Femmes dans la bande dessinée

Des pionnières à l’affaire d’Angoulême

Gilles Ciment

Article publié dans le BBF n° 11 de février 2017

Dans les derniers jours de 2016, l’association historique du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême a diffusé sur les réseaux sociaux son nouveau logo. Les mots « Association FIBD Angoulême » encadrent le « Fauve », mascotte du festival depuis 2007, imaginée par Lewis Trondheim, auquel est accolé un avatar, rose cette fois.

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© Lewis Trondheim / 9eArt+ / FIBD

Si le Crédit Lyonnais ou Peugeot avaient eu l’idée d’adjoindre une lionne à leur lion, passe encore… Mais le Fauve, lui, était indifférencié : quel besoin de lui concocter une version prétendument « féminine » (car sa couleur rose et sa queue en rond, par opposition à la queue dressée de son compagnon, doivent avoir cet objectif) ? N’est-ce pas l’aveu que, dans l’esprit de ceux qui cherchent à caresser les auteurs dans le sens du poil de la parité, le Fauve était jusqu’ici exclusivement masculin ? Les auteurs (et pas seulement les autrices) ne s’y sont pas trompés, qui ont conspué cette invention grotesque.

Mais comment en est-on arrivé là ? Un petit historique s’impose.

Premiers pas féminins

Pendant des décennies il n’y eut pas de femmes dans la bande dessinée francophone. Puis, en gros, il y en eut une à partir de 1963 : la grande Claire Bretécher. Celle-ci resta d’autant plus symbolique qu’elle dépassa très largement le cadre des amateurs (et amatrices) de bande dessinée, sa série la plus célèbre, Les Frustrés, paraissant à partir de 1973 dans les pages du Nouvel Observateur.

Mais elle fut longtemps isolée, parce qu’il n’y avait pas de volonté éditoriale d’accorder une place aux dessinatrices, du fait des vieilles habitudes machistes, du poids des systèmes de représentation et notamment ceux édictés par l’Église jusqu’en 1968 (certains voudraient y revenir…), bref du sexisme plus ou moins conscient mais omniprésent. Certes, de tout temps il y eut des femmes scénaristes, mais elles exercèrent le plus souvent cachées derrière des pseudonymes asexués, se soumettant ainsi à la manifeste « invisibilisation » des femmes à l’œuvre dans le milieu.

Si une scénariste commença en 1973 une belle carrière sous son nom (Laurence Harlé, créatrice de Jonathan Cartland avec Michel Blanc-Dumont aux pinceaux), la première dessinatrice, hormis Claire Bretécher, à publier régulièrement dans un « journal d’hommes » fut Chantal Montellier, qui se manifesta dès le milieu des années 70 dans la revue Métal Hurlant avec des histoires politico-policières comme Andy Gang (sur les bavures) ou Odile et les Crocodiles (la vengeance d’une femme bafouée).

Les pionnières de Ah ! Nana

C’est donc parce qu’il n’y avait visiblement pas d’espace pour l’expression des femmes que, sous la pression insistante de Janic Dionnet et Trina Robbins – une dessinatrice américaine de passage en France –, les Humanoïdes Associés lancèrent en 1976, à côté de Métal Hurlant, le magazine Ah ! Nana. Inspiré du Wimmen’s Comix américain, il était réalisé par des femmes : les Françaises Chantal Montellier, Nicole Claveloux, Florence Cestac, Marie-Noëlle Pichard (fille de Georges), Keleck et Aline Issermann, mais aussi l’Américaine Trina Robbins, l’Italienne Cecila Capuana, la Néerlandaise Liz Bilj et bien d’autres.

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© Florence Cestac – Humanoïdes Associés

Teinté de féminisme, il n’était pas non-mixte (on y trouvait un homme invité par numéro, en somme l’inverse de la proportion qui avait cours dans les autres publications) et surtout pas anti-hommes, à une époque où un courant non négligeable du mouvement féministe se revendiquait castrateur. Hélas, frappé d’interdiction de vente aux mineurs et d’affichage en kiosque pour cause de « pornographie » (dont il était pourtant exempt, quand L’Écho des savanes flirtait avec), condamné à l’invisibilité, il ne put plus se vendre et disparut en 1978 après neuf numéros riches en découvertes passionnantes, dont je fus un lecteur assidu. Certaines des créatrices qui y furent révélées devinrent illustratrices ou cinéastes, d’autres restèrent en bande dessinée et creusèrent leur sillon, souvent isolées, et les années suivantes virent bien peu de femmes apparaître aux côtés de Chantal Montellier (que Métal Hurlant continuait à publier après la disparition de la revue sœur), Florence Cestac ou Annie Goetzinger. Les efforts de Nicole Claveloux pour continuer à publier de la bande dessinée pour adultes furent vains, et elle dut, comme beaucoup de ses consœurs, retourner à la bande dessinée et l’illustration pour enfants, « pré carré » assigné aux femmes.

Le XXIe siècle et la féminisation

Si d’autres titres, comme la revue (À suivre) publiée par Casterman, publiaient quelques femmes, il fallut attendre le début des années 2000 pour qu’une véritable nouvelle génération voie le jour. On peut identifier quatre moments importants qui marquèrent ce tournant et favorisèrent une féminisation croissante du métier d’auteur de bande dessinée.

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© Chantal Montellier

Le premier fut le Grand Prix de la ville d’Angoulême décerné en 2000 à Florence Cestac, qui reste à ce jour la seule femme ainsi honorée par la manifestation majeure du neuvième art.

Le deuxième fut le triomphe inattendu de Persépolis, l’œuvre autobiographique de l’Iranienne Marjane Satrapi, dont les quatre volumes parurent à L’Association entre 2000 et 2003, et qui a ouvert la voie à la Libanaise Zeina Abirached ou l’Indienne Amruta Patil, pour n’en citer que deux.

Le troisième facteur fut l’explosion de la lecture de mangas en France, qui entraîna la traduction massive de mangas créés par des femmes pour un public de femmes : shôjo pour les lectrices adolescentes et josei pour les lectrices adultes (on sait combien le marché japonais du manga est segmenté et cloisonné).

