Design Thinking et inclusion

Signes de sens, l’innovation par la fragilité

Marion Boistel

Simon Houriez

Depuis 2003, l’association Signes de sens s’engage dans une réflexion créative autour de l’accessibilité. S’appuyant sur le design thinking, l’imagination et l’expérimentation contribuent à l’élaboration de dispositifs innovants et inclusifs.

Founded in 2003, the NGO Signes de sens offers creative thinking on issues of accessibility. Drawing on design thinking, imagination and experimentation help develop innovative, inclusive solutions.

Chaque citoyen doit pouvoir accéder aux savoirs et à la culture, qu’il soit en situation de handicap ou non. Partant de ce postulat, l’association Signes de sens s’est donnée pour mission de rendre accessibles les lieux et objets culturels, et notamment le livre, comme vecteur d’évasion, d’apprentissage et d’imagination. Depuis 2003, nous travaillons dans cette direction à travers deux axes : l’édition d’ouvrages accessibles et la médiation en médiathèque.

Signes de sens et l’accès à la lecture

L’association a été créée en 2003, suite à la rencontre avec une personne sourde et suite au constat qu’il fallait créer des passerelles culturelles entre sourds et entendants. Depuis le début, nous imaginons ainsi des solutions accessibles mélangeant les publics pour créer de nouvelles expériences partagées. Treize ans plus tard, l’association s’est agrandie et elle emploie aujourd’hui quatorze personnes pour rendre la société plus inclusive. La diversité y est vue comme une force, et la fragilité comme une réelle opportunité pour innover.

Afin d’innover, nous partons du terrain et des besoins des professionnels et des publics. Nous organisons régulièrement des moments d’échanges et de partage qui permettent de se rencontrer et de faire émerger des idées et des solutions (par exemple les « World Café », voir encadré ci-dessous). Tous nos projets naissent d’une rencontre, comme ce fut le cas pour la création de l’association. Le maillage des professionnels est donc très important, notamment au niveau régional, même si les projets se développent ensuite à l’échelle nationale.

Innovation et accessibilité : les enjeux des bibliothèques

En 2017, soutenus par la Drac Hauts-de-France, nous organisons 10 « World Café » dans notre région. Le but : se rencontrer, échanger, faire émerger des solutions et des partenariats ! À terme, ces 10 ateliers seront restitués sous la forme d’un « cahier de tendances » qui sera disponible gratuitement en ligne.

Si vous souhaitez suivre notre actualité dans le domaine des bibliothèques et de l’accessibilité, avoir des informations sur Bili, la brouette qui cultive le goût des livres ou recevoir notre newsletter, vous pouvez envoyer un mail à : marion.boistel@signesdesens.org

    L’une des premières activités de l’association est l’édition de livres accessibles qui permettent à toute une famille de partager un moment autour de la lecture. S’il est bien sûr légitime de créer des outils spécifiques (appareils auditifs, fauteuils roulants, etc.) notre démarche est plutôt de travailler sur des dispositifs pouvant être utilisés par tous. Notre champ d’étude étant l’apprentissage et la communication, les fragilités qui touchent ces deux domaines relèvent d’un public bien plus large que celui uniquement en situation de handicap. Ainsi nos livres comprennent des illustrations, des textes et des vidéos mêlant mimes et langue des signes française (LSF), pour que les enfants d’une même fratrie, avec ou sans handicap, puissent partager ensemble un moment de lecture. En offrant différents moyens d’accès à l’information adaptés aux compétences de chacun, le livre répond ainsi aux besoins de tout le monde !

    Du côté des bibliothèques, il s’agit de partenaires de longue date. Dès le début de notre activité, nous avons proposé des contes et des spectacles bilingues français-LSF, ainsi que des formations professionnelles pour rendre les structures plus accessibles. Depuis 2015, nous développons des outils comme Bili, la brouette, une mallette pédagogique qui permet à des enfants de 8 à 12 ans, avec ou sans handicap, de faire leurs premiers pas en bibliothèque (voir l’encadré ci-dessous).

