Le livre numérique au présent
Pratiques de lecture, de prescription et de médiation
Éd. universitaires de Dijon, collection « Sociétés », 2015, 136 p.
ISBN 978-2-36441-126-5 : 16 €
Conjuguer le livre numérique « au présent » : tel est le pari de cet ouvrage collectif composé de sept contributions originales de chercheurs français. Les méthodologies variées – enquêtes de terrain, bilans d’expérimentations, analyses sémiotiques, perspectives historiques – cherchent à cerner, données empiriques à l’appui, le champ des pratiques contemporaines auprès des lecteurs et des professionnels du livre. Elles dressent un état des lieux précis et documenté, où l’innovation technologique est mise en regard des contextes et logiques d’usages, dans une perspective socio-économique.
Pratiques de lecture « innovantes »
La contribution de Françoise Paquienséguy « Usages et consommation d’ebooks en France. Comment aborder le sujet » observe les prémices en matière d’usages innovants de la lecture numérique. Son analyse s’appuie sur un corpus d’études et de sondages, menés au cours de la période charnière 2010-2014. Les lecteurs de livres numériques se situeraient au croisement de deux univers : celui de la lecture comme pratique intellectuelle et celui de la pratique informatico-numérique. Deux profils particuliers émergent de ces enquêtes : le « lecteur averti » et le « petit joueur ». Consacré par les études, le premier est un grand lecteur avec plus de 20 livres par an et cumule, sans effet de substitution, les modes de lecture sur supports imprimés et numériques. De fait, ses pratiques évoluent peu et restent majoritairement linéaires et intensives. À l’inverse, le « petit joueur » développe de nouvelles stratégies de lecture, plus occasionnelles, puisant dans ses moments libres pour feuilleter et « picorer » des ouvrages dans sa bibliothèque numérique. L’auteur émet l’hypothèse que les usages innovants de la lecture seraient plutôt à chercher du côté de cette deuxième catégorie élaborant des stratégies éloignées des conventions habituelles de l’imprimé.
Pratiques commerciales
Dans sa contribution « Les livres numériques au centre d’une économie de l’attention », Christian Robin décrit le cadre socio-économique et les stratégies de domination opposant les éditeurs de livres français aux géants de la communication Amazon, Google et Apple. Comment garder le contrôle de la diffusion dans un capitalisme numérique dominé par des acteurs pour lesquels le livre n’est qu’un élément de stratégie économique parmi d’autres ? Si les éditeurs scientifiques ont réussi jusqu’à présent à imposer un modèle d’affaires échappant à certains phénomènes de domination (offres d’abonnement, revues en ligne), les logiques de valorisation semblent en revanche plus compliquées à mettre en œuvre du côté des éditeurs généralistes, confrontés au développement de l’auto-édition, à la perte de contrôle sur leurs données, à l’idéologie de la gratuité ou encore à l’apparition de formes insidieuses de censure. L’innovation marketing et commerciale dans l’édition revêt désormais les allures d’un combat idéologique et politique afin de préserver, voire refonder, le modèle économique pérenne des industries culturelles.
Pratiques de médiation
Les deux contributions suivantes sont consacrées à l’évolution des pratiques professionnelles du corps des bibliothécaires, dont les missions traditionnelles de médiation et de prescription dans l’accès au savoir sont interrogées par les nouvelles formes de la médiation numérique. Dans « Ce que le numérique fait aux bibliothèques », Claude Poissenot invite à redéfinir et à réinventer les rôles traditionnels des professionnels de la documentation afin de redonner du prestige au métier et le faire évoluer : ces derniers sont amenés à développer de nouvelles compétences relationnelles avec les usagers afin de resserrer les liens et incités à promouvoir l’animation de leur espace documentaire dans ses dimensions locales, physiques et spatiales. Dans son article « Quelle médiation pour les bibliothèques et les bibliothécaires ? », Benoît Epron relate les premiers résultats d’une expérimentation de prêts de terminaux numériques à la bibliothèque universitaire de l’Enssib. Selon cette enquête, les attentes quant aux missions de médiation, de prescription et d’organisation de contenus des bibliothèques demeureraient extrêmement fortes. Plusieurs focus groups menés auprès d’un public composé principalement d’étudiants et d’universitaires entre 2011 et 2012 ont permis de sonder leur perception du rôle des bibliothécaires. Extrêmement exigeants, les usagers réclament une plus grande structuration des contenus, aussi bien dans les espaces numériques et physiques, et attendent une réelle expertise de l’institution sur tous les sujets liés à la lecture numérique et ses dispositifs.
