Espaces innovants et collaborations pédagogiques

Les nouveaux contours de la bibliothèque ?

Coline Blanpain

Isabelle Eleuche

Enrica Harranger

Au-delà de la mise à disposition de ressources, les bibliothèques s’affirment comme de véritables partenaires pédagogiques en mettant à la disposition de leurs publics des espaces innovants et facilitateurs de nouvelles formes d’apprentissage.

As well as providing resources, libraries now have an educational role in their own right, offering readers innovative spaces to facilitate new methods of study.

Les transformations pédagogiques portées par l’enseignement supérieur s’accompagnent d’un renouvellement des dispositifs et des espaces d’apprentissage : learning labs, salles de coworking, amphis gamifiés, classes inversées, lieux favorisant l’expérimentation et la manipulation… Au-delà de la mise à disposition de ressources, les bibliothèques s’affirment à la fois comme lieu physique où échanger entre pairs, construire des sociabilités et développer des compétences informationnelles ; mais aussi comme de véritables partenaires pédagogiques, mettant à la disposition des publics des espaces innovants et facilitateurs d’apprentissages, souvent pensés par et pour les usagers. L’évolution des espaces accompagne le repositionnement stratégique d’une institution qui ne se laisse pas (plus) enfermer dans un « modèle » standardisé, mais se révèle prompte à se réinventer et à s’adapter aux usages et aux enjeux des communautés qu’elle dessert. Le BBF a proposé à des professionnelles de différents établissements – Versailles-Saint-Quentin, Lyon, Le Havre – de partager leurs expériences sur l’offre d’espaces innovants en bibliothèque, carrefour de collaborations pédagogiques.

Concevoir, aménager, animer des espaces innovants

Isabelle Eleuche – SCD de l’université Lyon 1

À l’université Lyon 1, nous avons la chance de bénéficier de locaux récemment réhabilités, notamment pour les trois bibliothèques dites « têtes de réseau », dans les disciplines de sciences, santé et éducation.

Chaque bibliothèque a bien évidemment bénéficié de la rédaction d’un programme précis, la plupart du temps co-construit avec les usagers, mais du fait du délai incompressible entre conception et réalisation concrète des travaux, malgré les adaptations réalisées parfois en cours de chantier, on constate inévitablement un décalage entre usage prévu et usage réel, entre espaces existants et besoins des usagers. De fait, certains espaces ne correspondent déjà plus aux attentes et aux pratiques des usagers.

Nous sommes très à l’écoute de nos utilisateurs : au-delà de notre inscription de longue date dans une démarche qualité qui a conduit à notre certification qualité ISO 9001 depuis 2015, la consultation régulière de nos usagers via différents canaux et la prise en compte de leurs besoins sont inscrites au cœur même du fonctionnement de tous nos services.

Nous sommes par ailleurs particulièrement attentifs à Lyon 1 à ce qui se fait dans d’autres bibliothèques, notamment à l’étranger, voire dans d’autres lieux culturels ou même dans des entreprises innovantes. Cette curiosité et cette ouverture à d’autres univers qui accueillent du public nous permettent à la fois d’envisager les bibliothèques autrement, de donner aux personnels la liberté de faire des propositions au sein de groupes de travail, et d’intégrer plus aisément de nouvelles pratiques.

Les usages évoluent plus vite que les espaces ! Une fois ce constat établi, nous avons donc choisi, en BU sciences comme en BU santé, de transformer des salles existantes en espaces dits innovants : soit participant de nouvelles démarches pédagogiques, soit répondant à des besoins nouveaux exprimés par nos usagers

En BU sciences, le besoin qui s’est dégagé a été celui d’un véritable learning lab : la priorité est allée à une modularité maximale des mobiliers – tables, chaises, pupitre –, permettant de les disposer selon différentes configurations, allant de la table isolée à une organisation de type séminaire, en passant par des îlots dispersés dans la salle. Afin d’accompagner les pratiques de brainstorming et de pouvoir disposer de larges surfaces de type tableau blanc, il a été décidé de rendre un mur entier inscriptible. Enfin, des besoins plus spécifiques sont apparus, comme des boîtiers de vote et d’expression, ainsi qu’un vidéoprojecteur à courte focale permettant de combiner projection et dessins, ou schémas techniques.

Une fois ces besoins définis, il a fallu trouver un espace permettant de mettre en œuvre le projet. Le choix s’est porté sur une salle de formation qui ne bénéficiait pas d’une configuration classique, et qui, de fait, a été plus aisée à réaménager. Nous avons rencontré peu de difficultés, si ce n’est la question de la programmation des formations plus classiques qui avaient lieu jusque-là dans cette salle et qu’il a fallu reporter sur les autres espaces de formation de la bibliothèque.

