La bande dessinée numérique

Un genre à part entière ?

Valentine Bestel

La dématérialisation inhérente à tous les supports culturels n’a pas échappé à l’univers de la bande dessinée. D’abord majoritairement frileux en découvrant leurs titres fétiches simplement numérisés, les amateurs du 9e art se laissent peu à peu séduire par une offre inédite, nativement numérique et créée spécifiquement pour le web.

Comics are no exception to the trend towards dematerialisation that is affecting cultural products across the board. Comics fans tend to be initially wary of digital formats for their favourite titles but soon learn to enjoy new titles created specially for the digital realm.

La dématérialisation inhérente à tous les supports culturels n’a pas échappé à l’univers de la bande dessinée. D’abord majoritairement frileux en découvrant leurs titres fétiches simplement numérisés, les amateurs du 9e art se laissent peu à peu séduire par une offre inédite, nativement numérique et créée spécifiquement pour le web.

Un certain scepticisme persiste en effet face à une offre simplement numérisée, et ce, malgré son indéniable atout de portabilité. Le rapport au fameux « livre-objet », d’autant plus plébiscité en BD que l’image y tient une place majeure, reste prépondérant pour les lecteurs qui voient en ce support un véritable objet de collection.

On ne peut toutefois ignorer le succès rencontré par des « serial bloggers », encore inconnus il y a quelque temps, à l’instar de Boulet (http://www.bouletcorp.com), Pénélope Bagieu (http://www.penelope-jolicoeur.com) et Margaux Motin (http://www.margauxmotin.typepad.fr) qui, sans internet, seraient probablement restés dans l’ombre. Le festiblog, qui a vu le jour en 2005, est d’ailleurs devenu un rendez-vous annuel incontournable, mettant en avant ces nouveaux artistes.

Le phénomène 2.0 s’accentue encore avec l’apparition de webzines originaux tels la bédénovela Les autres gens de Thomas Cadène ou encore le mensuel Professeur Cyclope (http://www.professeurcyclope.fr). Ce dernier, fondé par Gwen de Bonneval, Brüno, Cyril Pedrosa, Hervé Tanquerelle et Fabien Vehlmann, pousse même dans certains de ses feuilletons le pouvoir de l’image à son paroxysme. Il réinvente de nouveaux schémas de narration en mouvement totalement adaptés au web (grâce aux formats GIF ou Flash) et jusque-là inexplorés en bande dessinée. Cette offre sous la forme d’un abonnement payant est, par ailleurs, maintenant agrégée au bouquet de streaming VOD/VAD d’Arte dont se sont d’ores et déjà pourvus certains lieux de lecture publique au sein de leur bibliothèque numérique.

Alors : bande dessinée, animation, jeu vidéo ? La frontière semble s’estomper. En effet, certaines productions en ligne à l’instar de CIA : Opération Ajax (http://www.cognitocomics.com/operationajax) utilisent d’ailleurs la même technologie que d’autres concepteurs de jeux vidéo. On est alors en droit de se demander si ce genre hybride reste de la bande dessinée à part entière.

Après avoir mené l’enquête auprès de nombreux usagers de la bibliothèque de la Cité de la bande dessinée d’Angoulême, il semblerait que oui. Si la narration et le rapport à la « case » évoluent, la place de l’illustration et le récit font que le support ne prime pas sur le genre, et la BD numérique reste unanimement pour les lecteurs interrogés du ressort du 9e art. Si tous n’avaient pas encore entendu parler d’offres nativement numériques, beaucoup semblaient friands de découvrir ce que les avancées technologiques peuvent offrir à ce genre qu’ils affectionnent. On pointe alors là toute l’ambivalence : entre envie de découvrir autre chose et attachement à la BD traditionnelle. Les versions papier issues de projets tels que Les Crocodiles de Mathieu Thomas (http://www.projetcrocodiles.tumblr.com), la websérie précédemment citée, Les autres gens, ou encore le véritable partenariat éditorial entre Casterman et Professeur Cyclope, ne font que confirmer ce paradoxe. Toutefois, lorsqu’on interroge les lecteurs de ces ouvrages, une très grande majorité d’entre eux connaissaient les projets web avant leur édition « papier », alors même qu’ils affirmaient peu avant dans leurs propos ne pas connaître de bande dessinée numérique. Ses frontières et sa définition semblent être encore assez floues pour les usagers, comme pour les professionnels.

Vous l’aurez compris, l’essor de la BD numérique n’en est qu’à ses prémices, et il semblerait que ce genre et ses auteurs soient en passe de profiter du potentiel offert par les NTIC et la connectivité mondiale et instantanée du web pour faire de la BD un art en accord avec son temps.

Reste aux bibliothèques à ne pas passer à côté de ces évolutions, la dématérialisation pouvant leur paraître de prime abord un frein à leur investissement. Dans une offre hétérogène où pléthore de formes, supports et œuvres se mélangent, leur rôle de médiation, d’accompagnement et de sélection est plus que jamais d’actualité, afin de permettre aux usagers de se retrouver et de découvrir les pépites enfouies dans l’océan du web. Il s’agira d’envisager le numérique en bibliothèque comme complément aux ressources « papier » et non comme concurrent direct. Une bonne connaissance de l’offre, une veille active en termes de nouveauté et une sélection réfléchie par rapport aux publics semblent être des prérequis indispensables pour que la bande dessinée numérique trouve enfin sa place en salle de lecture publique.

Comme pour le numérique en général, les bouquets de ressources en bande dessinée ne semblent pas être une offre adaptée à la demande des bibliothécaires, qui n’arrivent pas y trouver leur rôle de prescripteur. Ne pouvant se saisir en ce sens des ouvrages numériques, c’est bien souvent par défaut d’accompagnement qu’ils sont mis à disposition sans médiation, et donc sans rencontrer le public qu’ils pourraient indéniablement toucher. Pour pallier cela, certaines bibliothèques décident de proposer leurs propres sélections parmi les ressources accessibles en ligne, à l’instar de la bibliothèque de la Cité de la BD d’Angoulême qui a choisi, plutôt que de proposer sur tablette des albums d’ores et déjà présents dans le fonds, de mettre en avant les blogs de bandes dessinés remarqués et remarquables, qui ne sont pas forcément connus et visibles pour tous les internautes. Quant à l’offre numérisée, celle-ci reste en pleine mutation. Des plateformes à l’instar d’Iznéo réfléchissent encore et toujours à adapter leurs offres d’abonnements à la demande des particuliers comme aux besoins des bibliothèques (http://bibliotheque.izneo.com/biblioofferpass.html), la société tendant maintenant à plus de souplesse au niveau des sélections possibles au sein de son bouquet via un système de pass.

La marche vers la BD numérique est lancée.