De leur côté, les écoles restent également en phase d’observation en matière de pédagogie numérique avec des retours d’expérience encore marginaux. Dans son chapitre « Usages de tablettes et liseuses en contexte d’apprentissage. Prescription technologique ou pédagogique ? », Mathilde Miguet propose une réflexion critique sur les phénomènes de prescription entourant le manuel scolaire interactif et son « outil média », la tablette numérique promue par l’Éducation nationale. Force est de constater que les discours d’accompagnement du numérique à l’école restent empreints d’une idéologie techniciste et ne parviennent pas à s’ancrer dans une sociologie des usages. Symbole de modernité et de progrès, la tablette est majoritairement perçue comme un support permettant de réduire la fracture numérique par l’individualisation des enseignements, la possibilité d’une plus grande interaction avec le professeur ou, encore, la mise en place d’un apprentissage plus ludique et attractif qu’avec le livre. Savoir l’utiliser apparaît comme une compétence indispensable dans le monde actuel. Mais ces représentations idéologiques ont tendance à faire oublier le contexte pédagogique dans lequel les usages s’insèrent. Les enseignants reprochent à l’iPad son caractère propriétaire, regrettent le manque de ressources disponibles et estiment que l’outil s’avère plus propice à la consultation qu’à la création. Prendre en compte le contexte pédagogique permettrait alors de dépasser le simple effet de mode et l’engouement passager qui caractérisent souvent l’introduction des nouvelles technologies à l’école.
Pratiques de prescription
Les deux dernières contributions s’intéressent aux réseaux de « prescription » du livre numérique. Dans « La prescription de livres numériques sur les plateformes littéraires », Louis Wiart s’appuie sur un corpus de 55 plateformes principalement francophones (librairies en ligne, logiciels de lecture, réseaux de critiques littéraires, sites de téléchargement) pour analyser les usages inscrits dans le dispositif, c’est-à-dire l’utilisateur tel que se l’imagine le concepteur de la plateforme. Trois catégories de plateformes sont ainsi esquissées. Certaines s’inscrivent dans les idéologies du web collaboratif et proposent une prescription « généralisée », mettant à disposition de nombreux outils de recommandation et d’appréciation. D’autres sont plus spécifiquement dédiées à la diffusion et favorisent les points d’accès aux œuvres. Enfin, les plateformes dédiées à la lecture sur écran – comme les logiciels de lecture disponibles sur les liseuses et tablettes – proposent une prescription « intégrée » avec possibilité d’annotation et de partage de notes dans les marges mêmes du texte. L’auteur observe cependant une tendance de plus en plus marquée à l’hybridation de ces pratiques : « la prescription de la consommation se double d’une prescription de la participation » ; il rejoint ici l’analyse de Christian Robin sur la captation des audiences favorisée par la multiplication des passerelles entre « prescription numérique, commerce électronique, et lecture sur écran ».
Dans « Pratiques illégales de partage et de téléchargement de livres numériques ; retour sur la naissance de nouveaux espaces de médiation », Fabrice Pirolli développe une analyse en termes idéologiques et économiques des pratiques de piratage de livres numériques. Les idéologies libertaires du web prônant la libre circulation de l’information se doublent désormais d’un mouvement de contestation affirmant un « droit du lecteur » opposé aux tentatives de verrouillage sur les biens culturels. Pourtant, malgré ces menaces faisant craindre aux éditeurs une baisse de leurs profits, les pratiques de piratage n’auraient pas nécessairement un impact négatif sur les ventes : elles pourraient, dans certains cas, se révéler complémentaires. Le téléchargement illégal de livres numériques renforcerait en réalité « les pratiques culturelles d’une catégorie de la population déjà composée de lecteurs s’ouvrant progressivement et par un effet d’aubaine au piratage de biens culturels » (p. 116). Entre septembre 2012 et novembre 2014, Fabrice Pirolli a ainsi observé et analysé les échanges entre les membres d’une plateforme de piratage Team AlexandriZ. Ces derniers témoignent d’un attachement profond à l’objet livre et tentent de concilier la culture du livre et celle des communautés libres. La complexité de ces pratiques de médiation incite dès lors à renouveler les modes d’intermédiation du livre, au-delà de la surveillance généralisée des sites illégaux de téléchargement.
N’hésitant pas à établir des passerelles, ces contributions aux approches variées s’inscrivent dans une démarche critique posant clairement la question, devenue vitale, de l’évaluation des pratiques de réception au regard des stratégies dominantes d’acteurs. Elles ouvrent ainsi de nouveaux angles d’analyse sur les conditions de la conciliation de l’innovation créative et des contraintes socio-économiques.