Détours par le 9e art

Un rendez-vous à la case BD

Gilles Ciment

Dans un monde où l’image occupe une place prépondérante, la bande dessinée se démarque comme un objet graphique particulier. À la fois œuvre d’auteur et produit de grande diffusion, elle cristallise par l’image (et le texte) les tendances graphiques du moment et les préoccupations d’un public toujours plus large. Pour faire le point sur cet objet singulier entré tardivement dans les collections des bibliothèques et qui reste encore à s’imposer, le BBF est allé à la rencontre de Gilles Ciment, directeur de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême de 2007 à 2014.

In an increasingly image-driven world, comics are an art form in their own right. They are both works of creative authorship and mass market products that use images and text to bring innovative styles of drawing and issues of interest to an ever broader readership. It has, however, taken comics a long time to be accepted as worthy of libraries. BBF interviews Gilles Ciment, former director from 2007 to 2014 of France's specialist comics museum and research centre, the Cité internationale de la bande dessinée et de l’image in Angoulême.

Dans un monde où l’image occupe une place prépondérante, la bande dessinée se démarque comme un objet graphique particulier. À la fois œuvre d’auteur et produit de grande diffusion, elle cristallise par l’image (et le texte) les tendances graphiques du moment et les préoccupations d’un public toujours plus large. Pour faire le point sur cet objet singulier entré tardivement dans les collections des bibliothèques et qui reste encore à s’imposer, le BBF est allé à la rencontre de Gilles Ciment, directeur de la Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême de 2007 à 2014.

BBF • On dit volontiers que nous vivons dans une société d’images. Dans ce contexte, la bande dessinée est-elle un objet graphique particulier ?

Gilles Ciment • Nous vivons en effet dans un monde où les images ont pris une place très importante. Mais un monde, aussi, où la nature et le statut des images posent de plus en plus question : retouches, trucages, images de synthèse, morphing, mondes virtuels, réalité augmentée… Il devient difficile de distinguer un prélèvement du réel d’une image trafiquée (ainsi fleurissent sur Facebook des photos de Frida Khalo nue, de Garcia Lorca devant le peloton d’exécution…) ou entièrement fabriquée. Les images proviennent désormais de partout – chacun photographie et filme avec son téléphone mobile, joue avec Photoshop… – et surtout sont diffusées sans filtre sur Facebook, Instagram, YouTube (300 heures de vidéo mises en ligne chaque minute !), d’où elles sont même reprises dans la presse !

La bande dessinée se distingue de ce flot en ce qu’elle est, précisément, un objet graphique. Elle se donne à voir comme un artefact, sans confusion possible. Elle n’est pas anonyme non plus : chaque image est signée, en ce sens que le style graphique du dessinateur s’y manifeste obligatoirement (un petit jeu Facebook à la mode parmi les amateurs et les dessinateurs consiste à donner à deviner l’auteur d’une case bien choisie : il faut être très rapide, parce que l’identification est en fin de compte aisée).

Elle est en outre un objet graphique particulier parce qu’elle n’est jamais dénuée de sens et échappe à l’ambiguïté : ne devant à rien d’autre qu’à la volonté de l’artiste qui y contrôle tout, ses images sont organisées en réseau, formant des séquences narratives explicites.

Par ailleurs, elle touche un lectorat qui s’est considérablement élargi. Même si l’on peut encore définir un « lecteur type » masculin, jeune, aisé et cultivé, les études démontrent sa lente mais tenace féminisation (parallèle à celle de la création), et sa pénétration progressive de toutes les couches sociales, ainsi qu’une diversification des lectures. Il est vrai que la bande dessinée investit aujourd’hui des champs qui étaient autrefois interdits à un médium essentiellement cantonné au divertissement juvénile.

Enfin, elle a ceci de particulier qu’elle est un art de la reproductibilité (au sens de Walter Benjamin) et des mass media, ses dessins étant faits pour être imprimés et largement diffusés, et qu’en même temps elle appartient au marché de l’art, ses planches originales étant désormais objets de collection et pièces de ventes aux enchères, accrochées aux cimaises des galeries d’art et des musées. Ce double statut est assez unique. Ainsi, à la Cité de la bande dessinée d’Angoulême, elle fait l’objet des attentions de la conservation d’un musée et d’une bibliothèque patrimoniale, tout en étant prêtée dans une bibliothèque publique, vendue dans une librairie, ou encore pratiquée en ateliers par des professionnels en résidence aussi bien que par des enfants en séances de médiation culturelle…

BBF • Peut-on déduire de l’essor récent du roman graphique et des mangas une attente nouvelle en termes d’image ? Plus de souplesse que le 48 CC 1? Plus d’imaginaire ? Plus d’exotisme ?

