Communs du savoir et bibliothèques
Éditions du Cercle de la Librairie, 2017, 190 p.
ISBN 978-2-7654-1530-5 : 35 €
Écrivons-le d’emblée : ce nouveau titre de la collection « Bibliothèques » sera à ranger parmi les plus utiles. Ce volume est facile à lire, les interventions sont brèves et rythmées par un plan très structuré, dans une progression graduée de façon pédagogique. L’expression « communs du savoir » lie étroitement toutes les contributions dues à des bibliothécaires mais aussi à d’autres « métiers » de la fonction publique, à des enseignants-chercheurs, à un consultant, alliant des noms connus à ceux de plus jeunes contributeurs et contributrices ; la rigueur du leitmotiv ajoutant tout son relief à la variété des approches.
Lionel Dujol donne d’emblée la tonalité du volume qui n’est ni, seulement, une analyse des enjeux, ni un recueil de chants militants. Le commun de la connaissance étant défini comme « une activité collective et horizontale pour créer, maintenir et offrir des savoirs en partage », le propos consiste à proposer des clés pour comprendre les mutations des pratiques professionnelles des bibliothécaires. Il s’agit de l’adaptation des pratiques, et non celle des missions des bibliothèques – qui ne sont pas remises en cause par l’évolution sociétale en cours –, due aux nouvelles technologies. À l’inverse, les professionnels seraient bien mal inspirés de considérer que l’usage commun du service public est une modalité atténuée des communs du savoir : tout le volume tend à montrer le contraire en donnant les clés pour transformer, un peu ou beaucoup, les bibliothèques en « tiers-lieux » – pas en « troisième » – propices à la co-construction de la connaissance. Cela suppose, comme le démontre Hans Dillaerts, de changer non de politique, mais de modèle, quitte à ruser avec les artefacts concrets [Anne-Gaëlle Gaudion].
Pour évoluer, il faut bien se connaître au préalable et connaître le terrain. Le parti global de l’ouvrage reprend celui de SavoirsCom1 et s’inscrit dans la problématique large de l’économie de l’information, menacée par deux écueils. Charybde, c’est la pratique des enclosures, juridiques, économiques, techniques [Hervé Le Crosnier] qui grignotent depuis le Moyen-Âge la notion de commun ; en France, aujourd’hui, il n’existe aucune définition ni, a fortiori, obligation des communs de la connaissance, la loi dite « République numérique » adoptée en octobre 2016 ne postule que des dérogations au droit d’auteur [Valérie Peugeot]. Scylla, c’est l’économie. Alors que l’essor des communs est en partie dû à la réaction contre l’augmentation des coûts de la documentation académique, on constate que la puissance publique prétend elle-même à des droits sur les documents, notamment « patrimoniaux » entrés dans le domaine public, au titre de leur numérisation. L’étude menée par Pierre-Carl Langlais sur cent une bibliothèques numériques est éclairante : « En l’état, le copyfraud ne constitue pas une dérive mais la “bonne pratique” par défaut, y compris dans les plus grandes institutions. » Elle est complétée par Lionel Maurel qui, s’appuyant notamment sur les exemples de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg et des Archives départementales des Hautes-Alpes, démontre que s’engager dans un modèle économique payant n’est pas… économique ! Si la loi Velter de 2015 permet aux institutions culturelles de lever des redevances sur la numérisation, c’est qu’elle s’inscrit toujours dans le paradigme traditionnel de représentation de la culture et des savoirs, fondé sur l’acquisition de ressources (nouveautés) payantes dont Hans Dillaerts montre qu’on peut le réorienter vers la production de communs.
Cette évolution suppose à la fois un changement de véhicule et de mode de conduite. Le véhicule, c’est l’open data dont Sandrine Mathon explique efficacement les principes : distinguer la donnée de ses usages et libérer celle-là pour favoriser la diversité de ceux-ci (ce simple fait épistémologique me paraît interpeler la pratique usuelle qui consiste souvent, pour des raisons que l’on ne peut développer ici, à affecter les documents de bibliothèque à un usage : type de public, de support, de conservation, de localisation…). Les données servant traditionnellement à la gestion et au pilotage peuvent ainsi avoir une troisième vie, celle « que lui insuffle un utilisateur extérieur à la structure productrice lorsqu’il s’en empare pour en faire une utilisation totalement décorrélée de ce pourquoi la donnée a été initialement collectée et traitée ».
