Autre regard : double drame à São Tomé !
Un patrimoine architectural et théâtral en voie de disparition
Sur l’île de São Tomé, face aux épreuves imposées par une nature hostile et une histoire « intranquille », maîtres blancs et serviteurs noirs organisèrent dès la fin du XVe siècle des ripostes originales : les premiers par l’architecture, les seconds par le théâtre. Ces patrimoines architectural et théâtral très originaux connaissent un déclin et une disparition qui paraissent toutefois inexorables.
A team from COPEIA (formerly the Centre for the Conservation of the Book in Arles) played an active role in planning, implementing and running a workshop to restore and promote the cultural heritage of Charfet in Lebanon. The project included a major programme to preserve and digitize the collections and to train local staff to ensure the project’s longevity.
On dit que l’île de São Tomé occupe le « Milieu du monde ». Ce n’est pas la seule de ses singularités. Elle se classe parmi les plus petits pays de la planète 1. Située à l’intersection de la ligne de l’équateur et du méridien de Greenwich, en plein golfe de Guinée, São Tomé (comme sa voisine, la minuscule île de Príncipe) fut le théâtre d’un croisement de destins antagonistes. Là, se jouèrent, dès la fin du XVe siècle, les noces brutales entre une Europe expansionniste et une Afrique assujettie, entre le Portugal des grandes découvertes et des populations noires déportées. Épopée pour les uns, tragédie pour les autres.
Une humanité créole finit par prendre corps et âme dans un décor convulsif, tourmentée par la puissance volcanique, l’acharnement de la pluie, la dictature de la végétation et le poids de l’isolement. Face aux épreuves imposées par une nature hostile et une histoire « intranquille », maîtres blancs et serviteurs noirs organisèrent des ripostes originales : les premiers par l’architecture, les seconds par le théâtre.
Les possédants imprimèrent la marque de leur domination par l’aménagement de grandes exploitations, roças, aux dépens de la jungle équatoriale. Les travailleurs opposèrent à la pénibilité du quotidien un spectacle clamé, mimé, dansé, le tchiloli, perçu comme un étrange mode d’évasion. Les deux expressions se développèrent simultanément du milieu du XIXe siècle jusqu’au seuil de l’indépendance du pays, en 1975. Roças et tchiloli, considérés encore aujourd’hui comme les piliers de l’identité de São Tomé, ont souffert des mutations sociales et politiques de l’ère postcoloniale. L’architecture des roças et les représentations extravagantes du tchiloli ont été déclarées maintes fois dignes d’être inscrites d’urgence sur la liste du patrimoine mondial, tant par leurs qualités esthétiques que par l’aventure humaine exceptionnelle qu’elles représentent. Il y a fort à craindre que les assauts de la pluie et le vacarme de l’indifférence ne les balayent définitivement avant que l’attention générale se réveille.
Comment l’histoire de São Tomé
a-t-elle accouché de telles particularités ?
L’île de São Tomé est inhabitée à l’arrivée des Portugais en 1470. Son peuplement se fait selon le mode en vigueur à l’époque : des équipages de mauvais sujets, indésirables en métropole, mêlés à des chargements d’Africains enlevés aux côtes de la Mina, du Ghana, du Dahomey… Pas ou très peu de femmes blanches. La captive noire est l’objet de toutes les convoitises. La population primitive naît métissée. Forcément. Les esclaves sauvent l’implantation balbutiante en enseignant aux colons l’art de survivre sous un ciel équatorial inconnu jusqu’alors. La couronne portugaise récompensera ce service en affranchissant les premières concubines noires, leurs fils et quelques serviteurs mâles. Cette « mansuétude » ne se répétera plus jamais. Une classe de mulâtres arrache le droit de participer au développement du pays, basé sur la transformation de la canne à sucre et la traite négrière. Ce sont leurs descendants qui occupent encore le pouvoir cinq cents ans plus tard 2. São Tomé connaît un XVIe siècle prospère. Les deux siècles suivants le seront moins. L’archipel subit la concurrence d’une autre possession portugaise, l’Angola, où la culture de la canne et le trafic d’esclaves s’avèrent plus rentables. Et la métropole s’intéresse bien davantage au Brésil, immense source de profit, qu’à ces poussières d’empire. Les îles du Milieu du monde se referment sur elles-mêmes. Les Blancs se raréfient, le pouvoir se « négrifie ». Les esclaves fugitifs, traités d’Angolares 3, s’organisent en communautés hostiles. Réfugiés dans la forêt épaisse, ils mènent la vie dure aux autorités et aux habitants d’un étroit littoral cultivé. Les pirates harcèlent la capitale, le commerce végète.
