Dans les coulisses de l’album

50 ans d’illustration pour la jeunesse (1965-2015)

par Bérénice Waty

CRILJ

CRILJ, 2015, 236 p.
ISBN 978-2-9535551-6-5 : 35 €

L’ouvrage dont il sera ici question accompagne une exposition itinérante inaugurée en mars 2015  1. Ses promoteurs la font voyager jusqu’en 2016 afin qu’un large public puisse la découvrir, dans toute la France (Paris, Arras, Bron, Cherbourg, Strasbourg, Amiens sont ou ont été programmées). Catalogue d’exposition donc, Dans les coulisses de l’album. 50 ans d’illustration pour la jeunesse (1965-2015) présente l’intérêt d’être didactique avec une série d’articles (sept au total) et un « calendrier du demi-siècle  2 » qui référence les salons, publications, éditeurs, tout ce qui peut être en lien direct avec le monde de l’édition jeunesse ; ce « captatio benevolentiae » (p. 237) est conçu en catégories (« titres », « collections », « revues critiques et professionnelles », etc.) régies par un code couleurs qui permet visuellement et rapidement de constater qu’au fil des décennies l’offre éditoriale s’est étoffée et spécialisée ou que la critique et l’analyse de la littérature de jeunesse sont devenues légitimes dans le monde universitaire. On y trouve aussi des reproductions nombreuses d’œuvres, éditées ou à l’état d’esquisses, brouillons, voire même jamais publiées : c’est là le point central de l’ouvrage, cette ribambelle d’illustrations, en couleurs ou en noir et blanc, de différentes décennies, d’inspiration bucolique ou réaliste, et avec des héros médiatiquement connus ou des croquis et dessins exploratoires, comme ceux de Béatrice Alemagna (étude d’Un lion à Paris, p. 144-145).

Le Centre de recherche et d’information sur la littérature pour la jeunesse (CRILJ) 3 célèbre donc son jubilé par une exposition qu’accompagne le présent livre, ainsi que par un colloque intitulé « 50 ans de littérature pour la jeunesse. Raconter hier pour préparer demain » qui s’est tenu en février 2015  4.

Avec ces événements, c’est bien l’histoire qui se donne à voir : celle d’une association et de ses militants mus par l’envie de rendre compte de l’intérêt de la littérature jeunesse et d’assurer sa promotion, à une époque où l’ébullition post-soixante-huitarde se répercutait dans la pédagogie, le monde des bibliothèques et de l’école, mais aussi chez des artistes qui se sont tournés vers les plus jeunes, ainsi qu’auprès d’adultes désireux d’apporter d’autres lectures aux enfants. Mais c’est aussi l’histoire de l’édition jeunesse qui résonne dans ce panégyrique illustré : avec des œuvres et des personnages qui sont quasiment l’incarnation de certaines grandes maisons (l’âne Trotro, Elmer, Petit ours brun), avec plusieurs textes qui reviennent sur la création de l’École des Loisirs ou qui évoquent l’entreprise de Christian Bruel. On y trouve de courtes biographies d’illustrateurs où des caractéristiques artistiques le disputent à des éléments personnels, témoignant d’une proximité et d’une forme d’amitié entre les membres du CRILJ, les contributeurs de l’ouvrage et les artistes qui font du dessin une écriture autre dans les albums de jeunesse. Il faut y voir également l’histoire de l’illustration jeunesse durant 50 ans, en France, que l’on retrouve au fil des pages avec différentes sensibilités représentées, plusieurs styles de traits ou de découpages. Enfin, c’est l’œuvre de différents organismes (Bibliothèque nationale de France, Cité internationale de la bande dessinée et de l’image, Institut mémoires de l’édition contemporaine, Musée de l’illustration jeunesse) que d’avoir su et voulu conserver certaines pièces originales, des essais inaboutis ou des matériaux variés et qui ont collectivement agi pour rendre possible toutes ces traces mémorielles afin de nourrir l’histoire de l’édition jeunesse française  5.