    Bili la brouette qui cultive le goût des livres

    Bili, la brouette est une mallette pédagogique destinée aux enfants de 8 à 12 ans, avec ou sans handicap, qui permet de découvrir de manière ludique la bibliothèque. Pour ce projet, nous avons suivi la méthodologie d’innovation Signes de sens : rencontrer, imaginer, expérimenter, évaluer et diffuser.

    Ce projet a été conçu dans le cadre de l’appel à projet du ministère de la Culture visant à lutter contre l’illettrisme. Il est parti du constat que le premier moyen pour lutter contre l’illettrisme est de pouvoir accéder aux livres et donc aux lieux qui en regorgent comme les bibliothèques. Nous avons donc décidé de réfléchir à comment les rendre plus accessibles, notamment aux publics non initiés, avec ou sans handicap.

    Nous avons alors organisé deux « World Café » à Dunkerque avec le réseau « Les Balises » et à Anzin avec la médiathèque départementale du Nord et l’APEI du Valenciennois. Le World Café est un format de facilitation qui permet aux participants de répondre collectivement à des problématiques comme « Quel accueil pour les personnes en situation de handicap à la bibliothèque ? » ou « Comment communiquer clairement ? »

    Cinq thèmes ont été établis (un par table) et toutes les 20 minutes, les participants changeaient de table. Pour chaque thème, ils se posaient les questions suivantes : quels freins ? Quels besoins ? Quelles solutions existantes ? Quelles solutions à imaginer ?

    Parmi ces thèmes, l’idée d’une mallette pédagogique a pu être creusée notamment grâce à la collaboration avec le designer industriel Hervé Grolier. Les participants ont notamment pu lui donner des caractéristiques importantes pour la conception de la mallette (le poids, la maniabilité de l’outil…) ou même participer au choix du nom tout en faisant ressortir trois objectifs fondamentaux :

    • permettre à l’enfant d’appréhender le lieu pour qu’il puisse y revenir plus facilement par la suite ;
    • créer un lien avec le/la bibliothécaire, pour que l’enfant n’ait pas peur de demander de l’aide ;
    • faire du livre un outil pour répondre aux questions, pour rêver, pour créer ou s’évader, puisque, après tout, il n’y a aucune obligation pour un enfant de lire.

    L’activité pédagogique proposée par la mallette est basée sur le principe de la chasse aux trésors. La mallette comprend 11 livres différents : roman, livre sans texte, livre tactile, livre jeux, manuel, livre de cuisine, documentaire… Chaque livre est associé à une mission. Chaque mission se déroule de la même manière : les enfants reçoivent une mission, une pochette leur propose de faire un puzzle pour retrouver la couverture d’un livre. Ils partent ensuite le chercher dans les rayons de la bibliothèque (bien souvent, à ce stade, ils ne connaissent pas l’organisation de la bibliothèque et demandent l’aide de la bibliothécaire). Dans le livre, ils trouvent une fiche mission, les missions sont aussi variées que les livres et vont de la recherche d’information, à la création d’origami, au dessin et à l’écriture. Une fois la mission validée, ils partent ensuite sur une nouvelle mission !

    Pour mener à bien ce projet, nous avons organisé des tests auprès de six bibliothèques et une centaine d’enfants. Ces enfants étaient éloignés de la lecture et de la bibliothèque, parfois à cause d’un handicap, mais aussi parce qu’ils vivaient dans un contexte social difficile, ou encore parce qu’ils étaient arrivés en France depuis peu et ne maîtrisaient pas bien la langue. Nous avons également testé la mallette avec des enfants n’ayant aucun problème particulier, pour voir si l’expérience leur plaisait également. Ces tests nous ont permis d’adapter l’activité en créant par exemple des niveaux de difficulté, en changeant des livres, en augmentant le nombre de missions… pour arriver au final à Bili la brouette qui cultive le goût des livres.

    Grâce à la collaboration avec Hervé Grolier, nous avons pu créer au final un outil ludique et pratique, transportable dans le coffre d’une voiture. La brouette a de multiples fonctions, puisqu’elle sert également de poste de travail pour l’animateur, grâce à son tabouret, et de lieu de rassemblement pour l’activité, choses que nous n’aurions pas pu concevoir sans le regard d’un designer.

