La documentation dans le paysage universitaire

L’impact de la structuration territoriale des établissements d’enseignement supérieur sur la politique documentaire des universités

Joëlle Claud

Habitués au travail en réseau et prêts à s’investir dans des projets partagés innovants, les services documentaires sont des acteurs discrets mais efficaces des politiques de site et des regroupements universitaires. Toutefois la documentation apparaît rarement comme un enjeu stratégique dans les recompositions en cours…

Documentary services are accustomed to pooling their efforts and keen to share in innovative joint projects: they play a discreet yet efficient role in site policies and university mergers. However, documentation has rarely been credited with strategic importance in the wave of reorganisations currently underway.

Durant les dix dernières années, les lois successives relatives à l’enseignement supérieur et la recherche (loi de programme pour la recherche n° 2006-450 qui a notamment créé les pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES), loi n° 2007-1199 relative aux libertés et responsabilités des universités, loi n° 2013-660 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche) ainsi que les différents programmes (plan campus, programme investissements d’avenir) ont transformé en profondeur le cpaysage universitaire français : le fonctionnement et l’organisation des universités ont été bouleversés, les synergies entre les universités, les écoles, les organismes de recherche se sont renforcées, les recompositions territoriales se sont multipliées.

L’objectif politique étant d’accroître la visibilité internationale des sites universitaires, le rapprochement entre établissements constitue une des constantes de ce mouvement imposé par le législateur et encouragé par la politique contractuelle de site mise en œuvre par le ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche.

La loi n° 2013-660 du 22 juillet 2013 offre trois possibilités aux universités en matière de structuration territoriale : la fusion en un seul établissement, la communauté d’universités et d’établissements (COMUE), l’association, sachant que chaque option n’est pas exclusive de l’autre.

Les activités de recherche et l’offre de formations sont bien évidemment fortement impactées par ces structurations, mais quelle place est faite à la documentation dans les recompositions universitaires ?

Un rapport IGAENR-IGB

L’IGAENR et l’IGB ont reçu, dans leur lettre de mission respective de l’année 2015-2016, une commande pour étudier « L’impact de la structuration territoriale des établissements d’enseignement supérieur sur la politique documentaire des universités  1 ». Le rapport diffusé en décembre 2016, s’est penché sur les répercussions des recompositions sur la fonction documentaire sur quatre sites, retenus en raison de la diversité des configurations. Il fait suite à un rapport rédigé en 2015 par l’IGB   2 qui avait dressé un bilan des répercussions de la fusion des universités sur la documentation, établi à partir des premières universités fusionnées. Les sites retenus sont les suivants :

  • Une COMUE en région : le choix s’est porté sur la COMUE Normandie Université, composée de trois universités (Caen, Le Havre, Rouen) et de trois écoles (ENSI Caen, INSA Rouen, ENSA Normandie) éloignées géographiquement les unes des autres ; la COMUE rassemble 67 000 étudiants.
  • Une COMUE parisienne : a été retenue Sorbonne Paris-Cité qui rassemble, à côté de cinq organismes de recherche (CNRS, INED, INRIA, INSERM, IRD), quatre instituts et écoles (l’Institut des langues et civilisations orientales [ INALCO ], l’Institut de physique du globe de Paris [ IPGP ], l’École des hautes études en santé publique [ EHESP ], Sciences-Po) et quatre universités (Sorbonne Nouvelle, Paris-Descartes, Paris-Diderot, Paris-13). L’ensemble représente 120 000 étudiants, plus de 10 000 enseignants-chercheurs et enseignants. Paris-Cité a obtenu une initiative d’excellence (IDEX) en 2012, non confirmée en 2016.
  • Une université totalement fusionnée, avec association : l’université d’Aix-Marseille résulte de la fusion en 2012 des trois universités marseillaises, et est chef de file d’une association avec d’autres établissements de la région, parmi lesquels les universités d’Avignon et de Toulon ; elle compte 74 000 étudiants et 8 000 personnels, et a bénéficié d’une IDEX en 2012.
  • Le site bordelais afin de prendre en compte l’existence concomitante d’une fusion partielle d’universités et d’une COMUE. Après l’IDEX obtenue par le PRES  3 en 2012, trois des quatre universités ont fusionné le 1er janvier 2014 pour devenir l’université de Bordeaux : celle-ci compte 52 000 étudiants et 5 600 personnels. Sciences-Po Bordeaux et l’Institut polytechnique de Bordeaux (IPB) ont fait le choix de ne pas participer à la nouvelle université tout comme l’université Bordeaux-Montaigne (14 500 étudiants). Quant à la COMUE Aquitaine, elle réunit l’ensemble des établissements d’enseignement supérieur bordelais ainsi que l’université de Pau et des pays de l’Adour.