La situation se détériore plus encore quand, au début du XIXe siècle, les Anglais s’élèvent contre le principe de l’esclavage et prennent en chasse les navires négriers. L’économie de São Tomé s’effondre. Les propriétaires crient à la ruine. Leurs plaintes parviennent jusqu’à Lisbonne. Mais pour la lointaine puissance tutélaire, le climat se dégrade aussi : le Brésil déclare son indépendance en 1822 et le Portugal perd soudain l’accès aux sources des profits dont il a abusé sans vergogne. C’est alors que la couronne portugaise se souvient de São Tomé et Príncipe : à bien y réfléchir, ces deux confettis africains perdus dans l’Atlantique pourraient, grâce à des conditions propices, se révéler aptes à la culture du café et du cacao. Des pieds sont rapportés du Brésil et plantés discrètement. Pour les deux îles longtemps délaissées, la somnolence s’achève, sonne l’heure du roi cacao.
Le temps de l’épopée des roças et de la tragédie du tchiloli va commencer…
Premier acte :
roçar o obô, « dompter la jungle ! »
Le cacao est un tyran. Il exige une énorme quantité de dos et de bras serviles. Si les manœuvres liées à la traite sont contrariées par les contrôles anglais, le travail forcé perdure dans l’empire portugais. Le baron d’Água Izé 4, riche planteur du sud de São Tomé, contourne sournoisement les difficultés faites aux esclavagistes. Il possède des propriétés en Angola. Il va donc « seulement » déplacer des serviteurs d’Angola à São Tomé. C’est un transfert de maison à maison. On ne peut l’accuser de trafic. Le tour est joué. Les esclaves continuent à affluer. Le cacao se développe « sans entraves ». Ce qui réveille la convoitise des Portugais d’Europe bien décidés à redevenir maîtres absolus d’un territoire qu’ils ont par trop négligé. Ils débarquent. Tout est bon alors pour déposséder les planteurs créoles : déplacements de bornes, dettes de jeu, abus d’autorité et autres duperies. Les Portugais se réinstallent et lancent une audacieuse campagne de défrichage de la forêt. Il s’agit d’occuper la totalité de l’île, de discipliner la jungle, de rendre ses ombrages complices, de percer des routes, de multiplier les débouchés vers la mer. Opération de domptage d’une nature primaire, obô, richement dotée en serpents mortels, cobra preta, sangliers et insectes menaçants. Les nouveaux entrepreneurs implantent des exploitations, roças, dans les moindres vals perdus, comprimés par d’infinis plissements volcaniques.
Le verbe roçar signifie « débroussailler » ; il porte en lui le défi inhumain de civiliser la sauvagerie, ce qui le distingue du terme fazenda, attaché à l’exploitation des immenses domaines agricoles du Brésil. Le mot roça grave l’exploit des défricheurs dans la mémoire et sur le sol de São Tomé. Bien sûr, les débroussailleurs sont noirs et exécutent des ordres blancs. Ils seront des légions d’anonymes à mourir pour la gloire du cacao et la dispersion de ces fermes quasi autonomes à travers un relief qui complique à souhait déplacements et communication.
Jusqu’en 1875 5.
Cette année-là, retentit le grand cri de l’abolition. Les libérés quittent, tous, les lieux de leur souffrance et humiliation. Aucune promesse de salaire ne les retient. Se forme une population d’êtres misérables, mais riches de leur liberté, dénommés « affranchis de la glèbe » pour bien les distinguer des descendants des affranchis royaux du XVIe siècle qui collaborent aux affaires du pays et se targuent d’être « les Fils de la Terre ». Une forte division sociale permet à l’État colonial de mieux régner. C’est bien connu.
C’est alors que Charlemagne, empereur des Francs,
ressuscite à São Tomé !