Le quatrième événement fut, sur le même principe et pour la même motivation que la création de la revue Ah ! Nana vingt-cinq ans plus tôt, le lancement en 2002 de la collection « Traits féminins » aux éditions de L’An 2 dirigées par Thierry Groensteen, qui disait en la créant qu’il espérait bien qu’elle n’aurait bientôt plus de raison d’être (ce qui fut le cas, et elle a donc disparu). Le temps de son existence, cette collection a publié de nombreuses œuvres de premier plan signées Anne Herbauts, Jeanne Puchol, Johanna, Sandrine Martin…

Parce que les autrices étaient devenues beaucoup plus nombreuses, avaient enfin des espaces de création, étaient entrées dans toutes les maisons d’édition – les petites d’abord, bientôt imitées par les grandes –, faisaient des triomphes dans la blogosphère, il y eut des initiatives pour mettre en lumière cette évolution, pour l’accélérer, comme la littérature universitaire ou journalistique sur la création au féminin ou sur la représentation des femmes dans la bande dessinée.

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© Florence Cestac

Une première initiative structurante : Artémisia

Mais avant tout, ce fut la fondation par Chantal Montellier et Jeanne Puchol de l’association Artémisia 1 et son prix motivé – comme naguère le prix Femina – par le fait que les prix de bande dessinée ne couronnaient que des hommes, et en ce sens excluaient les femmes des avantages matériels et honorifiques de ce type de trophées. Artémisia se bat pour promouvoir la place des femmes dans la bande dessinée et, par conséquent, contre le sexisme et le machisme qui sévissent dans la bande dessinée de 7 à 77 ans, pour que soient mieux éclairées, mieux considérées, mieux valorisées les œuvres des femmes. L’anaphore de son manifeste fondateur est claire :

« Parce que la création BD au féminin nous semble peu connue et reconnue, peu valorisée et éclairée, quelques arbres surexposés cachant la forêt des talents laissés dans l’ombre ou à l’abandon.

Parce qu’un regard féminin sur la production BD nous paraît essentiel.

Parce que se donner le pouvoir de reconnaître et non pas seulement de produire est un enjeu et un symbole des plus importants pour les femmes qui participent à cette aventure.

Parce que la BD destinée à tous et largement diffusée, reste un média dominé par l’imaginaire masculin, qui véhicule des stéréotypes écrasants.

Parce que les jurys, notamment pour les présélections (voir Angoulême), sont généralement composés des seuls représentants du sexe dit fort.

Parce qu’il n’y a pas de raison pour que seuls la littérature, avec son prix Femina, et le cinéma, avec son festival de Créteil, aient droit à des espaces de légitimation et de reconnaissance au féminin.

C’est pour toutes ces raisons (et quelques déraisons) que nous avons créé un prix qui distinguera un album scénarisé et/ou dessiné par une ou plusieurs femmes. Il sera décerné chaque année le 9 janvier, date anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir, et remis quelques jours plus tard. »

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© Chantal Montellier – association Artémisia

Mais d’où vient le nom d’Artémisia ? Le destin d’Artemisia Gentileschi, la grande peintresse (on disait ainsi, à l’époque) italienne du XVIIe siècle, symbolise la femme artiste plasticienne dans nos sociétés patriarcales, par-delà les temps et les régimes. Il a semblé utile aux fondatrices de rattacher ce prix qui honore la bande dessinée féminine, à l’histoire plus large, plus riche et plus explorée de la création graphique au féminin, pour ne pas risquer de s’enfermer elles-mêmes dans leurs propres phylactères. Depuis le premier décerné en 2008, le prix Artémisia, qui a acquis estime et notoriété, a été attribué successivement à Johanna, Lisa Mandel & Tanxxx, Laureline Mattiussi, Ulli Lust, Claire Braud, Jeanne Puchol, Catel, Barbara Yelin, Sandrine Revel et Céline Wagner.

Une seconde initiative militante : le Collectif et sa Charte

Vers 1985, on comptait, en France, environ une dessinatrice de bande dessinée pour vingt-cinq dessinateurs. La proportion d’autrices a triplé en trente ans, pour atteindre environ 12 % de la profession en 2014 (nous verrons plus loin qu’il faut revoir ce chiffre à la hausse). La présence des femmes reste comparativement très faible, par rapport à la position majoritaire qu’elles occupent dans la littérature de jeunesse (environ deux tiers des auteurs), et même par rapport à la littérature générale, où elles représentent depuis longtemps déjà un quart des gens de lettres. L’éditeur et historien Thierry Groensteen, qui a beaucoup enseigné, remarque pour sa part  2 que les filles sont désormais majoritaires dans les écoles spécialisées, et fait donc le pari que la bande dessinée va continuer d’attirer à elles un nombre croissant de jeunes femmes. Et c’est tant mieux.

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© Julie Maroh

Mais les choses avancent encore trop lentement. C’est pourquoi un très grand nombre d’autrices ont constitué un « Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme » et ont publié, en 2015, une Charte du même nom, signée par plus de 200 d’entre elles, c’est-à-dire à peu près toutes les autrices de France et de Navarre, pour enfin passer à la phase suivante, à savoir lutter contre le sexisme ordinaire qui règne dans le milieu. L’histoire de leur rassemblement a commencé en décembre 2013, lorsque Lisa Mandel contactait trente autrices de bande dessinée pour recueillir toutes les questions qui leur ont été posées « sur le fait d’être une femme dans la BD », et ce, dans le but de préparer l’événement parodique « Les hommes et la BD » (depuis, culte !) pour le Festival d’Angoulême 2014. L’abondance de réponses et d’anecdotes à caractère sexiste démontrait l’ampleur du malaise. Et la goutte qui fit déborder le vase, c’est quand, au printemps 2015, Julie Maroh fut contactée par le Centre belge de la bande dessinée pour participer à une exposition collective intitulée « La BD des filles ». La personne chargée du projet en résuma l’esprit en ces termes : « L’expo “BD des filles” est une expo qui fera le tour de la BD destinée aux filles de 7 à 77 ans. Ça ira de la BD pour fillettes au roman graphique en passant par les bloggeuses, les BD pour ados, les BD féministes, les BD romantiques pour dames solitaires, les BD pour accros au shopping, j’en passe et des meilleures. » Julie Maroh alerta par courriel 70 autrices de bande dessinée. La consternation fut immédiate et unanime. Le « Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme » se créa alors, dépassant la barre des cent signataires en quelques jours. Puis ce fut la rédaction commune d’une charte et la création d’un site internet pour la diffuser  3.

Comme je l’ai dit, les femmes représentent toujours une petite minorité parmi les auteurs de bande dessinée, et par ailleurs l’écrasante majorité de la production courante véhicule des stéréotypes « masculins », voire carrément machistes, phallocrates et misogynes (comme dans le jeu vidéo, le rap et quelques autres secteurs très fortement « masculins »). Il est donc assez naturel que des journalistes, souvent en retard sur un secteur qu’ils connaissent mal, demandent encore « Qu’est-ce que ça vous fait d’être une femme dans la bande dessinée ? » (sous-entendu : cette production pleine de bombasses dessinées par des mecs), comme ils demandent encore aux hommes qui ont pour profession « sage-femme » ce que ça leur fait d’être un homme dans un milieu professionnel historiquement et encore quasi exclusivement féminin.

