Le web affectif
Une économie numérique des émotions
Camille Alloing
Julien Pierre
ISBN 978-2-86938-249-7 : 10 €
Ce court ouvrage de la collection « Études & controverses » des éditions de l’INA consacré au Web affectif : une économie numérique des émotions fait le tour des enjeux qui découlent de la mise au centre des affects dans la production de valeur au sein des modèles d’affaires des plateformes numériques, comme l’écrit Antonio A. Casilli dans sa lumineuse préface.
Camille Alloing est enseignant-chercheur, maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’IAE de l’Université de Poitiers, auteur du blog CaddE-Réputation 1 et de nombreux travaux sur l’e-reputation. Julien Pierre est enseignant-chercheur, associé à l’Audencia Business School de Nantes. Ils signent ici un traité savant qui a d’abord le mérite de proposer des hypothèses autour de concepts largement documentés par une bibliographie importante et des références permanentes aux positions quelquefois nuancées ou contradictoires des théoriciens du sujet.
Vous pensiez comme moi que vos « likes » ne vous engageaient que dans l’instant et s’évaporaient tout aussitôt dans l’espace virtuel, volatile et oublieux ? Les auteurs nous font bien vite réaliser la complexité de ce « web affectif » dans lequel nous avons progressivement glissé, en en tirant peut-être du plaisir, mais celui qui peut naître d’une certaine forme d’enfermement et de manipulation…
Le début de l’ouvrage est consacré à ce qui distingue l’affect de l’émotion ; l’un étant la marque d’une relation sociale, l’autre l’expression de la psychologie d’un individu. L’émotion, selon eux, est brandie comme un concept-écran par les plateformes qui cherchent à capitaliser des « affects » pour produire de la valeur dans une logique économique. Ces entreprises cherchent à mieux cerner la psychologie, les goûts, les attentes des usagers consommateurs à partir d’une analyse segmentée de l’expression de leurs affects. Psychologie, neurosciences, économie, sociologie, informatique et gestion sont convoquées pour fournir une théorie globale des émotions qui peut sembler assez (trop ?) complexe. À la suite de ces définitions, les auteurs reviennent sur l’affect comme valeur économique démontrant l’évolution du travail affectif en digital labor. C’est cette partie qui nous est apparue comme la plus passionnante car elle décortique ce qui compose ce « capitalisme affectif » qui dessine l’architecture d’une exploitation de nos affects comme source de valeur et, pourquoi pas, de domination culturelle ou sociale.
Que fait aujourd’hui le web affectif ? Il met l’internaute au travail afin qu’il produise des clics dans cette nouvelle économie du « capitalisme affectif », dans laquelle on trouve des cliqueurs spontanés, vous, moi, vos enfants, vos cousins, à la fois cibles et moyens de la circulation des affects… et les « travailleurs du clic » qui, comme dans le dernier ouvrage de Marie Darrieussecq, Notre vie dans les forêts, sont payés quelques centimes (ou bien moins en réalité) dans de lointains pays pauvres pour cliquer sur des contenus, liker des offres, valoriser tel homme politique, plébisciter telle star.
« Vous voyez ce que c’est, cliqueur, comme métier ? Il s’agit d’enseigner aux robots toutes nos associations mentales, pour qu’ils puissent un jour les faire à notre place. Ça leur permettrait de travailler en empathie, etc. 2 »
L’ouvrage permet ainsi, comme l’écrivent les auteurs, de « définir un modèle socio-économique de l’exploitation des affects numériques qui (nous) donnera par la suite des points de repère pour des approches plus micro, centrées sur les usagers et sur des pratiques spécifiques ».
Quelles fonctionnalités techniques ont été déployées par les plateformes pour permettre cette moisson d’émotions à chaque contenu diffusé ? L’adhésion des internautes à ces fonctionnalités est si forte qu’on peut se demander si ce sont les plateformes qui ont initié ces pratiques ou si ce sont les internautes qui les ont sollicitées. Dans un lointain XXe siècle, je me souviens d’un professeur de latin qui nous expliquait que les adverbes étaient « le cancer des langues qui se meurent ». C’était l’époque où une chose belle était « vachement belle », ou « drôlement bonne », car l’adjectif seul était trop tiède pour exprimer les sentiments. Il citait des vers de Racine et tentait de nous faire sentir la force dévastatrice de la litote quand Phèdre déclare à Hyppolite son amour :
« Dieux ! Que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !
Quand pourrai-je, au travers d’une noble poussière,
Suivre de l’œil un char fuyant dans la carrière ? »
Que dirait-il aujourd’hui de l’usage des smileys et des émoticônes convoqués obligatoirement pour surligner d’un gros trait jaune les émotions à qui ne saurait les comprendre ? Jusqu’où ira cet affichage des émotions dont nous nous nourrissons jusqu’à la nausée ? Aura-t-on de plus en plus besoin de ce sur-texte pour rendre disponible quelques secondes notre cerveau sur-sollicité dans cette nouvelle « économie de l’attention » ?
Au-delà de ces considérations rhétoriques, l’ouvrage montre brillamment comment tags et hashtags permettent de « redocumentariser » l’information qui circule sur les plateformes permettant de la façonner, de la classer (trending topics), de la diffuser et de la relayer, les clics et RT ayant valeur de validation du contenu bien plus qu’une réelle évaluation de la véracité / pertinence de son contenu.
Après avoir décortiqué les affects numériques en surface, les auteurs s’attardent sur les dispositifs technologiques profonds qui permettent la commensuration effectuée par les acteurs de la e-réputation. Ils reviennent sur le caractère obscur des métriques et des algorithmes de ranking utilisés par ces plateformes. Que mesure-t-on, comment, pour qui, pourquoi ? Comment fonctionne le machine learning ? L’ouvrage n’a pas la prétention de tout expliquer, cependant il a le mérite de nous alerter sur ces dispositifs qui semblent neutres mais qui s’avèrent être des outils de marketing et de vente conçus pour répondre aux impératifs des entreprises à la recherche de clientèle. Quand on ajoute(ra) à ces dispositifs technologiques les outils de reconnaissance faciale, de reconnaissance vocale, et les big data que ne vont pas tarder à fournir les objets connectés de notre vie quotidienne, on comprend mieux la notion de « contrôle social » et la nécessité de réguler l’usage des données personnelles.
Les auteurs précisent à plusieurs reprises que le débat ne fait que commencer. Mieux comprendre en quoi nos clics créent de la valeur, rester vigilant sur les contenus qui nous sont fournis et leur éditorialisation (pourquoi ça plutôt que ça ?), participer à la co-construction d’un web démocratique et transparent (ou, du moins, qui affiche ses règles) sont des défis dont il est urgent de se saisir et à quoi nous invite ce précieux petit ouvrage !