Personne ne saurait dire exactement quand Charlemagne réapparaît à São Tomé et dans quelles circonstances. Mais c’est bien le héros à la barbe fleurie de l’histoire médiévale qui se retrouve propulsé sur le devant de la scène d’un théâtre de brousse, repéré sous le nom de tchiloli 6. Les premières mentions de représentations du tchiloli datent de la seconde moitié du XIXe siècle, en pleine ascension du cacao.
De quoi s’agit-il ? D’une pièce écrite par un auteur de Madère, Balthazar Dias, en 1540 et publiée à Lisbonne en 1665. Comment cet écrit a-t-il voyagé ? Avec des spécialistes du broyage de la canne à sucre, originaires de Madère, estiment certains chroniqueurs 7. Peut-être. En tout cas, nous sommes contraints d’imaginer le manuscrit sortant, un beau jour, de la malle d’un responsable de roça, un de ces maîtres blancs accablé par l’étirement du temps îlien et hanté par la capacité de nuisance de ses esclaves. Se serait-il mis en tête de faire interpréter ce texte pour contrôler l’énergie de ses serviteurs au profit de sa propre distraction ? Toujours est-il qu’un drame de la Renaissance européenne commence à être joué et rejoué sur la ligne de l’équateur par des Noirs qui, initialement, ne sont pas en mesure de refuser d’endosser les rôles de Charlemagne, de l’impératrice, de Ganelon et autres personnages bizarres sous ces latitudes : Ogier le Danois, le duc de Mantoue ou le chevalier de Montauban… Les acteurs obéissent à la volonté du maître et le maître s’amuse de les voir travestis et grimés, déclamant des tirades écrites en vieux portugais du XVIe siècle. La pièce raconte un drame édifiant de jalousie, d’ambition et de traîtrise confrontées à la justice. Un thème plus qu’étonnant pour une époque peu encline à applaudir l’égalité devant la loi, dans des contrées éloignées des tribunaux.
L’action se résume ainsi : Charlemagne, monarque respecté, a un fils, unique et chéri, Don Carloto. Aimé du peuple pour sa bravoure, le jeune prince est appelé à succéder un jour à son père. Or, au cours d’une partie de chasse, l’héritier du trône tue son meilleur ami, Valdevinos, pour lui ravir sa belle épouse Sibila, dont il est follement amoureux. Malgré l’insignifiance sociale du témoin du crime, un simple page, la famille de la victime (menée par le marquis de Mantoue) accuse le prince et demande réparation. L’affaire est portée devant Charlemagne en personne qui se retrouve face au plus cruel des choix : juger en écoutant son cœur de père ou en respectant son devoir de souverain, responsable de la nation et du peuple.
La pièce, dans les versions auxquelles j’ai assisté 8, dure entre cinq et six heures. Il faut bien tout ce temps pour trancher pareil dilemme. On se demande comment un spectacle aussi rigoureux, austère, imposé à son origine, a pu devenir l’expression favorite d’un peuple privé d’éducation et de respect. Cette incohérence cache un mystère. Il faut revenir au cours de l’Histoire pour tenter de comprendre.
Le tournant du XXe siècle
Au début du XXe siècle, l’État portugais est mis au banc des accusés dans le procès du cacao et des conditions de sa production à São Tomé.
La désertion des esclaves après l’abolition laisse les exploitants désemparés. Il faut faire vite. Le cacao ne supporte aucun relâchement. Qui va désormais récolter les cabosses, extraire les fèves, les faire sécher et désherber les sous-bois, replanter les arbres et les défendre contre les assauts continus de végétaux étouffants ? Les possédants trouvent une réplique : ils inventent le système des contratados, les « contractuels ». Au Mozambique et en Angola, des rabatteurs recrutent des « indigènes » (c’est leur statut), hommes surtout, femmes ensuite, les poussent à accepter de travailler dans les roças de São Tomé (et Príncipe), moyennant un salaire mentionné sur un bout de papier qu’ils ne savent pas lire. La clause qui stipule le droit de retour au pays n’est pas mise en avant. Il ne s’agit en fait que d’un allègement des pratiques esclavagistes. Le tampon ne garantit rien. Le travail forcé, interdit, reste ancré dans les mentalités des dirigeants et contremaîtres qui le perpétuent dans la réalité. Les contractuels en font vite l’amère expérience. Les conditions de logement, déplorables, vont de pair avec les mauvais traitements.
Fort de ses règles inhumaines, São Tomé se hisse au premier rang des pays producteurs de cacao.