L’affiche de l’exposition – et donc la couverture de l’ouvrage – est un dessin de Jean Claverie où l’on voit un garçon se munir d’une échelle pour aller observer dans un trou fait à même un livre : l’idée sous-tendue ici est de convier les visiteurs et les lecteurs à devenir des « voyeurs » pour s’introduire « dans les coulisses de l’album », pour voir ce qui se passe « dedans » le livre de jeunesse, pour observer les manières de travailler des illustrateurs, pour regarder le processus créatif entre l’esquisse et l’image publiée in fine avec différentes versions des dessins, pour scruter les débordements de l’album avec des illustrateurs qui imaginent des affiches ou des publicités. C’est un peu l’arrière-cuisine, les ateliers et les tables de travail qui se donnent à voir dans les fonds privés et ceux collectés, archivés et traités par l’Heure joyeuse, le CRILJ ou la médiathèque Françoise-Sagan. En introduction est d’ailleurs repris le cheminement de Claverie pour aboutir à ce visuel : l’original en pastel et aquarelle, en mine graphite, stylo-bille et crayon de couleur, mais aussi retravaillé par Photoshop. On suit son parcours, ses idées de départ, les abandons, les focales développées et l’œil remarque les variations, petites et grandes, en fonction des méthodes ou supports employés.

Par ce « petit bout de la lorgnette » c’est à une forme d’intimité que le lecteur est convié et les promoteurs de l’exposition et de l’ouvrage ne cachent pas leur plaisir : on retrouve, pêle-mêle, les mots de « jubilation », « joyeux », « sensualité », « inventivité jubilatoire », « gourmandise » ou les verbes « se régaler » ou « dévorer » dans les pages, qui attestent d’une joie à mettre en forme, mettre en scène cet événement. On est sur du plaisir, celui des images, on est sur du partage, et l’attitude des contributeurs  6 témoigne d’une volonté de donner à voir de belles choses.

L’intérêt de l’ouvrage ne réside pas tant dans les contributions (même si certaines peuvent revenir sur des épisodes intéressants  7), mais bel et bien dans la partie intitulée « Images » qui occupe une large place (p. 89 à 236). Le fonds patrimonial de l’Heure joyeuse y est largement représenté, mais aussi des œuvres de collections privées (comme celle d’enveloppes appartenant à Janine Kotwica, ou celles d’illustrateurs complices des commissaires d’exposition).

À travers ces pages, l’on constate (si besoin était) que les illustrateurs débordent les pages des albums pour réaliser des affiches de salons littéraires, de fêtes du livre, voire pour leurs éditeurs afin d’orner les murs des bibliothèques, médiathèques ou centres de documentations scolaires, de France et de Navarre. L’on (re)trouve des planches de timbres, commanditées par La Poste à de grands noms de l’illustration autour de l’odorat, d’expressions françaises, des animaux, des pionniers de l’aviation. De là à décorer les lettres et les enveloppes, le pas est franchi avec plusieurs pages dédiées au mail art : il donne toute sa dimension à travers des reproductions de cartes de vœux et des courriers créatifs où les artistes laissent libre court à leur imagination.

On est en présence d’un bel objet, d’un livre d’artiste (à utiliser au pluriel tant ils sont nombreux), d’un coffee table book peut-être, d’un ouvrage à feuilleter et chacun pourra y puiser selon son intérêt. On ne peut proposer ici que quelques commentaires ou remarques.