Une véritable gestion de projet s’est mise en place, avec un calendrier resserré pour une réalisation rapide ; la visite de showrooms nous a permis de visualiser les possibilités d’aménagement et de découvrir des mobiliers et des dispositifs répondant aux attentes de nos usagers.

Enrica Harranger – BU de l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines

On peut envisager la conception d’un espace innovant de deux façons : le penser comme une réponse adaptée à des besoins latents ; ou l’imaginer dans le cadre d’une politique de l’offre. De fait, c’est souvent un peu les deux à la fois. On peut en effet être tenté de créer un espace innovant dans sa bibliothèque juste parce que tout le monde le fait, et donc d’innover pour innover. L’écueil, c’est alors d’acquérir du très beau matériel, numérique et ultra-performant, et… de se demander ensuite ce qu’on va pouvoir faire avec !

Il me semble qu’il faut étayer cette création par une observation des usages, ou parfois des non-usages, ou bien s’appuyer sur une enquête ou des retours d’usagers.

Ceux-ci peuvent être informels : par exemple, la propension d’étudiants à se retrouver dans certains espaces de la bibliothèque pour y mener des activités de travail en groupe, perçues comme bruyantes par les autres usagers et les bibliothécaires, peut être le signal qu’il manque des espaces adaptés.

Observer les pratiques fournit des indices sur les besoins. Les étudiants travaillent en groupe : combien sont-ils ? (taille de l’espace à prévoir) ; déplacent-ils les chaises et les tables ? (le besoin de mobilier sur roulettes et modulable se fait sentir) ; auraient-ils besoin d’un tableau blanc, d’un vidéoprojecteur, d’un moniteur, d’écrans partagés, de prêt de PC portables ?

Notons que les pratiques associées aux espaces innovants préexistent souvent à l’espace lui-même : le coworking se réfère au « travailler ensemble », pratique qui modifie les processus d’appropriation des connaissances et le rapport au savoir, mais qui n’est pas née avec les espaces innovants. Pas plus que le social learning ou « apprentissage par les pairs ».

L’espace innovant peut donc être imaginé comme une réponse à des besoins déjà présents, mais il peut aussi s’inscrire dans une politique de l’offre. On peut se demander « qu’est-ce que l’innovation ? ». Et l’on s’aperçoit que c’est avant tout ce que les gens en font. Et, comme c’est nouveau, on ne peut pas forcément le prévoir ! C’est du work in progress, et c’est cela qui est intéressant, mais aussi très déstabilisant, car on aimerait bien faire les choses en sachant (exactement) où l’on va.

Or, l’innovation, c’est, intrinsèquement, itératif. On va essayer des choses, qui ne vont peut-être pas fonctionner, et puis un jour elles peuvent s’enclencher quasiment toutes seules. Les usagers se seront approprié les lieux et auront créé leurs propres usages. L’espace innovant est avant tout une affaire de pratiques et d’appropriation par les utilisateurs, qu’ils soient étudiants, enseignants ou bibliothécaires. Cette dimension expérimentale, il faut l’accepter dès le départ. Ce qui n’est pas toujours facile, car il faut se mettre en tête qu’on ne va pas pouvoir tout contrôler, mais seulement offrir des pistes et mettre à disposition des outils que les usagers vont adopter (ou pas).

Dans le cas d’une politique de l’offre, l’espace innovant va être proposé à des usagers qui n’avaient pas forcément envisagé ce type d’usages. Il y a ainsi une dimension « découverte », et c’est ici qu’intervient la notion d’animation de l’espace. Celle-ci peut s’avérer paradoxale, car on ne va pas expliquer aux gens comment ils doivent l’utiliser, mais juste leur faire des propositions pour initier des pratiques.

Une solution peut se trouver dans des ateliers ; on peut imaginer des démarches de design thinking pour que les usagers « inventent » leurs propres usages de ces espaces.

Une erreur serait de se limiter à la présentation technique des outils mis à disposition. Si elle est nécessaire, la médiation ne peut se limiter à ça. Il ne faut en effet pas confondre espace innovant et innovation technologique. Il ne suffit pas de mettre des fauteuils et des meubles à roulettes, des écrans interactifs et des tables tactiles dans un espace pour le rendre innovant. L’innovation est avant tout une affaire de pratiques.

Coline Blanpain – BU de l’université Le Havre Normandie

« Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le réinventer (trop de gens bien intentionnés sont là aujourd’hui pour penser notre environnement…), mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire ; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie 1  » (Georges Perec).

