Co-construire, partager, apprendre ensemble
Apprentissage informel et projets collaboratifs
Le niveau de formation des personnels de bibliothèques a toujours été en étroite corrélation avec l’efficacité du service aux usagers et la performance des établissements documentaires. Pendant longtemps, les efforts se sont principalement concentrés sur la formation initiale, universitaire et professionnelle. Depuis quelques décennies, l’environnement des bibliothécaires connaît d’importantes mutations qui nécessitent la mise en œuvre permanente de capacités d’adaptation et de compétences sans cesse renouvelées. Sans cette dynamique, les services aux usagers pourraient se trouver rapidement inadaptés et l’utilité des bibliothèques remise en cause.
La formation tout au long de la vie s’est très largement développée, s’appuyant sur des technologies numériques, et est devenue plus accessible, offrant ainsi une première réponse à cette problématique : formations diplômantes via des plateformes d’enseignement à distance, modules spécifiques proposés par des MOOC, autoformation… Ces offres s’avèrent d’autant plus essentielles pour les bibliothécaires confrontés à des coûts de déplacements élevés et à une offre en présentiel limitée, comme c’est généralement le cas dans la Caraïbe.
Si les modalités de formation ont parfois radicalement changé, la façon de concevoir l’acquisition des compétences dans une relation hiérarchisée et duelle apprenant/enseignant est restée relativement constante, même dans le cas des formations à distance. Elle fait face aux solutions d’autoformation où l’individu est isolé, sans référent, ni échanges contextuels.
Ces modèles d’apprentissage ne constituent pas les seuls moyens d’acquérir et de développer des compétences, des capacités, des savoirs et des connaissances (Marsick & Watkins, 2001). Selon certains chercheurs, 90 % de l’apprentissage se ferait de façon informelle, c’est-à-dire en dehors des dispositifs de formation. À ce jour, la question des apprentissages informels a été peu explorée en bibliothèque et on mesure encore peu l’impact joué par l’organisation du travail, de moins en moins verticale, dans les services documentaires. Ces façons d’apprendre, fondées sur l’échange, le partage et l’investissement du sujet autour de la co-construction de projets présentent pourtant des avantages pour les agents, tout autant que des effets directs sur les réalisations (Cross, 2011). La plasticité des compétences professionnelles développées est probablement l’une des clés de ces bénéfices (Rey, 2011). Le travail proposé ci-dessous s’appuie sur l’analyse du groupe de travail de la bibliothèque numérique Manioc (Pajard, 2013), à partir d’une expérience d’animation de ce groupe sur une durée de six ans mais également d’une enquête anonyme qui a été adressée à chacun des partenaires en 2015.
Projets collaboratifs, co-construction hybrides
On présente souvent les bibliothèques numériques collaboratives comme des projets dont l’intérêt réside dans la mutualisation des coûts, des infrastructures, des ressources technologiques et documentaires. Pour de petits territoires ou de petits établissements, la collaboration apparaît comme une nécessité pour ceux qui souhaitent s’engager dans des projets pérennes. Il s’agit donc pour chacun des acteurs de s’investir ensemble, de co-construire des collections numériques pour des lecteurs et de créer des espaces communs à partir de la diversité des contextes culturels, économiques, institutionnels, et des savoir-faire des uns et des autres. Le fondement du partenariat est constitué par l’apport de chacun à un projet commun, qu’il s’agisse de moyens humains ou financiers. Chaque structure investie est donc partie prenante d’un projet qu’elle contribue à façonner par sa participation.
L’exemple de la bibliothèque numérique Manioc est particulièrement intéressant à ce titre, car, si le groupe de travail des professionnels de la documentation que nous étudierons ici, au cœur du pilotage du projet, comprend une quinzaine de personnes, plusieurs centaines de personnes, issues d’une dizaine de structures (laboratoires de recherche, associations, fondations…) contribuent d’une façon ou d’une autre à accroître le nombre de documents disponibles : enseignants-chercheurs dans toutes les disciplines, informaticiens, secrétaires de laboratoire, représentants d’institutions, politiques, prestataires assurant la captation vidéo… Cette bibliothèque numérique en accès ouvert est un projet atypique qui inclut la numérisation de collections anciennes, tout autant que l’édition numérique de bases de données contemporaines.
Le projet, qui compte chaque année de nouveaux partenaires, n’est pas physiquement localisé en un lieu. Certains acteurs se trouvent en Guyane, d’autres en Guadeloupe, en Martinique, en France hexagonale ou en République dominicaine. Il est donc difficilement envisageable que des centaines d’acteurs se retrouvent simultanément en un même lieu. Il a donc fallu mettre en place un fonctionnement qui permette de s’adapter aux configurations changeantes, tout en maintenant de la continuité entre les groupes d’acteurs. Si la coordinatrice et les responsables scientifiques assurent ce lien quotidien entre les différents groupes, cette continuité est aussi assurée par l’interface numérique qui propose l’accès unifié à l’ensemble des volets et renforce le sentiment d’appartenance à des dynamiques communes.