On constatera ainsi que, régulièrement, l’illustration jeunesse a su évoluer, du fait de techniques de dessin nouvelles (et le numérique n’est pas ici un ennemi, mais offre de nouvelles potentialités) et parfois en prenant des chemins de traverse, avec des collages ou mixages (page 191, une affiche de Michelle Daufresne avec du papier et des écorces collés) et en se faisant terre d’accueil pour des artistes venus d’univers éloignés : « […] de la communication visuelle comme Paul Cox, de la BD comme Loustal, Baudouin, et Lorenzo Konaté, de la publicité comme Hervé Tullet, du dessin de presse comme Claudine Desmarteau, de la littérature de jeunesse comme Béatrice Poncelet, Thierry Dedieu, Béatrice Alemangna, voire de la musique comme les Chats Pelés » (p. 59).

Un peu comme si dans l’illustration jeunesse fleurissait une créativité sans borne et s’enracinaient des pratiques empreintes d’une tradition (les grandes écoles d’art sont représentées chez les illustrateurs, avec l’école Estienne, l’école Émile-Cohl à Lyon, l’ESD de Strasbourg) et d’une avant-garde sans tabou (« une nouvelle édition pour enfants, libérée de toute préoccupation directement pédagogique », p. 49). Les auteurs vont même jusqu’à avancer l’idée que c’est dans l’illustration jeunesse qu’il faut trouver l’esprit précurseur des cultural ou gender studies.

Il y a un côté émouvant à voir un original de l’affiche d’André François, qui deviendra le logo de l’École des loisirs, rescapé d’un incendie : « c’est un papillon aux ailes déployées qui nous est montré, promesse d’envol, de butinage, de lecture “buissonnière” » (p. 50-51) mais sur une page brûlée, tachée de suie.

Une typologie pour distinguer deux types d’illustrateurs témoigne des techniques de travail des uns et des autres et nous plonge dans une « éthologie de la création » qui aurait mérité de plus amples développements : « Il semblerait qu’il y ait grosso modo deux principales sortes d’illustrateurs, que d’aucuns appellent les sangliers et les renards. Le sanglier reste fidèle à la même technique et fouille, fouille toujours pour l’approfondir, l’améliorer, la peaufiner, tandis que le renard fouine, museau au vent et explore constamment des voies nouvelles. Ainsi, Gilles Bachelet (aquarelle), Éric Battut (acrylique), François Place (aquarelle et encres), Jennifer Dalrymphe (gouache), Alain Gauthier (acrylique), Sara (papier déchiré), seraient de la famille des “sangliers”, alors que Frédéric Clément, Michelle Daufresne, Elzbieta, Katy Couprie, Laura Rosano, Antonin Louchard ou Letizia Galli seraient apparentés au “renard” » (p. 67).

On constate également que les illustrateurs sont multicartes et répondent présents dans différents types d’action où la création domine : animation de stages, d’ateliers de création, parfois en milieu scolaire ou en réseau de lecture publique ; dessins pour textiles, pour foulards de soie, « paravents, chaises » (p. 74) ; participation à des salons et à de nombreuses séances de dédicaces. La réalité financière de ce métier explique peut-être cet éparpillement inventif fertile, mais l’on peut y voir cependant la manifestation d’une réelle passion pour l’image. C’est aussi tout un marché qui se développe dans l’Hexagone, plus ou moins rapidement et durablement : « La vogue, nouvelle, des expositions d’originaux, la jubilation des collectionneurs de dessins et d’esquisses, la naissance, encore frileuse en France, mais bien établie dans les pays anglo-saxons ou au Japon, de galeries spécialisées, l’entrée des originaux dans les collections publiques, l’organisation de ventes aux enchères et l’émergence, timide, certes, mais réelle, d’une cotation de leurs valeurs, informent progressivement le public français, souvent néophyte en ce domaine, de l’infinie richesse d’un genre artistique […] » (ibid.).