Cela s’explique donc, mais est devenu insupportable pour les 228 signataires de la Charte, qui réclament notamment qu’on en finisse avec le pseudo-genre de « bande dessinée féminine », la notion de « sensibilité féminine » et l’appellation « girly ». Elles attendent surtout des professionnels de la filière qu’ils prennent la pleine mesure de leur responsabilité morale dans la diffusion de supports narratifs à caractère sexiste et en général discriminatoire. Leur texte révélant quelques contradictions ou ambiguïtés, il fut l’objet de discussions houleuses sur internet, entre gens globalement d’accord, ce qui est toujours amusant  4. Et puis vint l’affaire d’Angoulême.

Angoulême, acte 1 :  
de la parité dans la sélection et son comité

Le 15 décembre 2015, les organisateurs du Festival d’Angoulême présentaient le programme de l’édition 2016 et dévoilaient la sélection officielle des ouvrages en compétition pour les Fauves 2016. Tous les ans, mais sans doute chaque année davantage que la précédente, cette sélection fait débat, déclenche des controverses, voire des polémiques. Cette sélection réunit 62 titres en tout, qui se répartissent en plusieurs catégories, certaines s’incluant, d’autres séparées, les unes jugées par le Grand Jury, d’autres par différents jurys – le tout étant présenté dans le dossier de presse du festival en un tableau qui laisse perplexe. Le Grand Jury sera présidé en 2016 par Antonin Baudry (le scénariste de Quai d’Orsay sous le pseudonyme d’Abel Lanzac), entouré de Laurent Binet, écrivain, Nicole Brenez, professeur de langage des images, Philippe Collin, journaliste, Véronique Giuge, libraire, Hamé, musicien et réalisateur, et l’Américain Matt Madden, seul auteur de bande dessinée de cet aréopage ! Dans les grands festivals compétitifs, à Cannes par exemple, les critiques portent généralement sur le palmarès. À Angoulême, c’est plutôt la sélection officielle qui fait débat au sein de la profession et sur les réseaux sociaux. Les reproches qui lui sont faits sont de diverses natures, dans des débats où la subjectivité le dispute parfois à la mauvaise foi, mais où beaucoup de reproches reposent aussi sur des réalités incontestables : l’élitisme, l’oubli de titres essentiels ou au contraire un côté « catalogue d’incontournables », un prix du public détourné par son imposant sponsor…

Un autre reproche, curieusement moins formulé, aura pourtant un bel avenir dans les semaines suivantes : le sexisme. En effet, sur les 82 auteurs figurant en couverture des 62 albums de la sélection officielle 2016, ne figurent que 16 femmes (Zeina Abirached, Mai-Li Bernard, Marine Blandin, Caroline Delabie, Marion Duclos, Édith, Marion Festraëts, Anneli Furmark, Nicole J. Georges, Marion Montaigne, Delphine Panique, Teresa Radice, Fiona Staples, Noelle Stevenson, Gwendolyn Willow, Isabelle Merlet). C’est peu dans l’absolu, toutefois on peut estimer que cette proportion de 20 % est proche de la part des femmes parmi les auteurs de bande dessinée.

Mais le reproche qui fut adressé au festival par le décidément très actif « Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme » porta plutôt sur le manque flagrant de parité dans la composition des instances de décision que sont le comité de sélection et le Grand Jury. Après avoir constaté que « de plus en plus de femmes publient de la bande dessinée, mais encore davantage de femmes font de la bande dessinée leur métier et/ou leur passion : éditrices, libraires, universitaires, bibliothécaires, journalistes, enseignantes, critiques, chargées à la culture, attachées de presse, lectrices ! », le Collectif déplorait que, malgré « la présence d’autant d’hommes et de femmes circulant sous les chapiteaux du FIBD il n’en est rien pour les jurys de sélection […]. Sur les douze dernières années, le jury qui remet les prix n’est constitué en moyenne que de 23,8 % de femmes, proportion qui tombe à seulement 14 % dans le comité de sélection 5  ! » Devant cet enjeu important, le Collectif demandait aux organisateurs du Festival d’Angoulême d’appliquer la parité dès l’année suivante, et proclamait : « Il n’y a aucune raison de ne pas le faire. Qui a peur de la parité ? »

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© Xavier Gorce / Le Monde

À l’heure où les festivals comme les organismes publics, dans leurs commissions et jurys, appliquent désormais une parité d’ailleurs exigée par les textes, le Festival d’Angoulême s’honorerait à ne pas rester l’un des derniers bastions d’un sexisme d’arrière-garde. Pourtant, le rapport du Collectif a beau être éloquent, il ne reçoit aucune réponse de la part du prestataire chargé de l’organisation de la manifestation. Silence radio. On aurait pu penser qu’être interpellé ainsi par un Collectif regroupant la quasi-totalité des créatrices de bande dessinée de l’aire francophone européenne, aurait tout de même éveillé l’attention des organisateurs de la principale manifestation française du secteur, surtout quand on sait que la deuxième personnalité de l’équipe du festival n’est autre que la présidente des Chiennes de garde, cette association féministe très combative : Marie-Noëlle Bas, véritable bras droit du délégué général Franck Bondoux, est alors notamment en charge de la programmation du festival !

Angoulême, acte 2 :
les « nhomminations » pour le Grand Prix

Pour toute réponse, les organisateurs du Festival d’Angoulême n’ont rien trouvé de mieux que d’annoncer, le 5 janvier 2016, la liste des nominations pour le prestigieux Grand Prix de la Ville d’Angoulême, qui couronne chaque année un artiste pour son œuvre. Cette année, la liste de trente noms soumis aux suffrages de la communauté des auteurs comptait 30 hommes et… pas une femme ! Aucune femme ne semblait mériter cette distinction aux yeux de l’organisateur du festival. Ce sont d’abord des dessinatrices qui s’en sont émues le jour même sur les réseaux sociaux. Lisa Mandel la première : « 30 nominés pour le grand prix au festival d’Angoulême, pas une meuf. Attends Dude, c’est normal, en étant tout à fait objectif aucune auteure ne vaut vraiment le coup pour un Grand Prix, attends, même pas en nomination… Vazy trouves-en une, une seule… Voyons voir… mmm… Claire Bretécher ? Ah nan mais elle c’est pas la peine, elle a déjà eu un prix y a longtemps là, un lot de consolation (en 1983, Claire Bretécher reçoit un « Prix du dixième anniversaire » parallèlement au Grand Prix attribué à Jean-Claude Forest). Putain les mecs ? Vraiment ? Mais qui fait la sélection, bordel ? Pourquoi personne ne voit où est le problème ? » Puis le « Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme » publia un communiqué scandalisé sur son site pour s’élever « contre cette discrimination évidente, cette négation totale de [leur] représentativité dans un médium qui compte de plus en plus de femmes ». En conclusion, les femmes du Collectif déclaraient qu’elles ne voteraient pas et en appelaient au boycott du Grand Prix 2016.

