Éditorial

Anne-Sophie Chazaud

Les bouddhas de Bamiyan (2001), le Parlement de Bretagne (1994), les manuscrits de Tombouctou (2012), les temples de Palmyre (2015) : ces destructions, ces disparitions provoquent en nous la même émotion, la même indignation – pour des motifs apparemment distincts.

Et si ces sentiments n’étaient pas provoqués par leur objet même, mais par un universel sentiment de perte ? Perte d’œuvres, de chefs-d’œuvre, mais aussi de signes, de traces, de ce qui nous vient de notre passé, de nos pères (« patrimoine »), et qui est, à ce titre, proprement irremplaçable.

Et si ces destructions, ces disparitions, provoquées ou accidentelles, dues à l’imprudence, la bêtise, la haine ou l’obscurantisme, nous touchaient particulièrement parce qu’elles touchent à l’intime en nous ? À ce qui nous construit, ce qui fait notre terreau, notre culture commune, au-delà des frontières ou des particularismes. Des identités, donc, à la fois individuelles et collectives.

Ce socle, ce substrat, fait de pierres, de papier, de parchemin, de bois, de récits, ou, surtout, de souvenirs, d’éblouissements (la Pieta à Saint-Pierre de Rome), de dilection (une des missions des musées, selon l’ICOM), de refrains presque oubliés, de couleurs (un noir de Soulages, un bleu de Klein), d’émotion (ce simple et terrible mot « fin » sur la dernière page manuscrite de La recherche du temps perdu), de lumières (les vitraux de la Sainte-Chapelle), de sentiment de perfection, ne sont-ils pas, aussi, marqués par leur fragilité ?

Leur beauté n’est-elle pas, en partie, la beauté des ruines, de ruines « en puissance » ? Notre attachement, et notre souci de conservation, ne sont-ils pas nourris de cette fragilité ? « À travers la conservation de livres qui se multiplient à l’infini se manifeste l’angoisse sourde du temps qui passe et qui détruit, la peur de se perdre dans ce flot de lettres et de mots, la hantise du dénombrement aussi, la fragilité paradoxale enfin de cette accumulation toujours menacée par l’ignorance, la violence, l’histoire, le temps et la barbarie des hommes 1. »

Ce qui fait patrimoine est, aussi, ce qui nous constitue, d’une génération à l’autre, d’un pays à l’autre, d’un continent à l’autre.

« Patrimoine de l’humanité », belle formule – dont on espère qu’elle engendre une protection à la hauteur de l’enjeu, permettant aux initiatives de se déployer, tout en n’ensevelissant pas l’humanité vivante et à venir sous le poids de son propre passé culturel. Un équilibre, toujours fragile au gré des circonstances, des moyens économiques, des enjeux politiques, est à trouver, qui met en jeu l’humain lui-même, son projet, mais aussi les formes symboliques diverses qu’il revêt pour énoncer sa propre existence et les valeurs qu’il porte.

  1. (retour)↑  Jean-Marie Goulemot, « Bibliothèques, encyclopédisme et angoisse de la perte : l’exhaustivité ambiguë des Lumières », dansLe pouvoir des bibliothèques, sous la dir. de Christian Jacob, Albin Michel, 1996..