Mais à partir de 1903, débarquent des contractuels du Cap-Vert, hommes et femmes, munis du statut récent de « Portugais ». Avec les Cap-Verdiens, arrivent la contestation et l’exigence du respect des droits. Les exploités ne sont pas les seuls à dénoncer ce qu’on appelle la pérennité du système cacau escravo. Les pays européens s’en mêlent ; les Anglais surtout dénoncent des méthodes d’un autre siècle. Le Portugal est sommé, au cours d’un procès international, en 1913, de réviser ses positions. Derrière les bonnes intentions, se dissimule le calcul économique : les Britanniques souhaitent contrarier l’expansion de São Tomé au profit de leurs propres colonies en retard dans la course au cacao.
Cette polémique jouera un rôle capital dans la modernisation des roças et dans l’évolution de leur style.
Les autorités portugaises réagissent avec virulence aux attaques « perfides » venant de « frères voisins » d’Europe, plus habiles à voir la paille dans l’œil du prochain que les outrances dans leurs propres colonies. Mais les déclarations indignées ne suffisent pas. Les exploitants doivent tenir compte des critiques. Ils se lancent dans une réorganisation de roças plus respectueuses de ses habitants afin d’exposer au monde la pertinence de la mission civilisatrice du Portugal.
Les roças deviennent alors des complexes agricoles dont les plus grands abritent jusqu’à mille résidents, répartis entre « siège » et « dépendances ». Les sièges peuvent être structurés le long d’un axe orienteur, roça-avenida, ou autour de places rectangulaires selon le modèle de ferme-ville, roça-cidade. Mais tous obéissent au même souci de mise en scène du pouvoir et de la hiérarchie. La maison du maître, casa grande, est plantée sur une élévation ou sur le côté de la place centrale, le plus propice à la surveillance. Ces vastes demeures conjuguent les caractéristiques du style colonial en vogue entre 1910 et 1930. Beaucoup répondent au type « chalet », avec une large véranda, un étage à balcon courant sur trois ou quatre faces, protégé par des toits avancés couverts de tuiles de Marseille et décorés de frises ajourées. Ce qui n’exclut pas les fantaisies individuelles comme la délicate façade de la roça Boa Entrada 9, agrémentée d’une tourelle vitrée, garante d’élégance. Ou comme l’effet pagode de la roça Benfica obtenu par empilement d’une maisonnette à clocheton par-dessus le toit du « chalet ». Citons encore les délires médiévaux des roças de l’île de Príncipe, Sundy et Belo Monte, flanquées de remparts et de portes d’accès à tourelles crénelées, atteignant les sommets du kitch.
À partir de cette pièce maîtresse, se déploient les bâtiments indispensables à l’activité : les habitations des administrateurs et chefs de travaux, les bureaux, les magasins et entrepôts, les serres et hangars à séchage, une chapelle, et, selon les volontés locales, une école et une crèche. Parfois, on cède à la coquetterie d’un colombier. L’espace réservé aux travailleurs conserve le nom de sanzala, « ensemble de huttes indigènes », hérité des temps serviles. Les huttes sont devenues soit des maisonnettes sévères en briques, longeant la place centrale, soit des « convois de dortoirs », alignés comme des wagons dans une gare de triage. Les travées pavées entre les longues maisons tiennent lieu de rues munies de fontaines, lavoirs, fourneaux. Chaque unité familiale dispose d’un compartiment de deux pièces sous un toit à double pan. Quinze mètres carrés environ. Le mur entre voisins ne monte pas jusqu’à la charpente visible, ne garantit aucune intimité, crée le sentiment de constante surveillance, le souci de la délation. Ce modèle, comboio, « train », porte bien son nom quand on sait par ailleurs que l’île de São Tomé compte à l’époque de plein rendement près de six cents kilomètres de voies ferrées facilitant l’acheminement des marchandises du siège aux embarcadères. Des machines et des wagonnets traînent encore aujourd’hui, couchés sur le flanc dans les herbes hautes ou accablés de rouille dans des hangars écroulés. Cependant, on reste époustouflé devant la témérité des ingénieurs et techniciens portugais d’alors, ouvrant sous un soleil venimeux des chemins pavés dans des gorges inhospitalières ou plantant les poteaux d’un téléférique dans des zones quasi inaccessibles. Devant les restes tordus des structures métalliques qui, un jour, ont enjambé des vides effrayants et d’épaisses forêts, on pense aux milliers de vies ensevelies des exécuteurs noirs corvéables.