À la bibliothèque universitaire du Havre, nous avons inauguré il y a quelques mois un learning lab. Cet espace préexistant, que nous avons transformé, avait sa vie propre et nous l’avons simplement accompagné vers une autre étape, sans inventer ni réinventer. C’est un espace qui a muté. Il s’agit d’une ancienne cartothèque dont la configuration a progressivement changé pour accueillir les activités d’un fablab nommé La Faironnerie ABC. L’évolution de l’espace a commencé par la soustraction de quelques tables et l’addition d’ordinateurs et plus de place pour circuler lors des ateliers.

Un réaménagement total de l’espace s’est ensuite imposé avec des facteurs convergents : engagements pris par l’université pour favoriser la réussite étudiante et accompagner l’évolution des pratiques pédagogiques, campagne de lobbying pour les formations aux compétences informationnelles posant la bibliothèque comme interlocuteur privilégié des équipes pédagogiques, réorganisation de l’organigramme de la bibliothèque avec un département d’Appui à la pédagogie, espace lumineux disponible de 100 + 30 m² à côté de deux salles de formation, mobilisation de l’équipe des Faironnier∙e∙s, arrivée d’une personne dans l’équipe ayant envie de porter ce projet…

Nous aurions aimé avoir plus de temps pour faire des observations des usages ou concevoir l’espace en mode design thinking, mais cela n’a pas été possible dans notre calendrier.

Pour cet espace, nous avons rédigé avec les enseignants du master Informatique une réponse à appel à projets incluant deux volets : une expérimentation de leur pédagogie par le faire, nécessitant un lieu adapté (le learning lab) :

« La transformation pédagogique nécessite d’agir à la fois sur les pratiques et les lieux. Notre démarche associe une expérimentation pédagogique, transposable et exploitable en termes de mesures. Cet espace pédagogique, le learning lab, nécessite un aménagement et des équipements pour une plus grande flexibilité des configurations pour l’apprenant et l’enseignant […]. »

Concernant les équipements et la technologie, il n’était pas question de faire un showroom de technologies high-tech, cela n’aurait eu aucun sens dans notre « université à taille humaine ». Le parti pris a été celui du « low-tech on purpose 2 », des équipements technologiques simples (classe mobile de 40 PC portables, vidéoprojecteur interactif, système de partage d’écran et machine à café programmable) qui correspondaient à des usages identifiés. C’est une forme de technoculture raisonnée, qui laisse l’opportunité d’acquérir d’autres technologies en fonction des observations et des retours d’usages. Et donc de le faire évoluer continuellement, avec ses occupant∙e∙s.

Pour le projet learning lab dénommé La Capsule, c’est l’équipe de la bibliothèque qui a accompagné de bout en bout la transformation de l’espace, de la définition du fonctionnement à la campagne de communication, en passant par le marché mobilier. Mais il était clair dès le départ que le lieu n’était pas une fin en soi, et qu’il était indispensable qu’on y fasse fructifier des activités, des rencontres, des échanges de savoirs, et qu’il propose des solutions concrètes à des problématiques d’enseignement. C’est pourquoi nous avons intégré un ingénieur pédagogique à l’équipe pour animer le lieu et accompagner les enseignant∙e∙s dans la mise en œuvre de nouvelles pratiques et projets. L’équipe de la bibliothèque est partie prenante de la vie de ce lieu, et les compétences d’ingénierie pédagogique nous permettent d’aller plus loin dans le rapport aux enseignant∙e∙s et à leurs classes.

Configuration des espaces et pratiques pédagogiques

Isabelle Eleuche

À Lyon 1, la réflexion du groupe de travail a pris en compte l’animation du learning lab et sa gestion au quotidien au-delà de sa mise en œuvre. Globalement, les personnels se sont investis avec enthousiasme dans ce projet, dont ils bénéficient eux-mêmes pour la tenue de réunions moins formelles ou de projets collaboratifs.

Le lancement du learning lab a remporté un assez rapide succès ; les enseignants se sont emparés de ce lieu, une fois l’espace configuré pour atteindre la taille d’un groupe d’étudiants, pour des travaux spécifiques : cours selon des méthodes pédagogiques innovantes, passage de tests, réflexions conjointes avec des personnes extérieures (entreprises, équipe de santé…). L’intérêt de ce type d’espaces est d’apporter une grande liberté d’utilisation. De fait, on constate que les utilisateurs s’emparent du learning lab pour tous types d’usages, le seul usage exclu étant la tenue de cours sous un format classique.

Le fait de disposer de mobiliers mobiles facilite toutes les configurations, et la prise en main des outils un peu spécifiques (boîtiers d’expression, système click and share) est très aisée. Cela entraîne des transformations fortes des pratiques pédagogiques, l’enseignant qui accompagne son groupe a plus de facilité à expérimenter de nouveaux usages et de nouvelles modalités d’apprentissage et de partage.

