Comment faire de l’anthropologie en bibliothèque ?

Un guide pratique pour la recherche ethnographique appliquée en bibliothèque universitaire

par Christophe Evans

Andrew Asher

Susan Miller

ADBU, 2016, 53 p. (traduction française)
En ligne : http://adbu.fr/competplug/uploads/2016/10/methodes_anthropologie_en_bibliotheques.pdf

J’étais un peu dubitatif quand j’ai commencé la lecture de ce guide pratique traduit de l’américain et intitulé Comment faire de l’anthropologie en bibliothèque ?. Nicolas Beudon, l’un des traducteurs (ancien collègue de la BPI, directeur actuel de la BM de Bayeux et spécialiste du design de service), venait de me proposer de relire en avant-première la version française du texte. L’association des termes « guide pratique » et « anthropologie » sonnait un peu comme un oxymore pour moi, d’autant que le sujet était traité en 50 pages à peine. Mais je dois reconnaître que j’ai été agréablement surpris. Le propos est bien étayé d’un point de vue théorique, lucide sur le caractère exigeant de la démarche en anthropologie appliquée (un peu chronophage), et surtout tout à fait opérationnel pour toutes les pistes de travail qu’il suggère. Certaines choses, un peu complexes, mériteraient évidemment d’être développées à certains moments (l’ethnographie appliquée est simplement présentée dès l’introduction comme permettant de « découvrir, de comprendre et de résoudre des problèmes humains » ; les focus groups quant à eux sont décrits comme étant des « entretiens collectifs » ; la recherche qualitative repose sur « l’interprétation des significations, des métaphores et des symboles employés dans le monde social »), mais dans l’ensemble, le guide me semble tout à fait pertinent et sans doute très utile pour un néophyte qui voudrait se jeter à l’eau. Il faut dire qu’il a été rédigé par deux anthropologues à la suite d’un projet d’envergure : le projet ERIAL (Ethnographic Research in Illinois Academic Libraries) qui s’est déroulé dans cinq universités américaines entre 2008 et 2010, a mobilisé plus de 600 personnes et a permis à des bibliothécaires de collaborer avec des anthropologues dans le cadre d’une étude de terrain. L’enquête cherchait à comprendre comment les étudiants effectuent leurs recherches et la façon dont ce processus de recherche est influencé par les interactions avec les enseignants et les bibliothécaires (d’où l’intérêt accordé à ce que l’on appelle « l’entretien de référence » outre-Manche et outre-Atlantique : soit l’assistance concrète – orientation, renseignement, accompagnement – apportée à un usager dans sa recherche d’information). Ayant des visées pratiques pour développer de nouveaux services prenant mieux en compte les pratiques et les représentations des usagers, l’enquête a logiquement pris la tournure d’une recherche/ action dans le champ de l’anthropologie appliquée (ou de l’ethnographie appliquée, les deux formules étant invariablement utilisées dans la traduction). Le guide pratique, qui est l’un des résultats de cette vaste entreprise, permet de présenter les méthodes qualitatives d’enquête mises en œuvre sur le terrain (essentiellement des observations et des entretiens semi-directifs) afin de les mettre à l’épreuve d’autres terrains. Il aborde la question de la planification d’un projet d’enquête en bibliothèque (logistique et programme de recherche), celle du recueil et de la transcription des données, celle de l’analyse de ces mêmes données, et enfin celle des conclusions pour impulser le changement.

Le guide met l’accent sur certains points qui sont souvent négligés quand on présente la méthodologie des enquêtes. Les phases de construction sont rappelées : phase de définition de l’objet, de lectures exploratoires, de préparation du travail de terrain, de répartition des rôles au sein de l’équipe ; le fait également que les outils doivent faire l’objet d’une construction / invention en fonction du sujet de l’enquête (plutôt que la récupération d’un outil déjà existant). La question de l’analyse de contenu des entretiens est par ailleurs l’une des parties les mieux détaillées, le procédé du « codage ouvert » et du « codage fermé » des entretiens est ainsi particulièrement bien exposé. Les auteurs reviennent également de façon convaincante sur le « pouvoir explicatif » des méthodes qualitatives appliquées au terrain des bibliothèques, surtout quand les problématiques de recherche s’efforcent de bien comprendre l’univers mental et symbolique des usagers en plus de leurs propres écosystèmes de pratiques (par exemple pour tenter de répondre au paradoxe suivant : « Pourquoi les étudiants qui obtiennent de bonnes notes dans leurs cours de méthodologie de recherche documentaire échouent souvent lorsqu’ils doivent mobiliser les mêmes concepts en situation réelle ? »).

On trouvera enfin quelques conseils utiles pour mettre en application des techniques peu courantes mais très efficaces : journaux photographiques, journaux cartographiques ou cartographie cognitive.

Pour conclure, je dirais que ce document arrive au bon moment : alors que les enquêtes qualitatives font l’objet d’un regain d’intérêt en bibliothèque universitaire à la faveur notamment du succès que rencontrent aujourd’hui les méthodes « UX » (user experience). Le guide peut évidemment servir sur d’autres terrains que les bibliothèques universitaires ; en revanche, il soulève fort justement la question de la collaboration bibliothécaires / chercheurs qui apparaît en filigrane comme un prérequis en matière d’anthropologie appliquée : faire sans cette collaboration est possible, faire avec est tout à fait souhaitable. Reste à trouver les bonnes occasions de collaboration, elles ne manquent sans doute pas. La traduction mise en chantier par l’ADBU est donc une excellente initiative, il serait utile pour la suite de s’atteler à la traduction de l’une des références citée dans le guide : l’ouvrage Studying students. The undergraduate Research Project at the university of Rochester , coordonné par Nancy Fried Foster et Susan Gibbons. Il s’agit cette fois de résultats de recherche anthropologique sur les manières de faire des étudiants, plus que de méthodologie.