La documentation au sein des COMUE

La documentation est, avec le numérique, un des deux principaux axes sur lesquels la COMUE Normandie-Université entend s’appuyer pour fédérer les différentes composantes d’un établissement très éclaté. « La coordination d’une politique documentaire au service de la formation et de la recherche, en lien étroit avec le SDNN  4, en particulier dans le domaine des acquisitions, de la formation et des services à l’usager, des archives ouvertes » est inscrite parmi les compétences de coordination de la COMUE, dans le décret statutaire  5. Depuis plusieurs années – c’était déjà le cas à l’époque du PRES –, les responsables des services de documentation travaillent de manière concertée sur ces projets communs, sous l’impulsion d’une vice-présidente documentation-édition ; le centre de formation des personnels de bibliothèques. Media-Normandie, jadis géré par l’université de Caen, fait désormais partie des structures internes de la COMUE.

Du côté de la COMUE Université Paris-Cité, riche d’une douzaine de bibliothèques, parmi lesquelles quatre SCD, quatre bibliothèques interuniversitaires (Sainte-Geneviève, Sainte-Barbe, Bibliothèque interuniversitaire de santé, Bulac), la bibliothèque de Sciences-Po, les projets partagés commencent à se concrétiser, avec l’appui d’une déléguée à la documentation et d’un chargé de mission, grâce à l’engagement des principaux responsables des services documentaires : ouverture récente d’une plateforme de e-learning dédiée à la recherche documentaire offrant à toute la communauté des séquences pédagogiques, création prochaine d’une plateforme commune pour la gestion des documents numérisés, etc.

Quant à la COMUE Aquitaine, son rôle sur les questions documentaires est, compte tenu de la situation bordelaise, mineur : elle sert essentiellement d’intermédiaire entre les établissements, et plus particulièrement l’université de Bordeaux et le conseil régional.

La COMUE peut faciliter l’élaboration de projets communs, notamment entre SCD. Toutefois l’hétérogénéité des membres qui la composent souvent, dont certains peuvent être extérieurs au périmètre du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (c’est par exemple le cas de l’ENSA de Rouen), et la liberté totale laissée aux membres pour la définition des compétences transférées et l’attribution des moyens afférents ne facilitent pas l’élaboration des dossiers et la mise en œuvre des projets.

L’impact des fusions sur la documentation

L’intégration du service documentaire dans l’établissement est, fort logiquement, plus forte dans les établissements fusionnés et cela quelle que soit l’option retenue en matière d’organisation : service commun à Aix-Marseille, direction générale adjointe à Bordeaux.

Dans les deux cas, la fusion des services documentaires a été anticipée et longuement préparée. Sa mise en œuvre ne s’est cependant pas faite sans difficultés, humaines mais aussi financières : la fusion s’est traduite dans les deux cas par une augmentation des dépenses documentaires électroniques. L’organisation du service est encore transitoire. Mais le portage politique fort dont bénéficie la fonction documentaire dans les deux établissements (chargée de mission documentation devenue vice-présidente du conseil d’administration déléguée à la documentation à Aix-Marseille, proximité avec le DGS et présence d’un chargé de mission à la documentation à Bordeaux) a contribué à asseoir le positionnement de la documentation dans les deux nouveaux établissements et à impulser une dynamique favorable au développement des activités documentaires. Par ailleurs, la présence d’un plan campus et d’une IDEX à Aix-Marseille comme à Bordeaux a également eu des effets positifs sur les chantiers immobiliers et plusieurs autres dossiers.

À Aix-Marseille, la fusion a permis une accélération de la formalisation de la politique documentaire, une mise en cohérence de la politique de conservation des collections, une harmonisation des dispositifs de formation des usagers, une rationalisation du réseau avec la fermeture des bibliothèques trop petites. Au total, les usagers bénéficient d’une offre documentaire, devenue multidisciplinaire, sensiblement augmentée, et prochainement d’espaces intégralement rénovés : à Aix-en-Provence, construction de la bibliothèque Lettres et Sciences humaines des Fenouillères et rénovation de la bibliothèque de droit Schuman ; à Marseille, construction d’un learning centre sur le site de Luminy.