Mais la preuve de bonne volonté que les Portugais veulent imposer à leurs détracteurs repose sur la politique sanitaire. Les roças se dotent d’hôpitaux semblables à des palais de nababs orientaux inspirés par l’Art nouveau. Certains sur pilotis en béton, d’autres couronnés de balustres ou affublés d’un kiosque d’entrée au toit pointu, tous accessibles par des escaliers volontairement majestueux. Ce sont des bâtisses écrasantes à deux étages respectant la hiérarchie sociale dans la maladie : le rez-de-chaussée accueille les subalternes, le premier étage est réservé aux patients blancs. L’hôpital de la plus grande des plantations, Rio do Ouro (aujourd’hui rebaptisée Agostino Neto), a des allures de Potala tibétain, érigé au bout d’une avenue pavée bordée de balustrades 10. D’évidence, les hôpitaux de São Tomé servent à soigner autant les malades que l’image de marque du colonialisme portugais. Para Inglês ver. Une expression traduisible par « Pour en mettre plein la vue aux Anglais » ! Un fauteuil de dentiste gisant dans une flaque de pluie, des dortoirs vides et démesurés, devenus terrains de jeu des enfants, laissent entrevoir la richesse de l’archipel sous le règne du roi cacao.
La tradition du tchiloli
Un autre monarque profite de l’opulence pour asseoir son prestige. Charlemagne et les acteurs du tchiloli gagnent en influence auprès du petit peuple. Ils sortent de plus en plus souvent de la forêt.
La tragédie du tchiloli devient affaire des « affranchis de la glèbe », cette part de la population qui a glissé son espace d’indépendance entre la capitale portuaire et le monde forestier des roças à la suite de l’abolition. La performance théâtrale a acquis des règles strictes. Comment s’est-elle ainsi codifiée ? Les sources manquent et les descendants d’acteurs semblent filtrer les informations sur une pratique frôlant le sacré. Le tchiloli ne peut se confondre avec un simple divertissement. Il est forcément associé à une fête religieuse, au « paiement d’une promesse » après une guérison, à un acte de gratitude pour un saint, à un hommage envers un mort. Les frais qu’il génère, le déplacement, l’hébergement, l’alimentation, la rémunération de la troupe choisie, réclament la prise en charge de donneurs de fête, prêts à financer aussi des « banquets » pour les plus démunis, à convier la fanfare, à payer d’autres « divertissements » concurrents, comme le remuant Danço Congo.
Je m’appuie sur ma participation à une dizaine de représentations du tchiloli, et de l’éclairage constant du Président de la Tragédie de Caixão Grande, Gabriel Pires dos Santos, pour décrire le phénomène. Les troupes sont toutes restées fidèles au texte d’origine de Baltasar Dias, si l’on excepte des variantes apportées dans les années quarante : des « ajouts juridiques de modernité » rédigés par la Tragédie de Boa Morte, adoptés unanimement par les autres groupes.
Tout débute à l’aube au cimetière. La troupe engagée effectue des offrandes aux défunts, alcool et cigarettes, déposées près des tombes d’anciens exécutants. La communauté des vivants sollicite la participation des morts à la fête, espère leur intervention au cours du déroulement de la pièce. Puis il y a la messe, la procession derrière la bannière du saint honoré. Il est midi quand les acteurs sortent de la forêt, leurs visages cachés derrière un masque d’escrime, ou la peau couverte de poudre blanche, ou bien les yeux dissimulés derrière des lunettes noires. Ils camouflent leur identité. Ils craignent « l’œil hostile » des concurrents. Ils redoutent aussi que le public fasse l’amalgame entre le personnage incarné et le charpentier, jardinier, gardien de maison qu’ils redeviendront dès le lendemain. Ce sont des gens simples qui se métamorphosent certains dimanches en personnages puissants, médiums impliqués dans une cérémonie qui les dépasse. Ils portent des costumes somptueux, confectionnés avec des tissus et des accessoires précieux récupérés, assemblés avec soin et fantaisie : rubans, dentelles, écharpes brillantes, vestes brodées, pantalons galonnés, uniformes d’officiers, tricornes rehaussés de perles et de miroirs, couronnes de laiton, capes scintillantes ornées de crucifix, mantilles et gants noirs… Les rôles de femmes sont tenus par des hommes comme le veut la tradition du théâtre au XVIe siècle. Les membres de la famille de la victime, superlativement endeuillés, avancent tout de noir vêtu, en costumes trois-pièces, coiffés d’un haut-de-forme ou d’une toque de toréro. Deux cousins du mort tiennent du bout des doigts un minuscule cercueil autour duquel le procès va se dérouler. Les musiciens, flûtistes et percussionnistes, entretiennent le feu d’un rythme complice des transes du vaudou. Depuis toujours, les gens de São Tomé ont recours au djambi (forme locale du vaudou) pour soigner leurs blessures mentales. Les adeptes du tchiloli ont-ils dissimulé, derrière la façade du théâtre, la tenue d’une séance de thérapie collective au nez et à la barbe des colonisateurs portugais 11 ?