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© Florence Cestac

« Boycott », le mot était lâché. Les réseaux sociaux commencèrent à s’agiter, la colère grondait. Et puis, dans l’après-midi de ce 5 janvier, Riad Sattouf qui était cette année-là en compétition pour les Fauves avec le tome 2 de L’Arabe du futur mais aussi dans la liste des 30 nommés pour le Grand Prix, publia un billet sur Facebook qui allait emballer la machine médiatique : « J’ai découvert que j’étais dans la liste des nominés au grand prix du festival d’Angoulême de cette année. Cela m’a fait très plaisir ! Mais, il se trouve que cette liste ne comprend que des hommes. Cela me gêne, car il y a beaucoup de grandes artistes qui mériteraient d’y être. Je préfère donc céder ma place à, par exemple, Rumiko Takahashi, Julie Doucet, Anouk Ricard, Marjane Satrapi, Catherine Meurisse (je vais pas faire la liste de tous les gens que j’aime bien, hein !) Je demande ainsi à être retiré de cette liste, en espérant toutefois pouvoir la réintégrer le jour où elle sera plus paritaire ! Merci ! »

L’information fut reprise dans les réseaux sociaux, mais aussi dans les médias qui pressentaient l’inévitable effet boule de neige qu’allait entraîner cette noble initiative. Et en effet, en vingt-quatre heures, dix auteurs, soit un tiers de la liste, firent défection : Christophe Blain, François Bourgeon, Pierre Christin, Étienne Davodeau, Joann Sfar, mais aussi les Américains Charles Burns, Daniel Clowes et Chris Ware, et même Milo Manara, demandèrent à ne plus figurer parmi les nominations pour le Grand Prix ! La presse s’emballait chaque fois un peu plus. Et Franck Bondoux fut obligé de répondre. On imagine qu’alors la très communicante Marie-Noëlle Bas devait être sur le pont, surtout quand on sait que la liste en question émanait du comité de programmation placé sous son autorité…

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© Lisa Mandel

Et pourtant, ça coinça. Parce que les éléments de réponse, apportés en vrac dans une communication de crise très mal gérée, se succédèrent et virent le responsable du festival s’enfoncer chaque jour davantage sans que jamais l’erreur fût reconnue (faute avouée aurait pourtant été à moitié pardonnée), sans non plus que des excuses fussent formulées. On se rendit même compte, petit à petit, que la misogynie de la sélection était parfaitement assumée par Franck Bondoux, qui déclarait partout « Le Festival d’Angoulême aime les femmes mais ne peut pas refaire l’histoire (de la bande dessinée) 6 », laissant entendre que ce n’était pas sa faute si les femmes ont été non seulement moins nombreuses que les hommes, mais aussi moins talentueuses. Un instant de télévision fit même très mal. Franck Bondoux, invité sur le plateau du Grand Journal de Canal+, déclara : « Le Grand Prix, c’est un prix qui récompense un auteur de bande dessinée, ou une auteure… pourquoi pas, pour l’ensemble de son œuvre. Clairement, sans les vexer, les derniers lauréats, c’est Willem, c’est Bill Watterson, c’est Otomo, donc des auteurs qui ont un certain âge, une œuvre, aussi. Et la vérité nous oblige à dire que quand on remonte dans l’histoire de la bande dessinée, par exemple dans les publications que nous connaissons tous, Tintin, Spirou, Pilote, (À suivre), Pif Gadget, il y a très, très, très peu de femmes et qu’elles se comptaient sur les doigts d’une main. Il ne faut pas qu’on fasse dans l’art de la discrimination positive, qui n’a pas lieu d’être. C’est-à-dire qu’on ne va pas mettre des femmes pour le fait de mettre des femmes. Ce ne serait pas bien, si elles étaient lauréates. » Ce « pourquoi pas », un brin condescendant, était prononcé par un Franck Bondoux levant les yeux au ciel. La vidéo fit le tour du Net, et si cette mimique et ces mots furent épinglés par beaucoup, les arguments furent tous discutés et battus en brèche par les auteurs, hommes ou femmes d’ailleurs.

Florence Cestac, seule femme à avoir reçu le Grand Prix en quarante-trois ans de festival, répondit à une journaliste du JDD qui l’interrogeait sur les réponses de Franck Bondoux : « Le directeur du festival d’Angoulême est un crétin total  7. » Propos que reprirent aussitôt d’autres journaux, à commencer par Le Figaro qui en fit un titre  8, et qui furent traduits dans la presse du monde entier : « Franck Bondoux is a total moron » écrivirent notamment d’innombrables médias américains, qui s’intéressaient curieusement beaucoup au sujet. Et ce qui se dégageait le plus aux yeux des commentateurs, c’était sa réponse à un chroniqueur qui lui faisait remarquer qu’Étienne Davodeau, présent dans la liste, n’avait rien à envier à l’immense Posy Simmonds : « Le Grand Prix est attribué par le vote des auteurs, par les confrères et les consœurs. C’est le cas depuis deux ans. Et le festival a introduit dans cette liste Marjane Satrapi et Posy Simmonds […]. Et en fait elles n’ont pas recueilli de votes de la part de leurs confrères. » Quand la muflerie vient s’ajouter au sexisme…

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© Jean-Luc Cornette

Ensuite, devant la bronca des auteurs, le festival annonça qu’il allait « injecter » quelques noms de femmes dans sa liste, sans retirer d’hommes, se montrant ainsi plus prévenant avec le « sexe fort » qu’il ne l’avait été avec le « beau sexe ». Une liste de six noms fut même mise en ligne par le festival. Le temps que quelques autrices déclarent ne certainement pas vouloir figurer sur cette liste dans ces conditions, les noms furent retirés aussi sec du site du festival. Puis celui-ci annonça qu’il n’y aurait aucune liste du tout : les auteurs n’auraient qu’à se débrouiller. Il appela cela un « vote libre » et parla de « franchissement d’une étape ultime dans la démocratisation de la désignation du Grand Prix, après les réformes de 2013 et 2014 ». Un bel exemple de langue de bois (et même de novlangue) pour parler de la troisième modification, en quatre ans, du mode de désignation des Grands Prix, marque certaine d’une improvisation peu professionnelle. Mais revenons aux arguments avancés pour justifier la fameuse liste, ou quand les justifications fallacieuses, déformation des faits, mensonges, manipulation des chiffres, le disputent à la négation même de toute importance de la création au féminin.