Il conviendrait d’étudier plus avant la transformation des rapports induits entre étudiants et enseignants dans ce nouveau type de configuration, qui entraîne une plus grande proximité et une plus grande aisance dans les rapports. L’étudiant est invité à participer pleinement, les espaces se prêtant davantage à des échanges informels et moins intimidants.

Il est intéressant de noter que c’est ici la bibliothèque qui a facilité ces nouvelles pratiques, se positionnant d’emblée comme un lieu d’expérimentation, flexible, et apte à intégrer au fur et à mesure de nouvelles méthodes.

Coline Blanpain

La diversification des pratiques pédagogiques à l’université entraîne une diversification des espaces. Dans les espaces de « pédagogie innovante », l’aménagement et le mobilier doivent évidemment être plus faciles d’appropriation, intuitifs, flexibles. Et ainsi ne pas enfermer les apprentissages dans telle ou telle configuration. Outre l’aménagement et l’ergonomie, l’adaptation aux usages, l’affordance des mobiliers et des technologies, je m’attache personnellement beaucoup à l’identité du lieu.

Il y a chaise à roulettes et chaise à roulettes. Le siège baquet coloré que l’on voit fleurir dans bon nombre de nouveaux espaces répond à la fonctionnalité d’une assise mobile confortable. Tout comme mon vieux fauteuil préféré auquel j’ai vissé quatre roulettes. Mais on parle moins du critère esthétique, qui me paraît également primordial. Non pas au sens de « c’est beau / c’est pas beau », mais plutôt pour ce que ça apporte au lieu, l’envie que cela suscite d’y passer du temps, et les activités qu’on y projette en conséquence. De la même façon qu’une identité graphique parle d’un lieu ou d’un service, les espaces et leurs aménagements sont déjà signifiants. Ainsi pour le learning lab, nous avons voulu que cet espace propre à l’université du Havre Normandie ne soit pas la simple copie d’un espace similaire dans une école de management, un institut technologique ou une université de métropole.

C’était important pour l’équipe formation de la BU et moi-même d’avoir du mobilier que l’on n’avait pas forcément vu ailleurs (en l’occurrence les Pixels de chez Bene), du bois, des couleurs claires, des belles matières et finitions (qu’à ma grande surprise les usager.e.s remarquent !), mais aussi des éléments d’ateliers (desserte, armoire technique). Cet ensemble-là envoie le signal qu’ici on peut être bien, déplacer les tables, les chaises, les tableaux blancs, les Pixels comme on le souhaite, et que le lieu est disposé aux expérimentations pédagogiques : c’est un laboratoire.

Enrica Harranger

L’espace innovant est conçu comme une proposition que les usagers vont s’approprier.

Pour s’adapter à un panel étendu d’usages, on va se doter de mobilier modulable. Les fabricants de mobilier pour « working spaces » l’ont bien compris, la majeure partie de leur offre étant constituée d’éléments « à roulettes ». Flexibilité, adaptabilité, agilité font en effet partie intégrante du concept d’innovation pédagogique : les conditions traditionnelles de production et de transmission du savoir sont remises en cause, tels les principes de silence, calme et ordre. Les bibliothèques portaient largement ces idées communément admises (et pas forcément fausses) : silence dans la salle de lecture ! L’évolution actuelle des pratiques (généralisation des travaux de groupes, « mode projet », etc.) induit une modification des usages dans les lieux d’apprentissage, dont les BU font partie. Cela ne signifie pas que la lecture silencieuse n’est plus au goût du jour, mais elle n’est plus la seule modalité d’apprentissage validée par l’institution.

Il commence à être admis que chacun est libre de mettre en œuvre ses conditions d’apprentissage comme il le souhaite, la fin, en quelque sorte, justifiant les moyens. Combien de mères de famille (j’en fais partie !) disent-elles à leurs enfants de ne pas apprendre leurs leçons étendus sur le canapé… Or les apports de la psychologie cognitive au cours du XXe siècle ont montré qu’il existe différentes formes d’intelligences 3  et qu’à chacune correspond un mode d’apprentissage qui peut différer. Fini, le modèle unique (table, chaise, livre, feuille, stylo, silence…). On peut apprendre sur un canapé, un fauteuil, un pouf, assis par terre, à deux, à cinq, en silence, dans un bruit relatif, en musique (avec des écouteurs), et même en dessinant (pensée visuelle)…

La bibliothèque, lieu d’apprentissage
et de diffusion du savoir

Isabelle Eleuche

Pourquoi installer ce type d’espace dans une bibliothèque ? Pour nous, c’est une évidence, les pratiques innovantes ne s’arrêtent pas aux portes de la bibliothèque !