G. C. • Le roman graphique et le manga ont, chacun à sa manière, apporté une nouvelle liberté, touché de nouveaux publics, et ouvert de nouveaux territoires, ces trois apports étant étroitement intriqués entre eux.

Ayant en commun l’usage majoritaire du noir et blanc, une pagination très libre, souvent une couverture souple et un format plus proche du roman, ils sont des objets éditoriaux au seuil de rentabilité abaissé, permettant des audaces et des ambitions autres, qui ont fait entrer dans l’édition classique et les réseaux de distribution standards des catégories de récits ou des formes graphiques autrefois réservées au fanzinat ou à l’underground, voire tout simplement inimaginables : autobiographie ou biographie, reportage ou documentaire historique, carnet de voyage ou making-of (d’un film, d’un album), recueil de nouvelles ou de recettes de cuisine, carnet de rêves ou journal intime, expérimentations diverses (du mélange dessin-photo aux contraintes de l’OuBaPo)… Petit à petit, certains de ces genres se sont d’ailleurs banalisés et ont investi le 48 CC.

Le manga a de son côté ceci de particulier qu’il est déjà très largement amorti sur son territoire domestique, le Japon, où le nombre d’exemplaires vendus laisse rêveur. Une infinité de genres très définis, au public très ciblé, se sont ainsi développés qui en fait un continent complexe : histoires de pêche, de chasse ou d’alpinisme, récits autour de la gastronomie ou l’œnologie, sitcoms gays érotisantes destinées à un public de jeunes filles (!)…

En écrivant, sur la couverture de son livre A Contract With God paru en 1978, « A graphic novel by Will Eisner », le vétéran du comic book qui faisait là son retour avait un objectif précis : que son livre soit placé sur les tables des librairies générales, à côté des œuvres de fiction littéraire, pour toucher un autre public. Vingt ans après, cette démarche novatrice et militante a fini par faire école, et la tactique s’est révélée payante en termes de reconnaissance médiatique et de légitimation culturelle. Avec ses formats proches de l’édition littéraire et ses sujets « sérieux », le roman graphique a été lancé en France par ses premiers grands succès parus chez des éditeurs de littérature : Flammarion avec Maus, mais aussi Denoël, Le Seuil, Gallimard… Cela lui a ouvert les portes de la critique littéraire et d’un public adulte CSP+ qui avait abandonné la lecture de bandes dessinées depuis les années Pilote ou (À suivre). Régulièrement relancé par des récits dont le sujet attirait les médias (l’Iran de Persépolis, l’Afghanistan du Photographe, la Corée du Nord de Pyongyang, la Palestine de Gaza 1956, l’épilepsie de L’ascension du haut mal, une jeunesse en Libye de L’Arabe du futur…) et par des chefs-d’œuvre raflant des prix, le genre maintient l’attention d’un public qui pourrait repartir vers d’autres rives et le fidélise dans une pratique de la lecture de bandes dessinées qui se diversifient avec le temps.

Le manga, de son côté, touche un public beaucoup plus jeune, sensible à une culture exotique qu’il a abordée par les séries animées à la télévision, le jeu vidéo… Comme le rock’n’roll, les comic books ou une certaine bande dessinée en leur temps, le manga sert, pour une nouvelle génération d’adolescents, à se démarquer de leurs parents dépassés par un phénomène qu’ils ne comprennent guère et dont les codes leur échappent, même si ces mêmes parents lisent de la bande dessinée occidentale. On est toujours le ringard de la génération suivante…

BBF • Après l’attentat contre Charlie Hebdo, diriez-vous que la BD peut remplir un rôle politique ?

G. C. • Elle le faisait déjà avant l’attentat, moins systématiquement et moins ostensiblement que le dessin de presse, mais très souvent et depuis longtemps. Elle a été l’un des marqueurs idéologiques des grands quotidiens américains du début du siècle dernier ; elle participa chez nous à l’affrontement entre catholiques (Cœurs vaillants) et communistes (Vaillant) à la Libération, après avoir été engagée clandestinement dans la Résistance ou dans la propagande collaborationniste ; elle joua un grand rôle avec l’underground dans la contestation de la fin des années 1960 ; elle éveille aujourd’hui encore la conscience politique d’adolescents et jeunes adultes (voire leurs aînés) sur des sujets sociaux, politiques ou écologiques, notamment à travers les nouveaux genres dont je viens de parler. Elle dispose de tous les atouts pour communiquer efficacement des idées plus complexes que le message simple tonné par un dessin de presse ou une caricature. L’attentat du 7 janvier visait des dessinateurs, qui étaient pour certains aussi des auteurs de bande dessinée : Wolinski et Cabu étaient des auteurs engagés dont les BD ont rempli un rôle politique. Je pense que la relève est assurée et que le choc immense qu’a été la disparition violente de ces dessinateurs a ravivé chez beaucoup de leurs pairs la fibre politique.