L’organisation est donc complexe et le rôle du groupe de travail qui réunit les professionnels des bibliothèques et de la documentation est central. Il est garant de ce décloisonnement qui permet que les documents et les informations proposés rencontrent des besoins, des usages qui ne sont pas calqués sur les logiques organisationnelles auxquelles répondent les groupes spécifiques. Outre le travail lié à la numérisation des fonds anciens qui constituent les collections physiques de leur établissement, les bibliothécaires assurent une fonction essentielle : la médiation, transversale à l’ensemble des volets de la bibliothèque numérique, médiation entre documents et lecteurs au cœur de laquelle se trouve l’activité de description des métadonnées des documents. Le caractère hybride et la plasticité de Manioc ont conduit à une organisation atypique du groupe de travail qui nous permet de présenter des pistes de réflexions pour rénover les organisations en favorisant l’acquisition de compétences par les professionnels et l’innovation pour les projets.
Projets collaboratifs : motivations, confiance et économie de l’attention
Au-delà des économies d’échelles réalisées, l’expérience proposée montre que l’engagement d’un établissement dans un projet collaboratif, s’il peut assurer une plus grande notoriété à l’établissement et accroître l’usage de ses collections, peut également avoir un effet direct sur le développement des compétences des personnes qui contribuent au projet.
La participation à un projet collaboratif s’inscrit dans une dynamique de partage d’expérience qui stimule les membres du groupe et permet à chacun d’acquérir de nouvelles compétences et connaissances plus spontanément qu’au cours d’une formation. Les individus ne s’inscrivent pas a priori dans une démarche structurée d’apprentissage, ni dans une relation spécifique apprenant/enseignant ou l’un dispense le savoir et l’autre l’acquiert, ou l’un évalue, l’autre est évalué. L’attention est motivée par l’engagement et par l’atteinte des objectifs.
Dans le groupe de travail de la bibliothèque numérique Manioc, chaque personne investie dans le projet joue un rôle clé en relation avec ses fonctions professionnelles et ses compétences : sélectionner les ouvrages, préparer les envois pour la numérisation, décrire les documents, rédiger les spécifications, réaliser les développements informatiques, renseigner les usagers, assurer la médiation numérique sur Facebook, Wikipédia ou le blog… La fonction légitime la participation au projet dans son ensemble et permet à chacun d’aborder le travail en groupe avec une certaine confiance, dépourvue de la crainte de ne pas savoir, ou de ne pas obtenir une note satisfaisante, qui peut caractériser les formes traditionnelles d’apprentissage. Le rôle de chacun construit une expérience propre qu’il sera en mesure de partager et qui sera toujours différente de celle d’un autre membre du groupe. De plus, chaque individu sait qu’il œuvre au succès du projet, y apporte sa contribution, en fait partie. La fonction sert de point d’entrée mais ouvre en réalité tout un champ de partage des compétences professionnelles théoriques et pratiques, de connaissances culturelles, de savoir-être, favorisés par la convivialité et les liens qui se tissent entre les acteurs d’un groupe hétérogène ; ces éléments constituent un apport considérable et souvent sous-estimé, tant pour chacun des acteurs, que pour le projet dans son ensemble.
Le groupe de travail de Manioc comprend une quinzaine de personnes. Les échanges tout au long de l’année prennent différentes formes :
- échanges collectifs par e-mail concernant tout ce qui est relatif aux réalisations et aux changements importants, et sont surtout unilatéraux ;
- échanges interpersonnels asynchrones (par e-mail) ;
- échanges interpersonnels synchrones via des dispositifs (téléphone, Skype…) ou en présentiel pour certains groupes d’acteurs situés sur les mêmes territoires.
