Éditorial
Au pays revendiqué de l’exception culturelle, parler d’argent ne se fait pas de façon simple, au point d’ailleurs que cette gêne constitue, à elle seule, une sorte d’élément psychosocial de ladite exception.
Cela était parfaitement compatible avec une période longue de croissance, tandis que les pouvoirs publics, étatiques et locaux, abondaient au développement, à l’extension et à la valorisation de services publics culturels considérés comme allant de soi, dans le cadre de politiques culturelles affirmées et mises en œuvre.
La crise économique, mais aussi les profondes modifications qui sont venues renouveler les problématiques auxquelles sont confrontés professionnels et acteurs de la culture, ont conduit à brouiller les lignes et redéfinir les pratiques.
Pour les pouvoirs publics, la notion d’« arbitrage » est devenue cruciale. Il a fallu apprendre à faire des choix, du côté des décideurs comme des professionnels, et donc à éliminer certaines options, ce qui, jusqu’à un certain niveau, s’avère salutaire : l’exercice contraint à définir les missions prioritaires ainsi que les principes prévalant aux actions déployées. Dans les bibliothèques par exemple, le renforcement des politiques documentaires, les choix opérés en matière d’action culturelle, les objectifs que l’on se fixe dans la mise en place de nouveaux services, etc. : tout cela s’effectue selon une pression budgétaire qui oblige bien souvent à clarifier le message porté.
Dans une certaine mesure et jusqu’à un certain point, toutefois…
En effet, lorsque l’indispensable rigueur se transforme en gestion de la pénurie et se traduit de facto par la disparition pure et simple de toute véritable politique culturelle, on entre alors dans un système où la considération de l’intérêt général s’estompe au point de devenir transparent, laissant les acteurs du secteur flotter, pour ne pas dire dériver, quelque part entre la main invisible du marché, la loi d’airain des réductions de budgets, les innovations technologiques et les aspirations d’un public aux désirs eux-mêmes indécis et mutants.
A contrario apparaissent de nombreuses manières de valoriser l’apport économique de la culture : études d’impact, données chiffrées, statistiques, calculs de retour sur investissement (le désormais célèbre ROI qui, de fait, règne…), autant d’outils qui sont élaborés avec plus ou moins de pertinence et d’objectivité, mais avec le louable souci d’y voir plus clair, et afin de souligner l’apport du monde culturel aux économies locales ou nationale. Cette salutaire démarche qui permet également de définir de « bonnes pratiques » n’est toutefois pertinente, dans le fond, que jusqu’à un certain niveau et dans certains cadres : et si ça ne « rapportait » rien, de lire ou d’aller au musée, cela serait-il si grave ? Ne serait-ce pas l’une des missions essentielles du geste culturel, intellectuel et artistique que d’échapper, par nature, à la sphère marchande ainsi qu’à celle du calcul d’intérêts quantifiables ?
La crise, toutefois, contraint tout le monde à se montrer ingénieux : ingénieux pour trouver de nouvelles sources de financements, ingénieux pour valoriser son action et emporter l’adhésion des élus, ingénieux aussi pour accepter que le secteur concurrentiel ait parfois de très bonnes choses à apporter au monde culturel (mécénats de grande envergure, petits partenariats qui font vivre l’action locale…) en l’irriguant non seulement de liquidités bien comptées mais aussi d’un modus operandi dynamique et réactif.
Bref, en culture comme en tout, l’argent ne fait pas le bonheur mais y contribue grandement, et renouveler le regard que portent l’un sur l’autre les univers financier et culturel est un enjeu majeur pour la sauvegarde de services culturels innovants, tout comme pour la préservation d’un supplément d’âme dans un monde hautement marchandisé, qui a besoin de valeur davantage que de coûts.