BBF • Quels sont/peuvent être les rapports des bibliothèques et de la bande dessinée ? Un soutien à la création ? la conservation ? la prescription ? la valorisation ? tout autre chose ?

G. C. • Les bibliothèques doivent entretenir avec la bande dessinée les mêmes rapports, pleins et entiers, qu’avec les autres livres : sélection, conservation, prescription, valorisation, diffusion… Elles ont souvent un grand retard à rattraper en la matière. Il faudrait aussi s’interroger sur son traitement documentaire, son indexation, sa cotation, qui laissent le plus souvent grandement à désirer, la considérant toujours comme un tout homogène et uniforme (voire informe). La tradition du rangement des albums dans des bacs, sans classement, invitant au butinage (nonobstant le charme de celui-ci), est quelque peu dévalorisante quand toutes les autres formes de littérature ont droit à plus de considération et de distinction. Trop souvent également, les bibliographies thématiques proposées à l’occasion d’un événement culturel ou d’actualité ne comprennent pas de bandes dessinées, alors qu’elles peuvent mêler romans et documentaires. Il serait temps que la bande dessinée, entrée tardivement dans les bibliothèques et représentant aujourd’hui une part importante des prêts de livres, avec un très fort taux de rotation, soit véritablement considérée comme livre à part entière, parmi les autres et à égalité avec eux. Ce sera la phase suivante de la légitimation du 9e art, qui n’est pas encore parachevée. Ainsi, la plupart des grandes institutions ont consacré ou consacrent de loin en loin une exposition à la bande dessinée (en général en lien avec leur thématique principale), ce qui est un grand progrès. Mais elles s’estiment le plus souvent quittes pour la peine, et dès l’exposition thématique suivante, qui mêlera peinture, sculpture, photographie, affiches, manuscrits, dessins… on ne trouvera pas trace de la moindre bande dessinée ! Un exemple : après y avoir vu la belle exposition « Archi & BD : la ville dessinée », j’ai été désolé de constater que la Cité de l’architecture et du patrimoine ne proposait aucune bande dessinée dans son exposition « 1925, quand l’Art déco séduit le monde ». Il aurait pourtant été intéressant de montrer la filiation entre l’Art déco, Saint-Ogan et Hergé, et donc ce que la « ligne claire » tient de ce courant artistique. Il en est de même pour les acquisitions : seule, à ma connaissance, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration s’est lancée dans une politique d’acquisition de planches originales de bandes dessinées en rapport avec son sujet, au même titre que d’autres œuvres ou objets. Quand on pense que le musée d’Orsay, dédié au XIXe siècle, n’a jamais acheté un original ni même mentionné la bande dessinée (née en Suisse en 1827 avec Rodolphe Töpffer) dans sa programmation qui intègre pourtant le cinématographe (apparu en 1895), on se dit qu’il reste du chemin à faire, même si le Louvre expose Bilal sous un escalator pour faire un peu de communication. Mais tout cela changera quand une nouvelle génération de conservateurs, décideurs et dirigeants, qui ont fréquenté la bande dessinée et continuent d’en lire, sera aux manettes. Finalement, après vingt ans d’existence du CNBDI, j’ai été le premier directeur de l’établissement angoumoisin (devenu Cité internationale de la bande dessinée et de l’image) à être un expert du contenu, ce qui a rendu plus facile et plus rapide sa mutation en institution de référence, active et motrice.

BBF • Votre parcours vous incite-t-il à considérer qu’il y a des liens particuliers entre la BD et le cinéma ?

G. C. • J’en étais convaincu avant même d’entamer le parcours en question, qui est un fleuve sinueux dont les rives sont deux rubans : une pellicule de film d’un côté, une longue bande dessinée de l’autre ! En 1990, j’ai dirigé un volumineux ouvrage collectif intitulé Cinéma et bande dessinée (Corlet-Télérama, CinémAction hors série), qui passait en revue tous les « liens particuliers » entre 7 e et 9e arts, qui ont longtemps été moins nombreux qu’entre cinéma et littérature, alors même qu’ils paraissent entretenir un faisceau de similitudes qui devrait les unir davantage. Mais ces apparentes ressemblances ne sont qu’une illusion : ce que son inventeur, le Suisse Rodolphe Töpffer, appelait « littérature en estampes » n’est pas davantage un cinéma immobile qu’une littérature dessinée et il serait trompeur de les rapprocher.