Le cortège fait le tour du territoire de la fête avant de gagner l’aire de la représentation : un rectangle en terre battue, de douze mètres de long sur quatre de large, entouré de maisons de bois sur pilotis. Deux estrades se font face : la « basse cour » où se rangent les plaignants et la « haute cour » où prennent place Charlemagne et ses ministres. Le cercueil, au centre de l’espace, est gardé par Renaud de Montauban, farouche guerrier à la barbe outrancière, qui incarne à la fois un chevalier lointain et la figure du guérisseur redouté de la brousse. Ses gesticulations enchantent le public qui enclot le périmètre de la scène. Les spectateurs déambulent, suivent les déplacements, interviennent dans l’action, invectivent le Prince accusé, insultent Ganelon le perfide, soupçonné d’avoir armé le bras du meurtrier pour satisfaire de tortueux desseins, aussi sombres que les tréfonds de son âme… Les acteurs ne bronchent pas, opposent aux quolibets le visage insondable d’officiants d’un culte.
Le spectacle prend son temps. L’entrée en scène des personnages est signalée par des thèmes musicaux différents pour chacun. Leur traversée maniérée de l’espace réjouit. Des joutes mimées entre adversaires illustrent l’antagonisme entre le bien et le mal. Des duels façon « cape et épée » assurent des rebondissements attendus après les grandes déclamations emphatiques lancées à la blanche barbe de Charlemagne par les accusateurs et les défenseurs. Aucune amplification n’est tolérée malgré le tintamarre des réjouissances concurrentes. On doit tendre l’oreille. Souvent la langue vétuste des dialogues reste inaccessible à nombre de spectateurs, mais elle agit sur eux comme un latin de messe au service d’une liturgie purificatrice ; elle possède un pouvoir magique. Cette pièce qui se répète depuis des générations est destinée à faire réfléchir des êtres écrasés par les vicissitudes de la vie et privés de réconfort moral, hormis la consolation officielle de l’Église qui promet un sort meilleur dans l’au-delà après une vie terrestre d’obéissance et, comme on le répétait jadis aux esclaves, après avoir ressenti pleinement les souffrances de la passion du Christ. Les esclaves, doués de résistance, estimèrent le profit à tirer de ce sombre divertissement qu’on tenait à leur faire jouer. Tout tourne autour de la mort. Or, pour eux, le drame de l’existence ne se limitait pas à la perte de liberté, il incluait l’interdiction de dialoguer avec les défunts et les esprits restés sur le continent. En ce temps-là, de suspicion totale, les maîtres redoutaient les effets de la sorcellerie au service de la vengeance. Le tchiloli apparut aux asservis comme une possibilité inattendue de doubler le sens funèbre de la tragédie d’un scénario caché, illisible pour les observateurs étrangers, et de créer ainsi un culte parallèle clandestin aux ancêtres.
Le public le sait. Les morts conviés à l’aube sont censés être là, parmi les vivants. Ne dit-on pas qu’un acteur brillant ne doit pas les éclats de sa performance à son seul talent mais au concours d’un défunt qui l’aurait « possédé », qui le « monterait » pour enflammer la représentation. Dans le milieu du tchiloli, le mot « acteur » est impropre. On lui préfère celui de « figurant » qui tient compte de ces intrusions possibles d’un mort dans le corps d’un intervenant.
