Utile, utilisable, désirable

Redessiner les bibliothèques pour leurs utilisateurs

par Pierre-Yves Cachard

Aaron Schmidt

Amanda Etches

Presses de l’enssib, coll. « La Numérique », 2016, 258 p.
ISBN PDF 978-2-37546-004-7 – Accès gratuit en ligne : http://www.enssib.fr/presses/catalogue/utile-utilisable-desirable

Fruit d’une traduction généreuse et collective réalisée sous la direction de Nathalie Clot, cette nouvelle parution de la collection « La Numérique » permet de mettre enfin à disposition du public francophone, et dans la langue de Molière, ce guide pratique publié en 2014 par l’American Library Association (ALA). Dès la singularité appétissante de son titre, l’ouvrage d’Aaron Schmidt et Amanda Etches nous happe et nous offre une porte d’entrée à la fois abordable, confortable et stimulante dans l’univers du design de services. Il faut le dire : véritable manifeste de l’expérience utilisateur appliquée aux bibliothèques, ce livre est sans doute à la question des publics, ce que le manuel de politique documentaire de Bertrand Calenge a été au développement des collections. Il importe donc de le faire circuler et diffuser largement dans les équipes de nos bibliothèques. Il ne fait aucun doute qu’il va permettre à nombre d’établissements de l’Hexagone d’inscrire le design de services dans les projets stratégiques des bibliothèques pour les prochaines années. Il guidera à l’avenir nos démarches de conception et de développement de nos services aux utilisateurs et il matérialise sous une forme éditoriale le mouvement qui s’est lentement dessiné depuis plusieurs décennies pour conduire à repositionner les bibliothèques d’une conception orientée collections vers une approche orientée publics  1.

Agent d’accueil, puis responsable de section avant de devenir directeur de bibliothèque, Aaron Schmidt est aujourd’hui consultant au sein d’Influx, une société de conseil spécialisée dans l’intégration du design de l’expérience utilisateur en bibliothèque, et membre du comité éditorial de Weave, journal dédié à l’UX en bibliothèque. Responsable du département Discovery & Access à la University of Guelph Library (CA), Amanda Etches accompagne les équipes de sa bibliothèque dans des projets de services centrés sur l’amélioration de l’expérience utilisateur en bibliothèque. Elle travaille également pour Influx. Ce sont donc deux personnalités très investies sur le sujet et dont le parcours professionnel rend les conseils particulièrement convaincants.

Première qualité de leur ouvrage : il est clair et concis, et organisé comme un livre de recettes de cuisine, permettant à tous les professionnels de s’approprier facilement et d’appliquer les principes et les méthodes du design thinking et de l’expérience utilisateur. Structuré en courts chapitres aux contenus pratiques et concrets, ce manuel s’adresse à l’ensemble des bibliothèques créatrices de services (à l’ensemble des bibliothèques donc) à travers des entrées faciles à appréhender : la bibliothèque comme lieu, les espaces d’accueil, les règlements et services aux publics, la signalétique et l’orientation, la présence en ligne et la bibliothèque comme outil de travail. Une belle introduction percutante de Nathalie Clot (« Dessine-moi une bibliothèque ») et des apports théoriques sur l’expérience utilisateur (UX : User-eXperience) et sur les principales méthodes et techniques d’analyse des usages complètent utilement ce guide de survie du design de services en bibliothèque.

Le design de services n’est peut-être pas une solution miracle, mais part d’un constat que nous ne pouvons que partager : la complexité de la diffusion et de la gestion de l’information scientifique et technique a conduit les bibliothèques à développer de multiples services qui compliquent à la fois la compréhension des lieux documentaires et la vie de nos utilisateurs, multipliant leurs points de contact avec l’institution. Le design de services et la conception orientée utilisateurs visent à permettre de reconsidérer l’usage de la bibliothèque comme une expérience « globale », au même titre que le font déjà un certain nombre de grandes marques ou de sociétés de services.

