Construire des pratiques participatives dans les bibliothèques
Presses de l’enssib, collection « La Boîte à outils », n° 33, 2015, 157 p.
ISBN 979-10-91281-58-4 : 22 €
ISBN PDF 979-10-91281-59-1 : 13,20 €
De la co-construction au crowdsourcing 1, l’intérêt pour la démarche participative s’affirme dans le champ politique et social, et les institutions culturelles entrent dans cette dynamique, comme en témoigne la dizaine de projets présentés dans cet ouvrage. Ce dernier offre une approche à la fois conceptuelle des pratiques collaboratives et un tour d’horizon des expériences menées en bibliothèque et au-delà – sur un campus 2, au sein d’un musée 3 et même en foyer d’hébergement 4 – dans le contexte français et américain (via la contribution d’une universitaire américaine, Heather L. Moulaison, qui dresse un panorama des initiatives participatives dans les BU d’outre-Atlantique 5). On comprend ainsi que la participation peut se décliner dans tous les secteurs d’activité d’un établissement culturel : les collections (plateforme Correct de la BnF, outil de correction participatif et collaboratif, usagers-acquéreurs pour constituer un fonds 6, acquisitions décidées par l’usager ou PDA 7), les services (le service-design BiblioRemix pour imaginer de nouveaux services en bibliothèque 8, des publics associés à la refonte du site internet de la bibliothèque 9), les espaces (utilisateurs participant aux projets de construction de bibliothèque 10 ou de réaménagement 11) ou encore l’animation (expositions dont les usagers sont co-constructeurs 12). Les supports numériques sont de nature à favoriser l’interactivité et le partage des savoirs. Cependant, la participation ne s’improvise pas : les contributions et le titre même de l’ouvrage insistent sur l’importance de construire des projets innovants et porteurs de sens 13, faisant appel à des compétences spécifiques. « La notion de compétences est primordiale dans les projets participatifs », écrit ainsi la coordinatrice de cet opus, Raphaëlle Bats, dans une introduction qui est aussi un « mode d’emploi » (p. 13). L’ouvrage paraît d’ailleurs dans la collection « La Boîte à outils » des Presses de l’enssib.
Conservateur et chercheur en sociologie, Raphaëlle Bats se charge de présenter l’horizon théorique de la participation, agrémenté d’un mémento – qui synthétise les enjeux, les bénéfices et des éléments d’ordre méthodologique – associé à un glossaire fort utile pour maîtriser le vocabulaire conceptuel (de l’autonomisation – empowerment – au travail collaboratif de masse – crowdsourcing). Raphaëlle Bats inscrit la participation dans une approche innovante, militante et même « subversive » de la bibliothèque (p. 10 et 25). Elle réaffirme son rôle social et politique, et invite à « repenser la bibliothèque ensemble » (titre du premier chapitre de l’ouvrage), à partir d’une nouvelle vision des publics « qui engagerait à ne plus seulement les mettre au centre du cercle, mais les encouragerait à dessiner le cercle » (p. 10). Ce qui, nous le verrons, n’est pas sans conséquence sur les (auto)représentations des bibliothécaires et de notre métier. La démarche participative implique en effet de « faire bouger les lignes » entre bibliothécaires et usagers 14, de « sortir du cadre », comme l’explique Éric Pichard à propos du projet BiblioRemix (p. 24). Cela remet alors en question le positionnement du bibliothécaire-expert, appelé à devenir (soyons ambitieux !) « cet agent subversif, celui qui peut créer des espaces, documentaires et de médiation, des espaces de vie dans lesquels la société peut se penser, se réinventer encore et encore » (Raphaëlle Bats, p. 25).