Le tchiloli restitue son unité à la communauté en facilitant le contact entre morts et vivants, en créant les conditions d’une « commensalité métaphysique ».
On a interprété parfois le tchiloli comme une critique du pouvoir colonial. Mais le public aime Charlemagne et ses efforts sincères de justice. Il ne voit pas en lui l’ordre armé de la métropole. Pour les compagnies, le tchiloli agit comme un conte à penser, une fable qui dénonce le mode immuable de la reproduction du pouvoir, les effets pervers de la langue de bois, les applications arbitraires des verdicts selon que vous soyez puissants ou misérables. Le Prince, condamné à mort, après un long réquisitoire et malgré l’habileté de l’avocat de la défense, sera-t-il vraiment exécuté ? Un président accepte-t-il de voir tuer son fils même s’il a signé la condamnation ? Le public se retire en exprimant ses doutes à haute voix. Le tchiloli éclaire les consciences, éduque, cherche à percer les ténèbres de la nature humaine. Est-ce pour cela qu’il n’est pas bon que la nuit et l’obscurité s’abattent sur la Tragédie avant l’acte final ? Ce retard sera interprété comme un mauvais présage.
1975 : les feux de l’indépendance
C’est, paradoxalement, les feux de l’indépendance qui précipitèrent dans l’ombre roças et tchiloli.
Malgré ses allures de « cité utopique », la roça n’a rien d’un phalanstère fouriériste organisé pour satisfaire bénéfices économiques et bien-être des travailleurs. Les témoignages des anciens contractuels abondent. Tous répètent le réveil brutal de la cloche sonnée bien avant l’aube, le rassemblement quasi militaire sur la place centrale, la répartition drastique des tâches, les départs en forêt par tous les temps, l’inflexibilité des contremaîtres, la rudesse du sort fait aux femmes, même enceintes, la restriction des libertés, le couvre-feu imposé dès vingt heures, les portes d’enceinte gardées pour entraver les sorties d’employés pourtant libres… Les deux dernières décennies avant l’indépendance, marquées par un courant paternaliste, ne sauveront toutefois pas la mémoire d’une histoire cacaoyère corrompue par une loi de rentabilité inhumaine.
L’indépendance de 1975 suit dix ans de guerre impitoyable entre le Portugal et les maquis révolutionnaires d’Angola, Guinée Bissau, Mozambique. À São Tomé, le colonisateur, sentant le vent tourner, ne renouvelle ni les plants ni le matériel. L’État nouveau hérite de ce laisser-aller. Le jeune pouvoir d’inspiration marxiste transforme les roças en fermes collectives, les habitants en ouvriers agricoles. Très vite, infrastructures et véhicules souffrent d’obsolescence. La malversation fait des ravages. Les cours du cacao baissent, coup fatal porté à une économie basée sur la monoculture. Le virage libéral de 1991 prend un angle radical : des roças cessent leurs activités, faute d’outillage, de savoir-faire, d’investissement, de qualité de production. Les territoires des plantations sont alors divisés en parcelles réparties entre les ouvriers agricoles, soudain transformés en propriétaires de trois à cinq hectares, armés d’une seule machette face à une nature dominatrice. Les appareils collectifs de séchage, de transport sont à l’agonie, les paysans se concentrent sur les cultures vivrières. Chacun produisant les mêmes denrées, on ne peut rien échanger. L’argent ne circule plus. Une misère sans horizon s’installe parmi les gens des sanzalas, abandonnés à leur sort. Des sièges administratifs et des hôpitaux fermés sont pillés. La pluie perce les toitures, éventre les bâtiments majeurs inutilisés. Les roças, hormis certaines qui maintiennent une activité, prennent un aspect fantomatique. Un des patrimoines d’architectures coloniales parmi les plus riches au monde part à la dérive. Pire, les roças de la moitié occidentale de l’île sont littéralement mangées par la forêt. Plus aucune route ne perce la jungle, ne les relie. À roça Binda, seuls restent les murs de l’hôpital ; les lianes pendent comme les fils d’une installation électrique arrachée. Une housse végétale dessine la structure de la maison de maître. Une plaque indique la date d’inauguration : Binda 1917.