On imagine sans peine les débats qui peuvent émerger de ce parallèle osé entre des entreprises à finalité commerciale et nos services publics, mais il faut désamorcer tout de suite cette question en explicitant ce que l’on appelle « points de contact ». Cette notion fondamentale, pierre angulaire du design de services, désigne l’ensemble des interactions entre la bibliothèque et ses utilisateurs : accueils physiques, téléphoniques et virtuels, site web, catalogue, services de renseignement, prêt entre bibliothèques, action culturelle, formation, bâtiment, aménagements, mobilier, collections, équipements, etc. Chacun de ces points de contact est en général considéré et traité isolément amenant une superposition de services et donc d’expériences distinctes pour nos utilisateurs, que l’on peut résumer par le terme très parlant de « cacophonie des expériences utilisateur ». Il est temps aujourd’hui de designer ou re-designer  2 nos services de façon à uniformiser et synchroniser l’ensemble des points de contact qui constituent les interactions d’une bibliothèque avec son public pour aboutir à une expérience utilisateur unique et globale.

L’approche méthodique adoptée par les auteurs pour chacune des dimensions interrogées est redoutable. Elle place le lecteur au cœur de la démarche d’apprentissage du design en bibliothèque.

À partir d’un état des lieux et d’une évaluation de l’existant qui nous conduit à un auto diagnostic sous la forme d’une note ou « cote d’utilisabilité » (CUTI), Aaron Schmidt et Amanda Etches nous invitent à repérer nos points de friction et à remettre en cause les fondements de nos approches classiques (trop souvent orientées bibliothécaires) au profit d’une conception « less is more » (voire « less is less ») de nos services. Cette « réinitialisation » systématique des principes et des règles de fonctionnement qui définissent aujourd’hui les services d’une bibliothèque fait déjà circuler une brise marine rafraîchissante sur nos postulats professionnels.

Cette lecture partiellement introspective est parfois rassurante, lorsque l’on réalise que, tel monsieur Jourdain avec la prose, nous faisons souvent de l’UX sans le savoir, mais elle est à d’autres moments plus douloureuse lorsqu’elle surligne les points d’effort qu’il reste à réaliser pour rénover et innover dans les services offerts, et ainsi améliorer l’expérience qu’un utilisateur fera de notre bibliothèque. Fort heureusement, l’objectif des auteurs n’est pas d’augmenter la « cote de culpabilité » des professionnels en bibliothèque, mais de leur fournir le mode d’emploi des actions correctives : des outils et des techniques simples nous sont donc systématiquement livrés pour associer nos utilisateurs et trouver des idées afin d’améliorer l’expérience des services existants et de construire les conditions d’une expérience globale sur l’ensemble des lieux et sur l’ensemble des services offerts.

L’avant-propos de Nathalie Clot et la conclusion d’Aaron Schmidt et Amanda Etches se rejoignent « utilement » et heureusement sur un point : « il n’est pas nécessaire de porter un col roulé et des lunettes carrées pour être un designer », et un bibliothécaire peut et doit développer une activité de designer dans sa réflexion sur les services et les espaces. Le design consiste à arranger des choses dans un but déterminé. Tous les choix que nous faisons, toutes les décisions prises sur l’apparence ou le fonctionnement de nos lieux physiques ou virtuels sont du design à partir du moment où nous ne les faisons plus par défaut mais de façon délibérée. Comme le rappellent les auteurs : « Lire ce livre, c’est faire un premier pas dans la bonne direction et commencer à faire les choses dans un but délibéré. » Nous avons de la chance : faire et refaire (prototyper), lire et relire (ce guide) sont sans doute la clé d’un design efficace en bibliothèque. Au final, ce n’est même pas très compliqué, et c’est gratuit.

  1. (retour)↑  Des politiques en faveur du libre accès à l’extension des horaires d’ouverture en passant par l’émergence du modèle de la bibliothèque hybride.
  2. (retour)↑  Ce terme sera défini ici sous son acception la plus simple et parlante : « dessiner à dessein ».