Côté bémols, on pourra regretter que les auteurs n’aient pas proposé un lexique avec des définitions pour l’ensemble des pratiques artistiques développées et inventées par les illustrateurs, afin de s’adresser à un plus large public que celui des initiés  8. Si les différents textes présentent quelques définitions personnelles des artistes pour expliciter selon eux ce qu’est l’illustration, il eut été agréable de toutes les retrouver réunies afin de constater combien chacun projette ses envies et sa vision propre de l’illustration : pour Étienne Delessert, il s’agit de « dessins graphiques » ou de « visualisation d’idées » (p. 71), alors que pour Daniel Maja, on parle plutôt d’« encéphalogrammes de (son) inconscient » (p. 74) ; « espaces du rêve “cartographiés” entre les pages de l’album » (p. 45), l’illustration offre un champ des possibles illimité, tant aux artistes qu’aux lecteurs, jeunes et moins jeunes.

Mais le lecteur n’attend pas forcément une exégèse sur les œuvres et feuillette avec « gourmandise » un catalogue qui rend bien compte de l’exposition (à visiter). C’est un livre marqué du sceau du plaisir, à garder dans sa bibliothèque afin de le rouvrir pour la beauté, l’inventivité et l’originalité des images, pour scruter l’acte de création et son cheminement et pour partager avec des artistes autour de l’imagination. La « pédagogie de l’observation » chez les lecteurs, petits et grands, peut se pratiquer avec ce bel objet illustré.

  1. (retour)↑  Des images de l’exposition pourront être vues sur un blog, Val de Lire, de Beaugency (là où l’exposition a été inaugurée initialement).http://www.valdelire.fr/dans-les-coulisses-de-lalbum-50-ans-dillustration-pour-la-jeunesse-et-focus-sur-henri-galeron/
  2. (retour)↑  « Ce calendrier cible les illustrateurs et l’illustration. Il salue la naissance d’albums […]. Il signale les éditeurs et leurs collections. Il n’omet ni les salons ni les prix qui, avec les bibliothèques et les associations, les musées et les centres dédiés, mettent en valeur le meilleur de la création. Enfin, il salue l’émergence d’une critique spécialisée […] » (p. 237).
  3. (retour)↑  On pourra renvoyer à l’article de Monique Hennequin (entre autres) pour revenir sur l’action du CRILJ : M. Hennequin, « Réflexions sur la vie, le “devenir hypothétique” ou la disparition des associations culturelles, sans nostalgie mais pour mémoire », sur le site web de Ricochet. http://www.ricochet-jeunes.org/magazine-propos/article/92-reflexions-sur-la-vie-le-devenir-hypothetique
  4. (retour)↑  Les actes devraient être publiés prochainement dans Les Cahiers du CRILJ.
  5. (retour)↑  « Ces lignes trop rapidement esquissées à l’occasion du jubilé du CRILJ, sont une tentative de retour aux sources mémorielles, fatalement subjectif et incomplet, qui pourtant s’appuie sur les passions d’une aventure professionnelle forgée à partir du regard » (p. 27).
  6. (retour)↑  Les auteurs des textes : Christiane Abbadie-Clerc, Michel Defourny, André Delobel, Viviane Ezratty, Janine Kotwica et Hélène Valotteau.
  7. (retour)↑  Des colloques ou journées d’étude qui ont fait date (Jean Claverie et son appel, « Apprenez à connaître les gens de l’image ! » en 1982 à la manifestation scientifique intitulée « Littérature de jeunesse : la création en France aujourd’hui »), ou plus prosaïquement l’évocation d’un article d’un journaliste du Nouvel Observateur qui estimait que « le seul intérêt » du Salon du livre de Paris en 1983 était les « 80 œuvres originales d’illustrateurs jeunes et moins jeunes, chevronnés et débutants » (p. 15) que le CRILJ exposait.
  8. (retour)↑  Soulignons qu’il est indiqué que « Si l’on veut se régaler d’un inventaire joyeux de nombre de ces techniques, on peut se référer au sommaire de quatre célèbres imagiers édités, entre 1999 et 2005, par Thierry Magnier, Tout un monde, Au jardin, À table, et Tout un Louvre. Dans ces pavés ludiques et intelligents […] » (p. 69).