Ces dernières années, l’activité cacaoyère se ranime. Des opérations de coopération visent l’exigence de crus. São Tomé redevient une appellation recherchée. Le succès de l’entreprise de Claudio Corallo, considéré comme un des meilleurs producteurs de chocolat au monde, attire l’attention sur l’archipel. Des initiatives de cultures alternatives, comme celle du poivre, se développent et dessinent des traits d’espoir pour une petite partie du monde paysan. Quelques roças reprennent de la vigueur. La roça São João dos Angolares, au sud-est de l’île, changée depuis le début des années 2000 en élégante auberge tropicale, centre d’art et étape gastronomique, pourrait servir de modèle pour un développement touristique mesuré, mais cette démarche privée suscite peu d’émulation. L’État tarde à responsabiliser les communautés villageoises restées dans les sanzalas. Il pourrait pourtant les aider à restaurer les bâtiments extravagants, à appuyer la création de « campements autogérés » pour un accueil de randonneurs ambitieux dans des sites à nul autre pareils. Cette sauvegarde n’apparaît toujours pas comme une priorité sur aucun plan : national, international, voire portugais, au nom de la mémoire. Le chantier est certes vertigineux, mais l’abysse de l’oubli risque de l’être plus encore.
Clap de fin pour Charlemagne !
Les acteurs du tchiloli vous saluent
La déroute du tchiloli suit une voie parallèle. La fin de l’ère coloniale, les années soixante-dix, correspondent à l’apogée de cet art majeur de la culture santoméenne. Les troupes abondent. Un infirmier portugais, Fernando Reis, publie en 1969 un volumineux recueil avec le texte de Balthasar Dias, accompagné de réflexions : Pôvô Flogá 12, « Le peuple s’amuse ». Le titre trahit un intérêt condescendant pour cette agitation colorée et endiablée. Cependant, le gouvernorat de São Tomé ne manque jamais d’inclure le tchiloli dans le programme des festivités officielles, organise même des concours entre les différentes compagnies. La compétition stimule la créativité vestimentaire, la vigueur des musiciens, la performance des acteurs, l’exigence des répétitions. À ce moment-là, tchiloli et São Tomé sont indissociables.
Et puis, l’indépendance survient.
La classe sociale qui s’empare du pouvoir n’a jamais exprimé une grande sympathie pour le tchiloli, divertissement populaire remuant, proche des excès du vaudou. Les difficultés économiques seront sempiternellement invoquées pour ne pas voler au secours d’une pratique qui aurait pu assurer une large reconnaissance à São Tomé. Mais la non-assistance de l’État à une tradition en danger n’est pas seule en cause. Il y a tout simplement l’effet écrasant de la globalisation qui ôte aux habitants de la planète le goût et l’initiative de leur indépendance culturelle. Le tchiloli, marque de résistance et d’identité d’un peuple accablé mais réactif, ne peut plus lutter contre le foot, les feuilletons brésiliens, le disco et la danse kuduro, armes de frivolité massive et de passivité mondiale. L’exigence constitue le handicap majeur du tchiloli. Aucun jeune ne consent à distraire de ses maigres revenus le prix à payer pour de somptueux costumes, ni ne souhaite sacrifier ses loisirs à répéter des textes austères et considérés passéistes. Qui conserve intacte la motivation d’ingurgiter, mémoriser, restituer des pages de textes en vers ? Pour quel bénéfice ? Les donateurs de fête se font rares. À quoi bon perdre son temps pour trois représentations par an sans rien gagner, ou presque, le prix de la bière. Fut un temps où les jeunes s’engageaient dans une troupe avec l’espoir de « sortir du pays », d’être invités à l’étranger, au Portugal ou à Paris. Tchiloli ou la porte étroite vers l’ailleurs. Mais très vite, une seule troupe, la tragédie de Boa Morte, rafla toutes les sollicitations, grâce à sa qualité, à sa structure familiale, à son acceptation de réduire la pièce de cinq heures à une heure afin de l’adapter à la présumée incapacité des étrangers à affronter le mystère dans sa totalité. Exit donc la dimension magique du tchiloli, la part initiatique. Demeure la pantomime, la brillance des apparences. Même les morts n’y retrouvent plus leur compte. Charlemagne doit se préparer à prendre une retraite définitive. À notre grand regret car, rarement dans une vie, il est permis de participer à un rituel aussi grave, perturbant, chargé de beauté éclatante et de sens caché, en présence de morts dont on accepte allègrement la bienveillante attention.