Chaque année, pendant trois jours, les professionnels se retrouvent également physiquement pour échanger autour de bilans, d’ateliers collaboratifs et de réunions destinées à construire ensemble le devenir du projet. Ces interactions en présentiel sont essentielles et n’ont pas d’équivalent avec ce qui pourrait être organisé via des technologies telles que la visioconférence. Elles permettent à chacun de nouer des relations avec les autres membres du groupe, relations qui auront un impact fort sur la motivation des membres, mais également sur l’attention qui sera portée aux informations ensuite transmises par voie numérique par l’un ou l’autre des membres (Eraut, 2004). L’individualisation des relations est au fondement d’une économie de l’attention que les technologies et services numériques tentent de recréer ou de réinventer et qui se trouve ici capitalisée. Chacun va s’autoriser d’avantage de digressions en présentiel, la pause méridienne sera l’occasion de discussions directement liées ou non à l’activité professionnelle, qui permettront à chacun de s’intéresser à l’autre, de développer une certaine proximité, voire des connivences. Les échanges postérieurs, à distance, ne seront donc pas anonymes. Les conditions seront également réunies pour penser le devenir des projets avec davantage de liberté et de créativité, souvent porteuses d’innovation pour le projet. Chacun va acquérir, aux cours des échanges et travaux, des connaissances et des compétences sans même en avoir une conscience immédiate.
Retour d’expérience : qu’ont appris les acteurs du projet ?
Nous sommes partis de l’observation de situations concrètes du groupe de travail, et des compétences que les acteurs nous semblaient acquérir au fil des années – observation nourrie par quelques années d’expérience dans le domaine de la formation professionnelle en présentiel et à distance –, pour concevoir le questionnaire anonyme qui a été adressé à chacun des participants.
L’observation a fait apparaître le triptyque suivant : situation (liée à l’engagement), action du sujet (en relation avec son engagement), compétences ou connaissances acquises.
Le processus qui favorise le développement des connaissances s’observe dès la situation initiale, la participation au projet. Il s’intensifie et se complexifie au cours de deuxième étape, caractérisée par la participation effective au projet.
Figure 1. Exemple du processus observé : situation, actions du sujet, compétences ou connaissances acquises lors de la première étape
Lors de la première étape, le sujet est motivé par l’objectif. Lors de la deuxième étape, outre l’objectif commun, les situations et les actions sont caractérisées par les interactions entre professionnels qui deviennent fondamentales dans le processus d’apprentissage informel réciproque.
Exemple du processus observé – situation, actions du sujet, compétences, savoirs ou connaissances acquis lors de la deuxième étape :
- Communiquer avec des partenaires à distance > Je vais chercher à utiliser les outils nécessaires pour communiquer les informations et échanger. > Acquérir des compétences en bureautique, logiciels et outils de communication divers (e-mail, Skype, Facebook), Google Sites, interface professionnelle du site…
- Participer à l’analyse des usages > Je vais chercher à comprendre les outils statistiques, essayer d’interpréter les données et m’interroger sur les pratiques numériques. > Compétences outils (logiciel d’analyses statistiques comme Google Analytics), développement des capacités d’analyse des interfaces à partir des usages.
- Écouter chaque « spécialiste » présenter le bilan de son travail > Je vais bénéficier de son expérience : exemple, le catalogueur explique les choix faits par le Sudoc, la procédure de traitement et montre les notices dans le catalogue, le reversement dans WorldCat… > Compétences théoriques des formats bibliographiques et échanges de données.
- Travailler ensemble pendant les ateliers de médiation numérique des collections > Je vais rédiger avec d’autres des articles pour valoriser les collections, nous recherchons des informations sur un personnage, un événement, un auteur, une thématique pour écrire notre article, nous débattons. > Développement de la culture générale et de la connaissance des collections, développement des capacités rédactionnelles. Compétences d’écriture numérique selon les dispositifs (réseaux sociaux, Wikipédia) et de conception d’animations, de jeux.
Il est important de préciser que l’organisation du groupe, articulée sur les fonctions et non sur la position hiérarchique, a probablement un impact non négligeable sur les bénéfices observés. Cette organisation est étroitement liée au caractère du projet puisque les professionnels viennent d’établissements distincts et occupent des fonctions distinctes.
L’une des clés du développement des connaissances et compétences des acteurs tient probablement à l’hétérogénéité du groupe : différents parcours professionnels, origines géographiques distinctes, services ou spécialités différents, types d’usagers quotidiennement accompagnés différents 1
Il est cependant important de noter que plus des trois quarts des acteurs ont un niveau de formation supérieure relativement élevé (bac +3 ou plus), une formation professionnelle et une expérience de plus de dix ans en bibliothèque, ce qui contribue probablement à renforcer la légitimité du groupe.
Cette diversité des profils se retrouve dans les réponses particulièrement disparates à la question portant sur les principaux atouts que l’individu pense apporter au projet.
Figure 2. Quels sont selon vous vos principaux atouts dans Manioc (savoir-faire et savoir-être) ?
On peut alors supposer que le sentiment de complémentarité favorise la dynamique de groupe et l’investissement des acteurs qui s’avère bénéfique au projet.