Le gros mensonge d’abord : Franck Bondoux déclara, sur BFM TV, que « le festival a invité officieusement le Collectif des créatrices à dresser la liste de femmes susceptibles d’être éligibles au Grand Prix », et ajouta : « Dans les suggestions, je n’ai pas vu la liste de 5 ou 10 noms incontournables  9. » Le Collectif a aussitôt dénoncé « un mensonge éhonté » et démontré, copie de courriel à l’appui, qu’elles avaient au contraire refusé de se livrer à ce petit jeu dans lequel voulait les entraîner Franck Bondoux : « Il n’est pas de notre ressort d’établir une telle liste pour plusieurs raisons. Déjà, il serait trop facile à nos détracteurs de retourner contre nous le fait de proposer des autrices ayant adhéré à notre Collectif en réduisant notre propos à une croisade personnelle alors que nos intentions sont bien plus vastes. Mais il serait aussi totalement idiot de nous priver de les citer sous prétexte qu’elles en font partie. Ensuite et surtout, notre Collectif vise à une conscientisation de notre milieu. La démarche aurait donc infiniment plus de sens si c’était le comité chargé de créer cette liste qui prenait ses responsabilités en intégrant à cette liste les autrices qui y ont légitimement leur place. Les membres de ce comité sont suffisamment cultivés en bande dessinée pour les connaître et n’ont certainement pas besoin de nous pour leur donner les noms des grandes oubliées de ces présélections. »

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© Pochep

Le petit mensonge ensuite, qui lui fit dire que le festival avait déjà décerné deux Grand Prix à des femmes, Florence Cestac et Claire Bretécher. Il se fit contredire sur le plateau du Grand Journal par un chroniqueur qui avait potassé son sujet et lui rappela que Claire Bretécher n’a reçu qu’un Prix du 10e anniversaire en 1983, année où le fameux Grand Prix couronnait Jean-Claude Forest. À ce jour, en quarante-trois ans de festival, Florence Cestac est bien la seule, et c’était en 2000 ! Ça n’empêcha pas Franck Bondoux de répéter quelques jours plus tard cette interprétation avantageuse dans une tribune publiée dans Le Monde 10.

La mauvaise foi : pour contourner l’argument Bretécher, il déclara que le règlement (qu’il se garda bien de produire) empêchait un prix anniversaire de concourir au Grand Prix. Or Joann Sfar, Prix du trentenaire en 2003, figurait bien dans la liste 100 % masculine.

L’argument fallacieux : pour justifier le fait que Marjane Satrapi soit passée à la trappe, Franck Bondoux avança qu’elle avait déclaré qu’elle quittait la BD pour le cinéma. Or Bill Watterson, qui reçut le Grand Prix en 2014, avait déclaré en 1995 qu’il arrêtait la bande dessinée, et il n’y est en effet jamais revenu.

Le faux argument : « en cherchant bien », dit le délégué général du festival, on trouverait bien quelques noms, mais pas la parité, car ce serait fausser la réalité. Or personne n’a jamais demandé la parité dans cette liste, seulement de la mixité et une juste représentation des femmes (ce qui pourrait, arithmétiquement, représenter entre cinq et huit noms sur trente, parmi lesquels on aurait bien évidemment trouvé celui de Chantal Montellier, dont le rôle et l’influence dépassent très largement son seul statut de « pionnière » de la bande dessinée au féminin, ou celui de Posy Simmonds, par exemple).

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© Sergio Salma

La récupération : pour montrer à quel point le festival s’est attaché à valoriser le travail des créatrices, il cita à l’envi Julie Maroh. D’abord au Grand Journal, pour dire que c’était grâce au Festival d’Angoulême que La vie d’Adèle avait reçu la Palme d’or à Cannes, ce qui est assez comique. Puis, dans sa tribune du Monde, pour parler du « Prix attribué par le festival à son album Le bleu est une couleur chaude », alors qu’il s’agissait précisément du prix du… public !

La manipulation des chiffres : selon Franck Bondoux, 10 livres sur 40 sélectionnés étaient des livres de femmes, soit 25 %. Or la Sélection officielle, qui comprend aussi les albums Jeunesse, les livres du Patrimoine et les Polars, comptait en tout 62 ouvrages, totalisant 82 auteurs. Sur ces 82 auteurs, 16 étaient des femmes, soit une proportion d’un peu moins de 20 %. Pourquoi tricher sur ce point, alors que 20 % est déjà une belle proportion ?

La goujaterie : alors que ses propos sur l’éviction de Marjane Satrapi et Posy Simmonds ont fait hurler à la muflerie, Franck Bondoux y revint dans sa tribune du Monde quelques jours plus tard, en insistant : « Marjane Satrapi et Posy Simmonds n’ont recueilli chacune que… quelques voix », écrivit-il (les points de suspension sont de lui).

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© Julie Maroh

La minimisation : dans sa tribune du Monde qu’il prétendit être un « mea culpa », il ne reconnut qu’une « erreur symbolique », laquelle aurait été montée en épingle par des médias qui mentent ou se trompent.

Le révisionnisme et l’ignorance : le Grand Prix ne pourrait aller qu’à un auteur ayant une longue carrière derrière lui, une grande œuvre de plusieurs décennies, ce qui expliquerait qu’on ne trouve aucune femme, puisque la féminisation de la profession est un phénomène récent. Or quand Zep reçut le Grand Prix, en 2004, il n’avait publié que quelques volumes d’une œuvre unique : Titeuf, apparu en 1992. Quant à Riad Sattouf, nommé pour 2016, il n’avait pas, à 37 ans, une carrière beaucoup plus longue que celle de Zep douze ans auparavant.