    Aujourd’hui, grâce au soutien de nos partenaires (le ministère de la Culture, la Drac Hauts-de-France, la Fondation Bettencourt Schueller et la Fondation Cultura), nous équipons en 2016/2017 sept médiathèques départementales et les formons à l’utilisation de Bili pour qu’elles puissent ensuite la prêter à leur réseau. Parallèlement, nous avons lancé une campagne de prévente pour lancer une deuxième phase de production.

    Vous pouvez visionner la vidéo du projet sur le lien suivant :

    https://www.youtube.com/watch?v=gWBueFOGpGg

      Notre vision : le handicap comme source d’innovation

      La fragilité est intimement liée à la condition humaine, c’est une expérience universelle que nous vivons tous à un moment ou un autre de notre vie, et qui nous fait voir les choses autrement et sortir du cadre, de la « norme ». Dans cette optique, elle peut alors devenir une formidable source de richesse, d’échange et d’innovation, ce dont témoignent d’ailleurs de nombreux exemples de produits et services nés de la fréquentation de cette fragilité : la fonction vibreur de votre téléphone a été imaginée grâce aux personnes sourdes, la télécommande de la télé grâce aux personnes en fauteuil, le premier synthétiseur ergonomique grand public grâce à Stevie Wonder.

      Le handicap comme fragilité nous oblige à explorer de nouveaux sentiers, à chercher autrement de nouvelles solutions au profit de tous. En valorisant cette diversité, chaque individu retrouve une place dans la société et participe pleinement à son amélioration.

      La conception universelle : vivre une expérience ensemble

      Aujourd’hui, il est très difficile de définir le handicap du fait de sa diversité et de la variété des facteurs concomitants. Deux notions semblent néanmoins essentielles : un corps « défaillant » (que ce soit au niveau physique ou intellectuel) et un environnement inhospitalier. La loi de 2005, tirant des enseignements de la définition du handicap donnée par l’OMS (Organisation mondiale de la santé), prend en compte la place de l’environnement dans la définition de la santé. En fonction de la manière dont sont organisés l’environnement et la société (école, transport, lieux publics…), la participation à la vie sociale des personnes ayant un handicap est radicalement différente, elle peut être facilitée ou entravée. Or, l’environnement s’il peut être inadapté pour une personne en situation de handicap, peut l’être également pour d’autres citoyens. Plusieurs exemples illustrent bien le fait que l’environnement puisse être handicapant pour tous : un trottoir non adapté est un handicap pour une personne en fauteuil roulant mais également pour une mère de famille avec sa poussette ; un texte jargonneux, juridique ou institutionnel, est inaccessible pour une personne ayant une déficience intellectuelle mais également pour toute personne non initiée aux rouages des systèmes administratifs  1.

      C’est la raison pour laquelle résoudre une problématique liée au handicap aide bien souvent l’ensemble de la société. Notre démarche s’inscrit ainsi dans une volonté de conception universelle, telle que définit par la « Convention relative aux droits des personnes handicapées » ratifiée par la France et l’Union européenne, aux articles 2, 3 et 4-f : « La conception de produits, d’équipements, de programmes et de services qui puissent être utilisés par tous, dans toute la mesure du possible sans nécessité ni adaptation, ni conception spéciale. » La conception universelle va bien au-delà de l’accessibilité en intégrant la diversité des usages et des usagers. Elle se positionne à un niveau universel et non plus individuel, en créant pour tous mais à partir d’une multitude de contraintes. Elle vise à rendre le monde plus équitable pour les individus et les générations à venir en défendant des valeurs d’égalité des chances, de tolérance, de qualité de vie, de dignité ou encore de résilience.

      Son appréhension peut être complexe du fait des nombreuses terminologies utilisées : Design for all, Universal design, Inclusive Design et, en France, accessibilité pour tous, accessibilité universelle, conception inclusive, design pour tous… mais également par le fait qu’elle s’intéresse à l’ensemble des domaines qui font la vie en société : architecture, urbanisme, produits de consommation courante, équipement de la personne, NTIC, éducation, santé, services à la personne ou aux entreprises.

