Bande dessinée et numérique

par Benjamin Caraco
Sous la direction de Pascal Robert
CNRS Éditions, « Les Essentiels d’Hermès », 2016, 252 p.
ISBN 978-2-271-08759-1 : 8 €

Après Bande dessinée et lien social, publié en 2014 sous la direction d’Éric Dacheux, la collection « Les Essentiels d’Hermès » s’enrichit d’un nouveau titre consacré à la bande dessinée et au numérique. Pascal Robert, professeur à l’Enssib et spécialiste de la bande dessinée, coordonne ce volume qui réunit des universitaires issus de différentes disciplines (arts plastiques, esthétique, histoire, sciences de l’information et de la communication, sociologie) ainsi que plusieurs auteurs de bande dessinée. Le tout est illustré par Martin Guillaumie.

Dans son introduction, Pascal Robert rappelle l’importance du support pour les productions artistiques. La bande dessinée n’échappe pas à cette règle puisqu’elle a été travaillée dès sa « double naissance », européenne puis américaine, par l’alternative « album » ou « périodique ». L’arrivée du numérique constitue néanmoins un « changement potentiellement assez radical », puisque ses caractéristiques sont éloignées de celles des supports imprimés précédemment cités. Dans des travaux ultérieurs, P. Robert avait montré en quoi la bande dessinée avait réussi à surmonter quatre paradoxes constitutifs : « raconter des histoires de manière privilégiée en images », de façon dynamique à l’aide d’éléments fixes, sans son et « en projetant un espace 3D sur un espace 2D (celui de la feuille), en privilégiant l’espace sur le temps ». Avec le numérique, les inventions mises au point dans le cadre d’une « sémiotique graphique » ne sont plus nécessairement d’actualité puisqu’il est possible de créer un univers multimédia avec, entre autres, de l’animation, du son et du relief. En l’absence des contraintes inhérentes au support imprimé, est-il encore possible de parler de bande dessinée numérique ? A contrario, se demande P. Robert, quelle est la valeur ajoutée du numérique lorsqu’il est donné à voir une simple « reprise homothétique » de planches scannées ou conçues pour le numérique avec les codes de l’imprimé ? Le numérique risque ainsi de modifier la définition de la bande dessinée lorsqu’il en devient le support. Faut-il alors réintroduire « artificiellement » certaines contraintes « pour pouvoir continuer à faire de la bande dessinée tout en inventant de nouvelles solutions sémiotiques graphiques, liées au numérique  1 » ?

Les contributions qui composent cet « Essentiel » s’efforcent de proposer un état des lieux des relations entre bande dessinée et numérique avec, en ligne de mire, la question du support évoquée par P. Robert. Ces relations continuent à évoluer comme en témoigne la contribution de Julien Baudry (« Généalogie de la bande dessinée »). Synthèse d’une série de cinq articles sur l’« histoire de la bande dessinée numérique française  2 », J. Baudry distingue ainsi quatre périodes qui suivent « l’évolution de la culture numérique » : celles du multimédia (avant 1996), d’internet (1996-2004), puis des réseaux sociaux avec le phénomène du « blog BD » (2005-2009) jusqu’aux interrogations sur la viabilité économique de la bande dessinée numérique (2009-2015). Ces différents « moments » partagent un point commun : ce sont les créateurs, qu’ils soient professionnels ou amateurs, qui sont à l’origine du changement. Les États-Unis et l’Asie ne sont pas en reste dans ces expérimentations avec, respectivement, le webcomic étudié par Julien Baudry, et le webtoon coréen présenté par Philippe Paolucci.

Le paramètre géographique n’est bien sûr pas le premier dans la gamme des déclinaisons de la bande dessinée numérique. Magali Boudissa propose une typologie qui distingue les bandes dessinées ayant recours à un écran fixe ou déroulant, de celles utilisant des sons, de l’animation ou « différents types d’image », et d’autres « interactives », qu’elles soient jouables ou hypertextuelles. Ces variables questionnent les limites de la définition de la bande dessinée. Un récit dont le rythme de défilement des images est imposé ne devient-il pas de facto une animation ? Les mêmes interrogations autour de « l’érosion des frontières » surgissent lorsque l’on se penche, comme Anthony Rageul, sur les bandes dessinées qui empruntent certains éléments au jeu vidéo. Plus largement, le support numérique induit une nouvelle sémiologie que décrypte Julia Bonaccorsi à l’aune de quelques exemples montrant en quoi la trilogie « case, planche, récit » (Benoît Peeters) est bouleversée par l’écran.