Lieu le plus ouvert du campus (90 heures par semaine pour la BU sciences, du lundi au dimanche), la bibliothèque n’est plus seulement un espace de révision, de travail individuel ou en groupe, mais aussi un lieu d’apprentissages : des formations s’y tiennent, du tutorat étudiant. Des enseignants investissent les lieux pour travailler de manière informelle ou utiliser de nouvelles méthodes pédagogiques… Il est donc tout à fait légitime de positionner des learning labs au sein même de la bibliothèque, en complémentarité avec les autres espaces existants.

La bibliothèque, loin de l’image traditionnelle, est réellement réinvestie, de manière à la fois symbolique – lieu de savoir et de diffusion des connaissances –, mais aussi de façon très pragmatique : il s’agit d’un des lieux les plus dynamiques du campus, qui a acquis une dimension qui dépasse celle du tiers lieu. C’est un espace plébiscité par les étudiants, qui reconnaissent les efforts consacrés par les bibliothécaires pour les accueillir dans des conditions de travail confortables et améliorer leur quotidien en étant à l’écoute de leurs besoins. Les bibliothèques lieux de vie participent pleinement à la vie de campus et à la qualité de vie étudiante.

Il est également stratégique de (re)positionner la bibliothèque au carrefour des usages et des apprentissages, de la construction du savoir. Mission fondamentale des bibliothèques universitaires, le soutien à la pédagogie s’exprime de plusieurs façons : accueil personnalisé, formation à la recherche documentaire et à l’évaluation des sources, accompagnement des doctorants dans leurs premières étapes de recherche… il est aujourd’hui naturel d’accompagner les transformations pédagogiques en faisant évoluer les espaces, et en les intégrant au processus d’apprentissage global.

Coline Blanpain

On n’enferme pas l’apprentissage dans une boîte. Même si c’est une belle boîte avec écrit « bibliothèque » ou « learning center » dessus. Il y a des besoins et des envies d’espaces, et la bibliothèque a toute légitimité pour les créer, les faire vivre, les transformer, les accueillir, en fonction du contexte dans lequel elle se trouve, sous forme de zones travaillées et différenciées, de la salle studieuse à l’ambiance « comme à la maison », en passant par des espaces d’innovation pédagogique ultra-connectés.

Mais la question que je me pose n’est pas tant l’importance de la bibliothèque comme lieu dans un contexte de transformation pédagogique, que celle de la bibliothèque comme un des lieux ; et comment voir, entretenir, développer, améliorer, faire connaître ses connexions et ses complémentarités avec les autres lieux. Et ceux-là sont nombreux.

Mon propre environnement de travail et d’apprentissage est polymorphe : j’ai commencé à rédiger cet article dans le learning lab pour m’inspirer du lieu. J’ai répondu à mes mails grâce à la prise des canapés d’un centre commercial, au wifi d’une bibliothèque publique, au latte macchiato du dernier coffee en vogue. J’ai eu un « eurêka » dans ma baignoire, que j’ai perdu le lendemain en me mettant à mon bureau, et que j’ai retrouvé en griffonnant devant Netflix. J’ai pris des notes sur mon smartphone dans le bus tout en écoutant un podcast. Je suis restée bloquée longtemps les doigts en suspens sur mon clavier, j’ai discuté cinq minutes avec les Faironnier.e.s dans l’atrium de la BU et j’ai fini ma rédaction dans les espaces publics de la bibliothèque pour m’isoler des sollicitations de mon bureau.

Pour moi, l’enjeu est là : arrêter de penser à « notre » lieu et s’intéresser à ce qui se passe en dehors, à tous les lieux formels et informels d’un parcours (ici d’apprentissage). La bibliothèque, ou le learning lab, est un des points de contact, et plus on arrive à regarder au-delà, plus ce point de contact peut être de qualité.

Enrica Harranger

Des espaces innovants, certes, mais pourquoi en bibliothèque ?

Voilà une question assez centrale, car il n’a échappé à personne que ces espaces innovants peuvent tout à fait être gérés par des services d’innovation pédagogique (ex-services TICE par exemple). De nombreux espaces de ce type fleurissent un peu partout actuellement dans les universités, et ne sont pas forcément à l’intérieur ou gérés par la bibliothèque 4.

Il me semble que se doter de tels espaces est un enjeu fondamental dans la nécessaire redéfinition des missions des bibliothèques à l’œuvre et l’évolution de celles-ci.

Cela fait des années qu’on spécule sur « la fin des bibliothèques 5 », cette seule question les définissant par défaut, me semble-t-il, comme des « réservoirs à livre ». Le déclin (relatif) actuel de ce support de diffusion du savoir à la faveur du numérique (qui, malgré la révolution qu’il opère n’est, en définitive, qu’un autre support, avec ses spécificités) semble sceller le sort des bibliothèques elles-mêmes.