Pour ce qui est de trouver des femmes ayant une carrière de plusieurs décennies et méritant tout autant que les hommes nommés de figurer parmi les nominations, plusieurs journaux se sont amusés à en dresser des listes à l’attention de l’équipe du festival. Ironie du calendrier, on annonçait alors qu’une grande exposition ouvrirait quelques semaines plus tard à Londres, consacrée à 100 femmes majeures de la bande dessinée (Comix Creatrix : 100 Women Making Comics, à la House of Illustration) 11.

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Visuel de l’exposition Comix Creatrix : 100 Women Making Comics. © Laura Callaghan & House of Illustration

Toutes ces listes démontraient en tout cas une chose certaine sur Franck Bondoux : une méconnaissance, pour ne pas dire une ignorance profonde, de l’histoire du neuvième art. Et c’est bien là le plus grave. Franck Bondoux, qui vient du sponsoring sportif et est entré au FIBD par la recherche de partenariats, s’est proclamé « délégué général ». Or c’est une fonction qui réclame un savoir et des compétences que, visiblement, il n’a pas. En Suisse, le quotidien Le Temps 12 a relaté en détail toute la polémique autour de « la liste Bondoux ». L’éloignement géographique aidant, le journal helvète n’hésita pas à mettre les pieds dans le plat en affirmant que « c’est tout le système de la manifestation angoumoisine qui est visé : sa gérontocratie, sa ringardise, son snobisme, sa méconnaissance des nouvelles tendances dans le 9e art ».

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© Terreur Graphique – Libération

C’est aussi un problème majeur pour Angoulême, les pouvoirs publics, toute la profession, les partenaires et financeurs. En effet, chaque année voit son lot de polémiques ou de scandales, et cela semble s’accélérer. Je ne rappellerai pas les guerres incessantes avec les acteurs locaux, notamment le CNBDI devenu Cité de la bande dessinée, victime d’un véritable harcèlement ; le cafouillage, déjà, autour de l’académie des Grand Prix puis du mode d’attribution du Grand Prix ; les polémiques sur l’opacité des comptes et notamment de la gestion des financements des sponsors ; les polémiques récurrentes sur la crédibilité des chiffres de fréquentation ; le scandale des marques du festival subrepticement déposées par Franck Bondoux au nom de sa société 9eArt+, alors qu’il n’est qu’un prestataire conventionné pour assurer l’organisation d’une manifestation dont il n’est nullement propriétaire (il a rendu les marques après une grosse colère du maire d’Angoulême) ; la reconduction tacite de la convention lui confiant l’organisation du festival, par la grâce d’un vice de forme opportun, alors que l’ensemble des financeurs publics avait demandé une dénonciation de la première convention pour lancer une mise en concurrence ou au moins une renégociation des conditions et la rédaction d’un cahier des charges.

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© Terreur Graphique

Toutes ces affaires concernent, rappelons-le, une manifestation qui reçoit plus de deux millions d’euros d’argent public, sans compter les contributions et apports en nature des diverses institutions publiques locales. Et une manifestation qui est la vitrine de toute une profession, d’une filière majeure du livre, dont l’image se dégrade considérablement à chaque nouvelle affaire.

Entracte : le prix Artémisia 2016

C’est dans ce contexte qu’est proclamé, le 9 janvier (comme chaque année, date anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir), le neuvième prix Artémisia décerné à l’album Glenn Gould, une vie à contretemps de Sandrine Revel (paru aux éditions Dargaud), une œuvre splendide qu’il fallait d’autant plus saluer, que la sélection officielle du Festival d’Angoulême, précisément, était passée à côté !

La vie du pianiste mondialement connu, notamment pour ses enregistrements des variations Goldberg au début de sa carrière en 1955 puis en 1981 peu avant sa disparition, fait, dans l’album de Sandrine Revel, l’objet d’une biographie non chronologique, non linéaire, mais construite comme des variations musicales, avec reprises de thèmes, motifs répétitifs, contrepoints… Comme si la main droite jouait une ligne mélodique correspondant à un moment fort tel que l’enregistrement des variations Goldberg de 1981 tandis que la gauche jouait un motif correspondant à l’enfance et ses événements fondateurs, puis passait par-dessus la droite pour jouer dans les aigus la mort prématurée de l’artiste. L’autrice, en dessinant jusqu’à l’ivresse le pianiste à son clavier et d’innombrables plans de ses mains en pleine action, parvient à transmettre une part des émotions musicales que nous avons tous ressenties à l’écoute de Glenn Gould. Poétique et onirique avec ses images de manchots sur la banquise ou de pianiste à tête de chien, le livre regorge aussi de petites histoires et d’anecdotes sur les fantaisies d’un artiste hors normes, sa façon de se tenir, sa chaise trafiquée, ses gémissements incontrôlés qui s’entendent sur les enregistrements… Autant que la structure musicale des variations, le récit adopte la structure labyrinthique de séances de psychanalyse pour nous dévoiler une part de la psychologie de l’interprète, de sa nature intime, en passant parfois par des séries de natures mortes sur les objets du quotidien qui entourent son personnage.

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© Sandrine Revel – Dargaud

Le dessin est tracé d’un trait qui caresse le papier comme les doigts du pianiste effleurent le clavier, dans un réalisme tout en rondeur et en douceur qui fait parfois penser à ces planches de La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert où le piano joue aussi un rôle majeur. Quant à la gamme chromatique des couleurs, elle est très particulière, presque exclusivement composée de couleurs froides et délavées, bleu, vert, vieux rose, gris perle… couleurs de la dépression qui gagne progressivement cet artiste inquiet, asocial et hypocondriaque. Une belle réussite, d’une grande sensibilité (que je n’ose qualifier de féminine), cet album comblera les mélomanes et les amateurs de bande dessinée exigeante.

Du fait des polémiques autour du Festival d’Angoulême, de nombreux journalistes se sont tournés vers Artémisia (et sa fondatrice qui en vit sans doute défiler davantage en une semaine qu’en quarante-cinq ans de carrière…) pour recueillir l’avis des membres du jury, et l’album de Sandrine Revel a, par ricochet, bénéficié d’une couverture médiatique inespérée.

Angoulême, acte 3 :
pendant le festival, le combat continue…

Puis vint le festival. On se dit que l’envie de fête aidant, les organisateurs ayant plus ou moins fait leur aggiornamento, les choses allaient rentrer dans l’ordre. Hélas, dès la cérémonie d’ouverture, l’agacement était au rendez-vous avec les propos prononcés par Franck Bondoux, qui n’a pas pu s’empêcher de se justifier de l’accusation de sexisme : « Les femmes sont présentes. Elles sont présentes dans la sélection officielle. Elles sont dix. Et on espère qu’elles seront primées. Pas parce qu’elles sont femmes, mais pour leur talent. Puisqu’il semble qu’elles ont du talent. »

« Il semble » ! L’inconscient est fascinant quand il se manifeste ainsi…

Du sexisme, il fut ensuite question tout au long du festival.