En écho, Pauline Moirez montre que c’est l’exploitation collective du patrimoine qui fait sens, en prenant en compte les aspects législatifs et d’usage de la folksonomie, entre crowdsourcing et community management. Mais « comment pourrait-on inciter le public à contribuer s’il ne peut pas librement utiliser les documents dont il améliore la description et l’accès ? »
Et les collectivités ? Comment peuvent-elles faciliter le libre partage des connaissances ? En libérant leurs propres données, d’ailleurs « les premiers acteurs intéressés par les data de bibliothèque restent les bibliothèques elles-mêmes », pour autant qu’elles s’habituent à cette pratique. D’ailleurs, les bibliothécaires ne managent guère leurs données alors qu’ils en ont plus que beaucoup ne souhaiteraient en avoir [Aurore Cartier].
En investissant Wikipédia, c’est-à-dire en acceptant de nouvelles règles et en se posant « la question de travailler pour un public qui va bien au-delà de nos usagers habituels » [Sylvain Machefert].
En développant l’open access. Grégory Colcanap construit un plaidoyer pour une politique publique française de mise à libre disposition en ligne des résultats de la recherche scientifique, qui rattraperait sur ce domaine les exigences européennes. Il rappelle au passage les enjeux de l’Initiative de Budapest (BOAI, 2002), de la Déclaration de Berlin (2003), du DOAJ (Directory of Open Access Journals). En parallèle, il est possible de mener une guérilla pour modifier, voire renverser les rapports de force avec les éditeurs commerciaux [Daniel Bourrion].
Comment, au fond, transformer la bibliothèque en fabrique de communs du savoir ? Silvère Mercier, dans une contribution qui synthétise la plupart des aspects théoriques du volume, insiste sur la nécessité de se départir de ce que l’on pourrait appeler les bons sentiments en surplomb de ses publics. Il faut passer à un système où le bibliothécaire n’est plus celui qui sélectionn, mais celui qui veille sur un dispositif et incite au maintien du commun. L’exercice est ardu et à contre-courant de la tradition française des services publics, « c’est la raison pour laquelle c’est un contresens de vouloir transformer toutes les bibliothèques publiques en communs ». Thomas Fourmeux enfonce le clou : « La production de biens informationnels est particulièrement adaptée aux communs pour autant que le professionnel change de posture […] la bibliothèque doit prendre du recul et considérer l’usager comme un pair. »
Pascal Desfarges conclut en montrant que l’espace public n’est pas un espace commun préétabli, mais qu’il « ne le devient que par les actions que l’on y produit en commun ». Plus que par son territoire, l’établissement se définit ainsi par son projet, dans un design de services « en hyperproximité avec les usagers ».
On peut, selon son caractère, refermer ce livre dans l’effervescence intellectuelle ou, au contraire, plein du dépit provoqué par la perspective de la nécessaire et profonde introspection que doit mener la profession face aux enjeux des communs du savoir. On peut aussi constater quelques bévues, formelles, et un défaut : les références aux licences Creative Commons auraient gagné à être harmonisées entre les contributions. Je regrette pour ma part que la notion de patrimoine juxtapose plus qu’elle ne les croise, dans un même projet culturel, les approches de la création contemporaine et de celle passée, celle qui n’est plus sous droits, dans le contexte d’une concurrence médiatique tous azimuts.
Mais cela est peu de chose, l’ensemble des propos s’inscrit dans l’analyse de la révolution globale que vivent les bibliothèques : plusieurs auteurs cités invitent à poursuivre la réflexion, selon le principe des « affects joyeux » de Spinoza. Ainsi Emmanuelle Bermès : « Dans cet espace concurrentiel qu’est le web, il revient également à la bibliothèque de développer des stratégies qui lui permettront de se placer sur le parcours de l’utilisateur. » Ou encore Martin Vanier : « Ce qui importe aujourd’hui s’inscrit plus dans la dimension réticulaire des territoires que la dimension territoriale des réseaux. »
En définitive, il faut passer d’une logique de propriété à une logique de (co-)production, mais Daniel Bourrion déplore que « [les bibliothèques éprouvent une] difficulté essentielle à passer du côté de la production quand elles continuent à se vivre encore et toujours comme de simples réceptacles des savoirs ».
Ne croyez pas que cette analyse vous dispense de lire l’ouvrage. D’une part, vous y trouverez de très nombreuses données – que vous pourrez réutiliser ! D’autre part, vous découvrirez des informations parfois étonnantes ou paradoxales, concernant La Roche-sur-Yon, Toulouse ou Rennes, RetroNews ou même Télé Z…