L’optique est tout à fait différente si l’on définit la bibliothèque comme un lieu (physique et virtuel) de production et de diffusion du savoir, sous toutes ses formes (numérique bien sûr, mais aussi orale : colloque, conférences, ateliers, etc.). Il me semble que c’est ici que trouvent leur légitimité les espaces innovants localisés en bibliothèque. Si la bibliothèque est un lieu de production et de diffusion du savoir (et pas seulement un lieu de conservation, de classification et de stockage), les espaces innovants s’y justifient pleinement !

La transformation des pratiques pédagogiques est à l’œuvre dans l’Enseignement supérieur. À noter qu’on l’adosse souvent au numérique mais que l’on peut faire de la pédagogie innovante sans le moindre ordinateur ! Les pédagogues Célestin Freinet ou Maria Montessori l’avaient bien compris, qui faisaient de l’innovation pédagogique centrée sur les besoins de l’apprenant, dans les années 1920 ! Il s’agissait alors de rendre l’apprenant acteur de ses apprentissages, sans penser qu’un magister allait déverser ex cathedra ses savoirs en lui comme dans un vase vide.

La transformation pédagogique actuelle, certes aidée par les apports du numérique, n’est en définitive, un siècle plus tard, pas autre chose.

La bibliothèque learning center peut se définir comme une sorte de carrefour où convergent les différentes formes de diffusion du savoir : imprimée, numérique, orale, par les pairs, etc. et donc comme un des lieux idéaux pour leur transmission. Elle permet la circulation (des personnes, des documents, des idées) et constitue, par les flux qui l’animent, un milieu moins « étanche » que la traditionnelle salle de cours ou l’amphi, par définition lieux fermés où la transmission se déroule à huis clos, avec deux seuls « acteurs » : le professeur et ses étudiants. Accessible à un plus large public (autres services de l’université, intervenants culturels et artistiques, associations, milieu scolaire, etc.), la bibliothèque universitaire est synonyme d’ouverture.

La bibliothèque, carrefour de collaborations

Isabelle Eleuche

On l’a vu, l’usager, enseignant ou étudiant, est clairement au centre de la démarche : il est d’une part demandeur de ce type d’espaces, qui lui permet de nouvelles pratiques (entraînement aux présentations orales, travail en groupes, puis mise en commun, brainstorming, vérification de la compréhension par l’utilisation de boîtiers d’expression ou de vote…), et d’autre part acteur de sa mise en œuvre puisqu’il est associé à sa conception. La bibliothèque est clairement un lieu d’écoute, où l’on peut s’adresser pour faire part de ces nouveaux besoins, qui ne trouvent pas forcément leur place ailleurs dans l’université.

Ce nouveau positionnement, au-delà de l’accompagnement de la transformation pédagogique, permet d’être en parfaite adéquation avec les besoins des usagers finaux de nos bibliothèques. La bibliothèque est réellement à l’interface entre l’expression du besoin de l’enseignant, qui définit précisément ses attentes en termes de matériel pédagogique, parfois réduit à sa plus simple expression (tableau blanc par exemple), et les usages des étudiants. Elle place la bibliothèque dans une position d’acteur privilégié, observateur des pratiques pédagogiques et de leur évolution, à même de réagir rapidement pour intégrer de nouveaux besoins. Les bibliothécaires sont vécus comme de véritables partenaires de l’apprentissage au sein de l’université, en parfaite complémentarité des enseignants-chercheurs.

De façon symétrique, l’étudiant, dont le besoin est reconnu, intégré à la démarche de conception, et dont l’expérience est prise en compte, acquiert une nouvelle dimension comme acteur à part égale dans l’université, légitime et affirmé. Cette collaboration me semble emblématique de la conception de ces nouveaux espaces, qui fonctionne en synergie avec ses utilisateurs.

Coline Blanpain

L’« espace innovant » n’est pas performatif. Cela dit, j’adorerais coller un panneau « espace innovant » sur plusieurs endroits et observer ce qu’il se passe ! Au Havre, notre espace learning lab offre des conditions favorables pour des rencontres et des pratiques pédagogiques, mais l’innovation, si on l’appelle ainsi, vient des personnes et de leurs façons de travailler / apprendre ensemble.

Le fait que cet espace accueille des enseignements qui sont évalués par compétences et non par notes, des rencontres associatives, des ateliers Wikipedia organisés entre pairs, des enseignements par projets, des moments de vulgarisation scientifique, de la formation continue, des formations aux pédagogies expérientielles (!), des speed dating entrepreneuriaux, nos propres réunions de bibliothécaires, des Escapes Games, des cafés pédagogiques en lien avec des MOOCs… je ne sais pas si c’est innovant, mais cela crée plein de nouvelles rencontres et opportunités de collaboration, comme autant de nouvelles synapses entre les neurones de cette communauté universitaire.