Au-delà des divergences qui peuvent opposer l’université de Bordeaux aux autres établissements bordelais, en particulier à l’université Bordeaux-Montaigne, le service de la coopération documentaire, au sein de la direction documentation de l’université de Bordeaux, poursuit, au bénéfice de tous les établissements bordelais, la gestion des dossiers menés en commun depuis plusieurs décennies. Dans le cadre de la convention multilatérale relative aux services interétablissements, un conseil d’orientation de la coopération documentaire, présidé par le président de l’université et réunissant des représentants de tous les partenaires, a été mis en place. C’est dans cette instance que sont définis les choix stratégiques : coordination de la politique documentaire de site, pilotage du système d’information (Bordeaux est site pilote pour le SGBM), développement d’une offre commune de services, valorisation et conservation des collections patrimoniales, développement des compétences professionnelles au sein du réseau, participation aux projets régionaux, nationaux ou internationaux.

Grâce au soutien financier obtenu dans le cadre du plan ministériel « Bibliothèques ouvertes + », les horaires d’ouverture ont d’ores et déjà été étendus à Bordeaux, en lien avec les bibliothèques des collectivités territoriales présentes sur le territoire ; ils le seront prochainement à Aix-Marseille dans trois bibliothèques, l’approche globale du service sur l’ensemble du réseau permettant de faire porter l’effort sur les équipements les plus pertinents pour les usagers.

Les atouts des services documentaires
dans les regroupements

Une longue tradition de travail en réseau

La coopération en matière documentaire est – est-il utile de le rappeler ici ? –, ancienne, qu’elle soit nationale ou locale. Si elle concerne prioritairement le secteur bibliographique avec la mise en œuvre de catalogues collectifs, elle touche également d’autres secteurs, notamment celui des acquisitions avec l’action de Couperin pour l’achat des ressources en ligne, prolongée avec la Bibliothèque scientifique numérique (BSN) qui a inclus dans son périmètre les organismes de recherche, et avec l’achat de licences nationales dans le cadre d’ISTEX.

Les bibliothécaires ont l’habitude de travailler ensemble, au niveau local aussi. L’exemple bordelais en est la démonstration : la coopération entre établissements s’est poursuivie sur le plan documentaire par-delà les scissions des universités.

L’atout de la transversalité, de la multidisciplinarité,
de l’ouverture

La fonction documentaire, fonction de soutien à la formation et à la recherche, a en effet une mission transversale qui lui permet de dépasser l’organisation en composantes et services de l’université. Le service commun de la documentation dessert l’ensemble de la communauté, quel que soit le secteur disciplinaire. Pour mener à bien ses missions, il travaille au quotidien avec tous les autres services de l’université : direction informatique, direction de la recherche, direction de l’immobilier, UFR, services centraux, etc., et il est implanté sur tous les campus, au plus près des lieux d’enseignement et de recherche. Il est aussi mieux intégré dans l’établissement depuis le passage des universités aux RCE et la fin des dotations fléchées en 2009. Le développement continu de l’offre de ressources et de services en ligne depuis une dizaine d’années a également contribué à accroître sa visibilité dans l’établissement.

L’ouverture au monde non strictement académique (accueil d’usagers extérieurs pour la consultation des collections, organisation de manifestations à l’adresse de publics larges, liens avec les services culturels de la ville ou de l’agglomération, partenariats avec les associations) est une autre des caractéristiques des bibliothèques, qui les distinguent des autres services de l’université.

Par ailleurs, les personnels de la documentation sont souvent des acteurs investis dans les projets innovants : ils jouent un rôle moteur ou sont des partenaires impliqués dans la construction des archives ouvertes, la sensibilisation des enseignants-chercheurs à l’open access, les évolutions pédagogiques. Les inspecteurs ont pu le constater lors de leurs visites dans les quatre sites.

La documentation, un dossier consensuel
mais trop peu stratégique

Les services documentaires apparaissent tous très engagés dans le mouvement de structuration territoriale : habitués au travail en réseau et prêts à investir des forces dans des projets partagés innovants, ils peuvent être des éléments fédérateurs dans les fusions, mais aussi dans les COMUE.

Ils savent s’adapter aux stratégies de leurs établissements en fonction des contextes locaux et sont en situation de pouvoir jouer un rôle moteur dans les rapprochements entre établissements, sous réserve toutefois qu’ils bénéficient d’un minimum de soutien politique. Si la documentation est de fait un domaine largement consensuel, elle apparaît trop rarement comme un enjeu stratégique fort : dans les recompositions d’établissements en cours, les préoccupations des directions portent de manière prioritaire sur l’organisation de la recherche, la construction de l’offre nouvelle de formation, la mise en place de la gouvernance du nouvel établissement.

Il paraît dommage que les équipes de direction des établissements n’utilisent pas davantage la documentation comme un levier dans la construction des regroupements, car elle est un sujet qui peut rassembler. Il appartient aussi sans doute aux responsables des services de documentation de mieux communiquer sur leurs actions et de mettre davantage en valeur les compétences de leurs personnels.