Parmi les douze personnes interrogées, toutes ont considéré qu’elles avaient acquis des connaissances et/ou compétences du fait de leur participation au projet. En moyenne, chaque personne a considéré avoir acquis entre sept et huit compétences parmi celles proposées. Outre les éléments spécifiques au projet, le partage d’expérience apparaît comme un facteur clé de l’apprentissage, caractérisé par la réciprocité.
Figure 3. Participer à un projet de numérisation vous a permis…
Les autres compétences ont toutes été sélectionnées par une ou plusieurs des personnes interrogées mais de façon plus hétérogène, ce qui montre, comme nous en faisions l’hypothèse, que chacun acquiert des compétences différentes, complémentaires, effet lié à l’hétérogénéité du groupe.
On constate également que la participation à ce projet collaboratif a renforcé la motivation des personnes interrogées pour développer leurs compétences, mais aussi pour rénover leurs pratiques professionnelles. On peut supposer que l’impact dépasse donc le cadre du projet collaboratif visé et que les répercussions touchent d’autres activités exercées, agissant sur la performance globale de l’établissement de rattachement.
Figure 4. Retour sur l’expérience
Enfin, onze des douze personnes interrogées indiquent que la participation au projet peut avoir un effet favorable sur leur carrière professionnelle (avancement, concours…).
Conclusion
L’observation réalisée ainsi que l’enquête auprès des acteurs du groupe de travail de la bibliothèque numérique Manioc démontrent que la participation à des projets collaboratifs peut avoir un fort impact sur le développement des compétences des professionnels. La poursuite d’objectifs communs, l’hétérogénéité des groupes, l’organisation fonctionnelle non hiérarchique, la reconnaissance de l’apport de chacun, la personnalisation des relations, l’hybridité des modalités de communication (face-à-face, distance), ainsi que la place prépondérante qui peut être accordée à la dimension conviviale de l’organisation, nous apparaissent comme les facteurs clés favorisant l’apprentissage informel et l’innovation.
Outre l’acquisition immédiate de connaissances théoriques et de savoir-faire pratiques, l’expérience révèle la corrélation entre la participation au projet et la motivation des personnels pour s’inscrire dans une dynamique de formation tout au long de la vie et de rénovation des pratiques professionnelles au sein de leurs établissements. Malgré les critiques de certains chercheurs face à la demande d’engagement des sujets de plus en plus croissante dans le monde professionnel (Wittorski, 2008), demande perçue comme une pression du monde du travail, on constate une perception positive à très positive de l’engagement déclarée par l’ensemble des acteurs dans le cas de notre exemple. Ces conclusions pourraient conduire les travaux critiques à interroger davantage les modalités de l’engagement des sujets, les techniques d’organisation et de management des groupes, plutôt que l’engagement lui-même.
Les bénéfices de ce type d’organisation, assurant le décloisonnement de services, de territoires, de compétences, et favorisant le partage d’expérience, concernent probablement en premier lieu le projet lui-même, en rendant possible l’émergence d’idées originales et créatives. Cependant, il nous est apparu intéressant de souligner ici les dynamiques sous-jacentes qui irriguent les individus et restent encore des pistes peu explorées pour repenser les modalités de développement personnel et professionnel dans une relation très différente, et probablement complémentaire, de celle des dispositifs de formation.
Bibliographie
- CROSS, Jay. Informal Learning: Rediscovering the Natural Pathways That Inspire Innovation and Performance. États-Unis : John Wiley & Sons. 2011.
- ERAUT, Michael. « Informal learning in the workplace », Studies in Continuing Education. 2004, vol. 26 no 2. p. 247-273. En ligne : https://doi.org/10.1080/158037042000225245
- MARSICK, Victoria J., et Karen E. WATKINS (2001). « Informal and Incidental Learning », New Directions for Adult and Continuing Education, 2001, vol. 89. p. 25-34. En ligne : .https://doi.org/10.1002/ace.5
- PAJARD, Anne. « Visibilité sur le web du patrimoine Caraïbe-Amazonie : le projet “Manioc.org” », in Céline FRÉMAUX (dir.), Rencontres Caraïbe-Amazonie : méthodes et expériences d’inventaire du patrimoine. Matoury (Guyane) : Ibis Rouge Éditions. 2013 (coll. Cahiers du Patrimoine).
- REY, Laurence. « L’étonnante plasticité des compétences professionnelles et la bibliothèque numérique », Bulletin des bibliothèques de France (BBF). 2011, no 4. p. 84. En ligne : https://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2011-04-0084-003
- WITTORSKI, Richard. « La professionnalisation », Savoirs. 2008, vol. 17 no 2. p. 9-36. En ligne : https://www.cairn.info/revue-savoirs-2008-2-page-9.htm