      Elles posent néanmoins sept principes essentiels que nous essayons de mettre en place au quotidien :

      • Un usage équitable : l’objet doit être utile mais aussi commercialisable auprès de personnes ayant des capacités très différentes (physiques, linguistiques, cognitives).
      • Une souplesse/flexibilité d’utilisation : essentielle pour pouvoir s’adapter à la diversité des utilisateurs.
      • Un usage simple et intuitif : la forme attrayante doit pouvoir exprimer la manière dont on l’utilise.
      • Une communication claire quelles que soient ses conditions d’utilisation : elle doit ainsi se faire par différents modes (illustré, tactile, verbal…) et doit hiérarchiser les contenus.
      • L’objet doit minimiser les dangers et dissuader les gestes inconscients.
      • L’utilisation doit être confortable et demander un faible niveau d’effort physique.
      • L’environnement et l’espace d’utilisation doivent avoir été pensés pour une utilisation optimale.

      Il est, bien entendu, utopique de respecter les principes ci-dessus. Ils représentent une démarche plus qu’une finalité. À Signes de sens, nous partons généralement d’un besoin identifié pour un public cible – les enfants avec autisme par exemple – pour imaginer et produire une solution adaptée, puis nous explorons son utilité pour d’autres publics. C’est ainsi que nous avons notamment développé l’application Ben, le koala qui a été pensée pour aider les enfants autistes à se brosser les dents. Aujourd’hui, cette application est utilisée par tous les enfants car elle est très ergonomique, ludique et simple d’utilisation (disponible gratuitement sur l’App Store et Google Play).

      Le design thinking, une méthode pour avancer ensemble

      Le design thinking est une méthodologie de conception intégrant l’usager tout au long du processus créatif. Le rôle de ce dernier ne se borne plus à utiliser une solution qui a été créée pour lui, mais avec lui. Cette démarche d’inclusion est essentielle, elle rend le projet pertinent et impactant, et l’usager plus autonome.

      Notre méthodologie d’innovation s’appuie sur ce principe. Tout projet commence par la rencontre avec l’utilisateur. La phase de « rencontres et d’observation » est primordiale, elle permet d’identifier les besoins du public et des professionnels. Si une solution existe déjà, nous les renvoyons vers elle, sinon nous relevons le défi ensemble.

      Nous pouvons ensuite mettre en place des groupes de travail ou des « World café » pour faire émerger des idées de solution lors de la « phase d’idéation ». Nous associons toujours un designer à cette phase d’idéation pour la structurer et éviter les « fausses bonnes idées ».

      La phase « d’expérimentation et de prototypage » permet de concrétiser les idées retenues. C’est une collaboration riche entre les usagers et le designer qui permet d’aboutir à une solution la plus adaptée possible. Au sein de ce processus, l’évaluation est importante. Grâce aux observations, entretiens, questionnaires, elle permet de valider l’impact du prototype, de documenter les différentes phases du projet et de nous adapter aux besoins et pratiques des publics. La phase de « diffusion » permet de communiquer les résultats sous forme de journées d’études, conférences, livre blanc, formations… Enfin, nous entrons dans la phase de « vente » si le prototype fonctionne. Notre méthodologie est, bien entendu, flexible et s’adapte aux contraintes et ressources de chaque projet. Elle reste un outil au service des objectifs menés  2.

      1. (retour)↑  Pour de plus amples informations sur le sujet : – Denis Chastenet et Antoine Flahault (dir.), Handicaps et innovation : le défi de compétence, Presses de l’EHESP, 2010. – Victoria Calligaro, Marie-Haude Caraës et Aurélie Eckenschwiller (dir.), À la recherche d’un monde partagé : accessibilité et design pour tous, Presses de l’EHESP, 2014.
      2. (retour)↑  Pour approfondir le sujet sur le design thinking en bibliothèque, voir : Nicolas Beudon, « Le design thinking, une méthode pour innover centrée sur les usagers » in : Bibliothèques(s), revue de l’ABF, n° 85/86, octobre 2016, p. 69-71.