La réception de la bande dessinée est également envisagée par deux contributions sociologiques. La première, signée Julien Falgas, revient sur la fortune de deux bandes dessinées numériques innovantes : Les Autres Gens 3 et MediaEntity 4, dont la principale originalité est l’usage du diaporama inspiré du format « turbomédia  5 ». Dans le premier cas, c’est la combinaison de « cadres de référence » connus des lecteurs, à savoir « l’information en ligne, le feuilleton télévisé et la bande dessinée », qui explique le succès des Autres Gens. Dans le second cas, J. Falgas estime que la réussite de la série doit beaucoup à l’hybridation proposée par ses auteurs entre l’héritage de la bande dessinée et le monde de l’audiovisuel, en particulier le story-board. En cela, au « travers de ses prolongements numériques, la bande dessinée moderne perpétue l’héritage polygraphique dont elle a été légataire tout au long du XXe siècle et démontre qu’elle n’a pas perdu sa capacité à dialoguer avec les technologies contemporaines ». Malgré la popularité de telles bandes dessinées numériques, les données statistiques exposées par Christophe Evans révèlent une pratique de lecture marginale, quand bien même les enquêtes et les méthodologies actuelles mériteraient d’être améliorées afin de mieux la cerner.

Le dialogue entre plusieurs auteurs, des plus convaincus aux plus réticents, au sujet de la bande dessinée apporte un éclairage intéressant, notamment à travers les réflexions critiques d’Olivier Jouvray qui nuance la radicalité de certaines innovations. De son côté, Balak pointe à juste titre que « la frontière entre le lecteur et le spectateur », par le recours à l’animation, ne doit pas être dépassée « afin de rester dans le champ des BD numériques ». Enfin, Benoît Berthou envisage les divergences entre auteurs et éditeurs au sujet de la bande dessinée numérique. En effet, la création de plateformes d’éditeurs de bandes dessinées, comme Izneo  6, ne va pas sans poser des questions d’ordre juridique, économique, mais aussi artistique.

Bande dessinée et numérique constitue une très bonne introduction problématisée aux relations entre ces deux termes, et non à la seule bande dessinée numérique. Les textes se partagent de façon équilibrée entre réflexions théoriques, études de cas et synthèses. Plutôt que de se concentrer sur des phénomènes connus, comme celui du « blog BD », certes évoqué mais qui a tendance à éclipser la diversité de la présence numérique de la bande dessinée, les articles font découvrir des œuvres originales. La porosité entre des pratiques professionnelles et d’amateurs empêche vraisemblablement une quantification de la production actuelle, ce qui aurait été appréciable afin de mieux saisir son ampleur. Par ailleurs, cette limite conduit inévitablement à une focalisation sur certains exemples emblématiques, qui s’explique également par la jeunesse de ce support. Pour autant, il est réjouissant de voir que la bande dessinée « numérique » fait d’ores et déjà l’objet de travaux de recherche, alors que son incarnation imprimée aura attendu plus d’un siècle pour cela.

  1. (retour)↑  Dans ce même développement, Pascal Robert propose également d’inverser la perspective : ce média vieux de bientôt deux siècles ne serait-il pas en mesure d’apporter quelques enseignements à son cadet ? Tout comme le texte a précédé l’hypertexte avec les notes de bas de page et les références bibliographiques, la bande dessinée dispose d’une expérience certaine dans le maniement des cadres qui sont des composantes essentielles de nos environnements numériques.
  2. (retour)↑  Julien Baudry, « Histoire de la bande dessinée numérique française », Neuvième art 2.0, 2012. http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?rubrique72
  3. (retour)↑  http://www.lesautresgens.com
  4. (retour)↑  http://www.mediaentity.net
  5. (retour)↑  Pour reprendre la définition du « Glossaire » qui clôt l’ouvrage, le turbomédia est un « format narratif inventé par Yves Bigerel sous le pseudonyme de Balak et promu par Alexandre Ulmann sous le pseudonyme de Malec. L’auteur expose son récit sous la forme d’une succession de diapositives que le lecteur consulte au rythme de sa lecture. De nature graphique et pouvant comporter des textes ou des phylactères sur le modèle de la bande dessinée, les diapositives peuvent intégrer du contenu animé, sonore ou interactif. Le recours à des effets cinétiques inspirés de la pratique du story-board d’animation est caractéristique des productions turbomédia » (p. 228-229).
  6. (retour)↑  https://www.izneo.com/fr/