Enrica Harranger

La bibliothèque est d’ordinaire un lieu très fréquenté par les étudiants. Cela fait près de dix ans qu’est arrivé de l’autre côté de l’Atlantique le concept de learning center, qu’on pourrait traduire par « centre d’apprentissage ».

Et ce concept, contrairement à une acception souvent restreinte, ne se limite pas à la mise à disposition d’ordinateurs et de mobilier convivial, mais est avant tout une façon d’intégrer bibliothèques et pédagogie, de faire travailler ensemble des personnels dont les pratiques professionnelles, bien qu’œuvrant au même objectif – la diffusion des connaissances –restent souvent étanches et trop déconnectées l’une de l’autre 6  : le bibliothécaire, dans sa bibliothèque, l’enseignant, dans son amphi ou sa salle de TD…

Ainsi, l’espace innovant en bibliothèque, adapté aux nouvelles pratiques de travail collaboratif, peut-il s’offrir comme un laboratoire de l’innovation pédagogique. Loin de la traditionnelle salle de TD et de l’amphi, il propose un autre environnement, plus ouvert, et ce seul élément sera déjà propre à influer sur la façon dont les acteurs (étudiants, enseignants) appréhenderont leur relation pédagogique et leur rapport au savoir. Ce type d’espace sera plus propice à la co-construction des savoirs, à l’approche transversale et transdisciplinaire, et aux pédagogies actives (approche par compétence, pédagogie par projet).

Il pourra accueillir des formes de mise en commun et de diffusion des connaissances diversifiées, auxquelles les outils numériques pourront éventuellement venir en appui, (séances de tutorat, mini-conférences, travaux de groupes avec enseignant…).

Les espaces innovants, un enjeu stratégique
pour la bibliothèque

Isabelle Eleuche

Il n’y a pas de doute, toutes les bibliothèques envisagent leurs espaces innovants comme des enjeux stratégiques de positionnement au sein de leur établissement.

On peut considérer ces nouveaux espaces comme des « produits d’appel » : pour les enseignants, qui trouvent dans les locaux de la bibliothèque les salles innovantes dont ils ne disposent peut-être pas au sein de leur faculté ou composante, et qui réinvestissent la bibliothèque pour les utiliser ; pour les usagers, qui ont parfois une vision un peu classique de la bibliothèque. Ceux-ci se rendent compte de la capacité d’innovation et d’investissement de la BU pour améliorer leurs conditions d’étude et leur proposer de nouveaux usages : ils (re)viennent à la bibliothèque pour ces locaux particuliers, et peuvent alors constater son évolution globale.

Pour l’établissement lui-même, disposer de ce type de locaux au sein de bibliothèques rénovées est une vitrine de sa modernité et de sa capacité à faire évoluer ses pratiques pédagogiques. La visibilité de la bibliothèque est un enjeu fort, mobilisateur, qui témoigne de sa capacité d’adaptation dans des pratiques qui évoluent, au service des grandes missions de l’université, dans un contexte d’enseignement supérieur lui-même très évolutif.

Enrica Harranger

Il en va, me semble-t-il, de l’évolution des bibliothèques et de leur maintien « au cœur », ou en tous les cas dans le dispositif central de diffusion des connaissances au sein des établissements d’enseignement supérieur. Les espaces innovants ne sont bien entendu pas le seul levier. La diffusion des contenus numériques, l’administration des portails d’archives ouvertes, la gestion des métadonnées et des données de la recherche en sont d’autres, et non des moindres, en lien avec le numérique. Puisque les contenus deviennent – de plus en plus –numériques (voir l’accélération de l’offre de manuels électroniques pour les licences et masters depuis quelques années), la matérialité de la bibliothèque passe de plus en plus par la proposition d’espaces adaptés aux nouveaux usages et dont nos publics sont très demandeurs.

Est-ce à dire, comme on l’entend souvent, que les BU ne vont devenir que des « salles de travail » avec des services associés (salles de travail en groupe ou individuel réservables en ligne, systèmes d’impression à distance, etc.) ? Je ne le pense personnellement pas. Parce qu’il y a besoin de bibliothécaires pour organiser l’information et la transmettre, ordonner le chaos, penser les espaces, dialoguer avec les usagers, les accueillir dans une démarche d’amélioration continue.

La création d’espaces innovants est une opportunité à saisir pour les bibliothèques : ils peuvent être les vitrines de leur expertise dans divers domaines : gestion de la documentation et des portails numériques, formation des usagers sous diverses formes (ateliers, jeux sérieux numériques ou en présentiel), sélection d’informations sur des domaines transversaux ou couvrant des champs connexes à la documentation académique (orientation et insertion professionnelle en lien avec les services dédiés de l’université, formation continue, formation et autoformation en langues, accueil d’ateliers de conversation, etc.).