D’un point de vue plus concret, la dynamique collaborative peut se définir en distinguant des niveaux de participation : information, délibération, décision. Ce triptyque se comprend soit dans une logique typologique soit comme un continuum s’accomplissant dans le « décider ensemble » (qui est aussi le titre de la troisième partie du volume). S’inspirant des travaux de sociologues de terrain, Raphaëlle Bats souligne également l’importance de la temporalité (fréquence des réunions), des acteurs (nombre, recrutements et profils, mobilisation) et des dispositifs (comités d’usagers, lab, plateforme collaborative, etc.), dans l’analyse des projets participatifs. Les retours d’expérience présentés dans l’ouvrage illustrent cette variété des dynamiques participatives, qui apparaissent cependant très liées à la sociologie des publics « avec lesquels on dessine le cercle ». Les difficultés de vocabulaire sont révélatrices : sans doute faudrait-il inventer de nouveaux termes pour désigner ces utilisateurs devenus des acteurs de la bibliothèque ?
Très peu d’éléments sont donnés sur la sociologie des participants aux projets présentés : combien sont-ils ? De quelle tranche d’âge ? Pourquoi sont-ils venus ? Combien d’entre eux restent pendant toute la durée du projet ? Les femmes sont-elles surreprésentées ?, etc. Pourtant, parmi les principaux enjeux identifiés dans l’ouvrage figure la mobilisation des publics (comment faire venir les publics éloignés de la bibliothèque ? Comment éviter d’avoir un groupe de « super-usagers » peu représentatifs ? Comment pérenniser cette participation ?).
On pourrait ainsi regretter la multiplication des projets exposés, parfois assez éloignés des problématiques en bibliothèque, à l’instar de l’initiative participative en foyer d’hébergement 15, qui a toutefois le mérite d’élargir notre regard sur les enjeux collaboratifs. Des contributions moins nombreuses et plus approfondies auraient sans doute permis une analyse plus fine des publics et de leur (ré) appropriation des dispositifs participatifs, des ressorts et des freins à leur engagement.
En effet, les conceptions qu’ont les usagers de leur rôle et de leurs compétences peuvent entraver la participation. L’expérience d’une PirateBox (dispositif de partage et d’échanges de contenus) montre que les publics ne se sentent pas forcément prêts à changer de statut du jour au lendemain, pour devenir co-constructeurs de leur bibliothèque. Du côté des bibliothécaires, cette remise en question du monopole de l’expertise documentaire, au profit de pratiques collaboratives fondées sur des savoirs partagés, peut être vécue comme une menace sur l’identité et la légitimité professionnelles 16. Or, si la valorisation des compétences et de la créativité des usagers est consubstantielle à la logique participative, la collaboration n’abolit pas la médiation. La contribution des bibliothécaires demeure essentielle, avec des compétences enrichies – « celles de communicant, de médiateur et d’animateur de réunion 17 ». Le CNFPT, les CRFCB et l’Enssib proposent désormais des formations à la conduite de projets collaboratifs, qui font également l’objet de journées d’étude 18. La reconnaissance des compétences du bibliothécaire participatif passe aussi par les fiches de poste et les organigrammes, qui commencent à faire une place au travail collaboratif et à son accompagnement. Et cette démarche collaborative peut s’initier en interne, avec les équipes de la bibliothèque, pour définir ensemble des projets mobilisateurs, dans une logique horizontale plutôt que dans une approche « top down ». Ces actions participatives internes offrent « l’occasion de tester d’autres modes de travail en équipe » souligne Raphaëlle Bats (p. 143).
En fin de compte, la dynamique participative nous encourage à « oublier d’être passif » et à « sortir de notre zone de confort », pour reprendre les termes d’Éric Pichard (p. 33) à propos du dispositif BiblioRemix.
Il ne faut pas attendre de cet ouvrage qu’il nous livre un kit de déploiement « clés en main » pour développer des pratiques participatives. C’est plutôt une invitation à se lancer dans cette « rupture des habitudes 19» qu’est l’expérience collaborative, avec, pour bénéfices attendus, « un énorme enthousiasme, une remotivation durable des professionnels, une nouvelle perception des publics […] » nous promet Éric Pichard (p. 37). Dans sa méthode et ses valeurs, la participation implique d’imaginer une bibliothèque plus innovante, plus interactive et plus démocratique.