Le jeudi, la ministre de la Culture, Fleur Pellerin, décorait des Arts et Lettres une brochette d’auteur.e.s dont cinq femmes, toutes signataires de la Charte des créatrices de bande dessinée contre le sexisme. Parmi elles, Julie Maroh fit savoir par son blog qu’elle espérait que ce fût une blague, de peur d’une récupération politique du mouvement antisexiste. Quant à la dessinatrice Tanxxx, furieuse de n’avoir pas été avertie et de voir son patronyme divulgué par le ministère, bafouant son droit au « pseudonymat », a tweeté : « Chevalier mon cul, que crèvent l’État et le ministère. » Puis ce fut au tour de Chloé Cruchaudet et Aurélie Neyret.

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Fleur Pellerin à Angoulême. © Julie Maroh

Le vendredi, la secrétaire d’État déléguée aux droits des femmes Pascale Boistard a déjeuné avec… des dessinatrices. N’aurait-elle pas dû plutôt convoquer l’organisateur du festival, pour le sensibiliser à ce qu’il appelle un « problème féminin » ? À la faveur de ce déjeuner, il apparaît que le terme autrice a été adoubé par le ministère au détriment d’auteure. Tandis que l’on discute des mérites respectifs de ces deux mots, que les uns proposent « autruche », d’autres « auteuse » ou « autresse », je me demande si « autesse » ne serait pas encore mieux : les machos de la profession ne seraient pas dépaysés, ça sonnerait comme hôtesse d’accueil, hôtesse de bar, hôtesse de l’air (et, dernière invention politiquement correcte en date, l’« hôtesse de propreté » qui a remplacé la technicienne de surface…).

Le samedi, une séance très instructive organisée par le Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme consistait à présenter au public des projections de planches de bande dessinée anonymes et de lui demander de déterminer si elles étaient l’œuvre d’un homme ou d’une femme. Une petite minorité de planches a été attribuée à des femmes, alors qu’elles étaient toutes l’œuvre de femmes ! Les préjugés ont été démontrés et démontés par cet exercice salutaire.

De leur côté, les « États généraux de la bande dessinée » (EGBD), créés un an plus tôt à Angoulême, ont livré le résultat de leur première étude, consacrée aux auteurs. Un travail remarquable, rigoureux et en profondeur, à partir des réponses de près de 1 500 auteurs, donc très représentatives et pertinentes. En commentant en public quelques-uns des chiffres de cette étude, Denis Bajram, Valérie Mangin et Benoit Peeters ont fait sensation. On étudiera en détail le rapport détaillé disponible sur le site des États généraux  13, mais retenons pour l’heure deux données.

D’abord, un tableau décrivait crûment la situation d’extrême précarité des auteurs, qui est plus grave encore que l’on pensait : plus de la moitié d’entre eux (53 %) touchent moins que le SMIC annuel brut, et plus d’un tiers (36 %) sont même en dessous du seuil de pauvreté (soit 12 024 € bruts annuels). Et chez les femmes, la situation est encore bien pire : deux sur trois (67 %) sous le SMIC et une sur deux (50 %) sous le seuil de pauvreté !

Un autre chiffre remettait à l’ordre du jour la place des femmes : on apprenait en effet qu’elles représentent 27 % des auteurs en activité. Jusqu’ici, le chiffre avancé (et utilisé par Franck Bondoux pour se justifier) était de 12,4 %, tiré du rapport de Gilles Ratier pour l’ACBD. Ces deux chiffres ne sont pas contradictoires, et sont tous les deux justes. Mais ils ne désignent pas la même chose, et leur écart en dit long sur l’inégalité entre hommes et femmes. En effet, le chiffre de l’ACBD concerne la part de femmes parmi les auteurs ayant trois albums à leur actif et ayant publié un album au cours de l’année écoulée. Sachant que l’étude des EGBD démontre que les femmes sont en moyenne beaucoup plus jeunes que les hommes dans la profession, elles ont plus difficilement déjà publié trois albums (surtout que beaucoup d’entre elles sont de la génération issue de la blogosphère).

Par ailleurs, il apparaît que les femmes publient moins souvent que les hommes, sans doute parce qu’elles ont moins de temps à consacrer à leur création, étant plus accaparées par les tâches ménagères et maternelles (sic), mais aussi à cause d’un certain sexisme de la profession. Ceci explique aussi qu’une moins grande proportion d’entre elles ont publié un album dans l’année.

Angoulême, acte 4 : la coupe est pleine

Puis vint la cérémonie de remise des prix, qui a déclenché la colère de toute la profession. On a essentiellement parlé de la monumentale bévue que fut le canular complètement raté consistant à décerner pendant près de dix longues minutes de faux Fauves à de vrais albums réellement en compétition, puis annoncer aux auteurs et éditeurs que c’était une blague et passer à la vraie distribution des vrais Fauves. C’était une réelle et cruelle faute de goût doublée d’un manque de professionnalisme certain : en effet, lorsqu’on s’amuse ainsi aux Oscar ou aux César, on prévient les intéressés, on obtient leur accord, on leur demande de participer, on prépare leur rôle et on les fait répéter… Mais il y a eu beaucoup d’autres « ratés » dans cette cérémonie, notamment quelques allusions sexistes à la polémique qui avait précédé le festival, et des « bimbos » outrageantes, dénoncées le lendemain par Patrice Killoffer : « L’humour, c’est super quand c’est drôle. Là, c’était un accident industriel. Après la polémique sur les femmes, ils font quoi ? Ils envoient deux potiches avec des perruques faire les guignols sur scène. Ce festival souffre d’un vrai problème d’amateurisme. »

Un amateurisme indigne d’une si grande manifestation, ce que n’a pas manqué de relever la presse, notamment les médias étrangers. Un exemple en Espagne : « Angoulême clôture ainsi l’une de ses éditions les plus désastreuses et malheureuses, qui a vu sa réputation de festival de bande dessinée de référence gravement discréditée. » Mais le festival ne s’excusa pas et revendiqua même sa liberté de ton. Franck Bondoux, au cours d’une conférence de presse, se dit victime de la « dictature du tweet » et attaqua le public : « Certaines personnes ne savent pas apprécier l’humour à sa juste valeur et c’est bien regrettable  14. »

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© Lewis Trondheim

Le fiasco de cette cérémonie et les outrages qui y ont été commis ont fait déborder le vase. Après les auteurs et autrices, ce fut fin février au tour de pas moins de 41 éditeurs, par la voix de leurs deux syndicats représentatifs, d’apostropher la ministre de la Culture pour l’appeler à une refondation complète d’un festival qui doit être « repensé en profondeur, dans sa structure, sa gouvernance, sa stratégie, son projet et ses ambitions », faute de quoi ils boycotteraient l’édition 2017 de la manifestation majeure de leur secteur, et se réservaient même la possibilité de construire eux-mêmes un autre moment fort dans l’année. Les auteurs, à travers leur syndicat le SNAC-BD, ont approuvé l’appel des éditeurs.