Coline Blanpain

Dans le cas de l’université Le Havre Normandie, la bibliothèque centrale est déjà un lieu de convergence du campus. C’est un équipement qui a dix ans, à quelques pas des bâtiments des UFR, et qui constitue un trait d’union géographique entre la ville et le campus, mais aussi symbolique grâce à son bâtiment emblématique, l’offre de services à la communauté universitaire et une politique culturelle très affirmée.

Au-delà du campus, ce trait d’union n’est pas isolé, il fait partie d’un ensemble de caractères spéciaux qui essaiment au Havre depuis peu (en comparaison avec leur développement dans les métropoles françaises) : une cantine numérique, des espaces de coworking de plus en plus nombreux et variés, des coffees et anticafés, une Cité du numérique en construction… sans parler du contexte universitaire normand, avec des établissements plus ou moins dotés d’infrastructures et d’équipes dédiées à la pédagogie universitaire.

L’enjeu, pour notre learning lab sur le campus, est alors d’être un espace mais surtout un service pour et par notre communauté enseignante et apprenante, dans ce lieu neutre et bien identifié qu’est la bibliothèque.

Le rôle de l’ingénieur pédagogique est de faire vivre le lieu, d’accompagner les enseignant.e.s dans leurs pratiques pédagogiques, mais aussi de documenter et valoriser leur production, en commençant par ce qui se passe à La Capsule. Valoriser dans un but de partage donc, mais aussi de visibilité pour ce service. Nous en sommes au tout début ; pour l’instant, la communication s’est beaucoup portée sur l’ouverture du lieu. Le nom évoque la capsule spatiale, belle référence pour un lieu d’exploration et de découverte, ou encore, pour les botanistes, la capsule des plantes, chargée de graines qui vont se disséminer ; ou plus « pop culture », les capsules de CapsuleCorp dans Dragon Ball Z, qui permettent de miniaturiser de grandes choses pour les déplacer… ça c’est innovant !

Vers un nouveau modèle de bibliothèque ?

Isabelle Eleuche

Je me méfie un peu des appellations figées : la bibliothèque est devenue un espace très mouvant, où l’on peut trouver aussi bien des espaces considérés aujourd’hui comme « innovants », et qui seront peut-être demain la norme, que des pratiques nouvelles. Je ne crois pas non plus qu’il y ait d’opposition ou de complémentarité entre les modèles de bibliothèques dits « classiques », des learning centers dont le concept est déjà un peu daté, et des lieux qui cherchent avant tout à répondre au mieux aux besoins de leurs usagers.

Que ce soit par l’implantation de learning labs, de salles offrant des services spécifiques (on pourrait citer la salle d’anatomie implantée à la BU santé Rockefeller, qui met à disposition des étudiants des modèles anatomiques, des planches et des logiciels 3D), ou d’accueil de services extérieurs pour des partenariats (tutorat, relations internationales, sensibilisation à la santé…), la bibliothèque est aujourd’hui un objet peut-être un peu flou et moins facile à définir, mais toujours à l’écoute de ses usagers et doté d’une capacité sans limite à se réinventer.

Enrica Harranger

Je ne sais pas si on peut parler de « nouveau modèle de bibliothèque ». Et pourquoi faudrait-il distinguer, de manière duale, la bibliothèque « classique » et le learning center ? Pour moi, c’est juste LA bibliothèque qui s’adapte à son temps, à son environnement, à ses usagers. Il n’y a pas un « avant » et un « après », la bibliothèque « traditionnelle » et la bibliothèque moderne ou « innovante ». Il faut être dans un processus d’adaptation constante. Qui peut dire ce que les BU seront dans vingt ou trente ans ? De mon point de vue, la principale qualité du bibliothécaire, outre les savoirs et savoir-faire à actualiser sans cesse, est, et sera de plus en plus, la capacité d’adaptation.

Coline Blanpain

J’ai peu de choses à dire sur la distinction présumée entre bibliothèque et learning center. Notre lieu fait partie du réseau Learning Lab Network, se dénomme donc learning lab, ce qui est commode pour un espace d’expérimentation pédagogique ; mais son petit nom d’usage, La Capsule, lui va très bien aussi et est d’ailleurs plus employé par la communauté universitaire.

Je ne crois pas aux modèles, mais aux inspirations et aux intuitions. Si théoriser sur des modèles d’espaces permet de partager des idées, tant mieux. Mais ce qui m’intéresse à titre professionnel, c’est de rencontrer les personnes derrière le branding et d’échanger avec elles sur leurs pratiques, leurs réussites et leurs échecs. Faire des choses plutôt que de les nommer à tout prix.