Et puis, n’oubliant pas quel premier dysfonctionnement avait cette année déclenché la fronde et fait exploser la cocotte-minute des insatisfactions et des colères, l’association Artémisia pour la bande dessinée féminine publia à son tour un communiqué :

« D’après le communiqué des éditeurs de bande dessinée, “la dernière édition du Festival a cumulé les errements : absence de femmes dans la liste des auteurs éligibles au Grand Prix de la Ville d’Angoulême, mécontentement des auteurs souvent maltraités par l’organisation, baisse de la fréquentation, opacité dans les sélections des prix, cérémonie de clôture désastreuse”.

En ce sens, Artémisia salue le courage du Syndicat national de l’édition (SNE) et du Syndicat des éditeurs alternatifs (SEA) et des 41 éditeurs et éditrices associé.e.s qui dénoncent l’incurie répétée du Festival de la BD d’Angoulême.

Depuis 10 ans, Artémisia critique le très faible taux de femmes présentes dans le jury et le très faible taux de femmes nommées. L’édition 2016 est en ce sens une manifestation insupportable de ce sexisme qu’il est grand temps de dépasser.

Pour Artémisia, la culture est un outil d’émancipation, et restaurer l’image du FIBD passe par une véritable remise à plat de son fonctionnement, de son financement et de sa gouvernance et par une démarche de promotion culturelle à la hauteur des enjeux que représente ce festival en France, mais aussi dans tous les pays où il rayonne. Il en va de la légitimité et de la crédibilité de cet événement.

Nous approuvons l’appel à la médiation et proposons d’en faire partie. »

Angoulême : finale ?

En réponse à cette bronca générale, le ministère de la Culture et de la Communication annonça le 4 avril 2016 qu’il confiait une « mission de médiation » à Jacques Renard, lequel instaurerait un « comité de concertation » afin de redessiner l’organisation de l’édition 2017 du FIBD. Les consultations commencèrent aussitôt.

Le 12 juillet, c’était l’heure du bilan d’étape. D’emblée le ministère préféra confirmer le « profond attachement de l’ensemble des acteurs concernés à la pérennité et au développement de ce festival » mais annonça plusieurs changements. D’abord dans la gouvernance du FIBD et la « répartition des responsabilités qui s’y attachent » mais également dans la composition des instances de sélection et des jurys : « Une mesure a d’ores et déjà fait l’unanimité des membres du comité : l’introduction systématique de la parité hommes/femmes dans les instances de sélection et les jurys institués par le festival ou ses partenaires », soulignait le ministère. Que cette mesure soit la première annoncée était révélateur d’une véritable avancée.

Pourtant, une nouvelle mauvaise surprise attendait encore les observateurs : mi-novembre, le Festival d’Angoulême annonçait en grande pompe qu’il présenterait en janvier 2017 une grande exposition « Valérian » pour entamer la promotion du nouveau film de Luc Besson (sortie prévue en juillet 2017) adapté des aventures spatio-temporelles imaginées par Pierre Christin et Jean-Claude Mézières. Mais il se trouve que la série de bandes dessinées, depuis dix ans déjà, s’appelle Valérian et Laureline, de même que la série d’animation diffusée à la télévision. Une pétition est lancée pour que, sinon Besson, au moins le Festival d’Angoulême répare cet oubli sexiste.

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© Gally

Puis, le 9 décembre, lors de la conférence de presse du festival 2017, l’organisateur semble mettre les bouchées double, en insistant sur la présence de « nombreuses auteures » dans la sélection officielle : en réalité 16 sur 91 auteurs en compétition, ce qui est conforme aux habitudes (et inférieur à la représentation de 2016, qui comptait déjà 16 femmes, mais parmi 82 auteurs en compétition), même si l’on met en avant, artificiellement, Catherine Meurisse, Alison Bechdel et Sophie Guerrive. Autre signe fort envoyé par l’organisateur : la présidence du jury confiée à Posy Simmonds. En réponse à FranceTV Info qui titre « Cette fois le festival met les femmes à l’honneur  15 », Jeanne Puchol déclare sur sa page Facebook : « Il était bien temps que le message soit entendu, en effet… Genre “oups, on se rattrape comme on peut”, après avoir enlevé Posy Simmonds de la liste des postulants au Grand Prix en 2016, sous prétexte qu’elle n’avait pas eu suffisamment de voix l’année précédente. Encore un petit effort, les faux culs du FIBD, vous y êtes presque. Et “cette fois” n’a pas intérêt à rester un précédent sans lendemain. »

Et vint, pour clore en beauté cette année 2016, le nouveau logo de l’association FIBD, qui cherche à se donner un coup de jeune, après son changement de président(e) en juillet : sans doute pour tirer les enseignements du scandale du début de l’année et caresser les auteur.e.s dans le sens du poil de la parité, elle accole donc au « fauve » noir historique (dans lequel on pouvait pourtant aussi bien voir un mâle qu’une femelle) une compagne, cette « fauvesse » rose qui sourit benoîtement, les yeux fermés, pendant que son compagnon parle. Un tel opportunisme, conjugué à une telle maladresse, n’est-il pas pathétique ?

Quelques jours plus tard, Artémisia remettait pour la dixième année consécutive son Prix de la bande dessinée de femmes. Et, pour ses dix ans, le jury innova et remet pas moins de quatre prix, pour saluer la richesse et la qualité de la production féminine de l’année 2016 : à son traditionnel Grand Prix décerné à Céline Wagner pour Frapper le sol (Actes Sud – L’An 2) s’ajoutent donc en 2017 un Prix spécial du jury (Quand viennent les bêtes sauvages de Nicole Augereau, Éditions Flblb), un Prix Humour (Le problème avec les femmes de Jacky Fleming, Dargaud) et un Prix Avenir (L’Apocalypse selon Magda de Chloé Vollmer-Lo et Carole Maurel, Delcourt).

À suivre ?