On a ainsi beaucoup glosé sur le « langage » que la bande dessinée emprunterait au cinéma. C’est oublier que l’essentiel de la grammaire visuelle qu’elle utilise a été forgé pendant le demi-siècle qui précéda l’invention du cinéma ! C’est aussi ignorer que leur essence même est très différente : s’ils sont tous deux, au sens strict, successions d’images, ce n’est vrai en fait que pour la BD. Ainsi la case, qui condense le temps et réunit en son sein tous les supports du récit, bénéficie d’un statut intermédiaire entre celui du photogramme et celui du plan cinématographique ; ainsi l’image-mouvement du cinéma, chère à Deleuze, est-elle à l’opposé de la case, image arrêtée sur laquelle on peut revenir, et l’une prélève sur un espace réel quand l’autre sera produite par le cerveau et la main du dessinateur et non re-produite… : inutile de poursuivre, vous aurez compris que la « parenté » entre les deux arts n’est qu’apparente, constituant plutôt des oppositions radicales susceptibles de les tenir éloignés l’un de l’autre – et ce n’est pas le story-board qui les rapprochera : ce faux ami n’a rien d’une bande dessinée et bien souvent les auteurs de BD qui s’y frottent doivent renoncer en prenant conscience de la profonde différence de langage entre les deux médiums à finalités dissemblables.

Pourtant, dès ses premiers pas, le cinématographe se tourna vers cet art bien installé de la narration en images qui organisait déjà à merveille des pantomimes en séquences : l’un des premiers films des frères Lumière, Arroseur et arrosé, n’était-il pas l’adaptation à l’écran d’Arrosage public, un gag en une page imaginé par Achille Lemot (qui signe Uzès) pour Le Chat noir en 1885 et repris à de multiples reprises – notamment en 1889 par Christophe entre deux épisodes de La Famille Fenouillard – jusque bien après ses trois versions produites par les Lumière ? De cette union précoce (1895), naîtra une longue et multiple descendance d’adaptations. La plupart des grands personnages dessinés prendront vie au cinéma, pour lequel ils présentent l’avantage d’être des héros déjà populaires, souvent rompus aux grandes recettes du feuilleton – d’où l’âge d’or des serials américains qui dans les années 1930 et 1940 puiseront goulûment dans les comics qui vivent alors également leur apogée, de Flash Gordon et Mandrake et Dick Tracy. Plus modestement, la France connaîtra Bibi Fricotin, Les Pieds Nickelés, Bécassine… En France comme aux États-Unis, la vogue des adaptations connaîtra, pendant les décennies suivantes, des hauts et des bas. Au passage, l’exercice sortira de la série B ou du pur divertissement pour attirer des réalisateurs de premier plan, avec des résultats inégaux, de Roger Vadim à Warren Beatty en passant par Joseph Losey, John Huston, Robert Altman…

De son côté, la bande dessinée s’est particulièrement tournée vers le cinéma qui lui a inspiré des personnages, des physionomies de héros ou des caricatures en forme de clins d’œil, quand ce n’est pas la trame d’histoires entières. Plus prosaïquement, le grand succès de certains films a, aux États-Unis, généré quantités d’adaptations en comics, notamment dans les années 1970 et 1980, où les « licences » de blockbusters des majors ont fait l’objet de dérivés sur mauvais papier, alors que les progrès des effets spéciaux préparaient une nouvelle vague d’adaptations de super-héros au cinéma.

BBF • Quoi de neuf en la matière, depuis 1990 ?

G. C. • Ces dernières années, le bond technologique des effets visuels générés par ordinateur fait que le programme de production des studios hollywoodiens déborde d’adaptations de comic books au succès presque toujours garanti, de Spider-Man à Iron Man, des Avengers aux X-Men… Le grand spectacle avide d’exploits numériques a trouvé dans cette mythologie moderne une formidable matrice.

Même des cinéastes connus des cinéphiles se sont frottés au genre : Tim Burton, Ang Lee, Kenneth Branagh, Michel Gondry… C’est là sans doute l’une des premières caractéristiques du considérable resserrement des liens entre les deux arts auquel on a pu assister au cours de la dernière décennie : l’abolition de certaines barrières. D’abord celle qui tenait les cinéastes estimés loin de la bande dessinée, dont les adaptations étaient la plupart du temps cantonnées au mieux au divertissement populaire d’aventure, au pire à une basse besogne de comédie commerciale. C’est la reconnaissance et la légitimation accordées à la bande dessinée par le roman graphique, phénomène vieux d’à peine un quart de siècle que j’évoquais précédemment, qui a autorisé ce franchissement des deux côtés de l’Atlantique, de Sam Mendes, David Cronenberg et Terry Zwigof à Stephen Frears, Cédric Kahn, Sólveig Anspach, Bertrand Tavernier et Abdellatif Kechiche. Une autre barrière abolie par ce dialogue entre arts de l’image est celle des langues et cultures, les adaptations franchissant allègrement les frontières nationales, avec plus ou moins de bonheur mais de façon toujours intéressante. Ainsi Anne Fontaine a transposé en France la Gemma Bovery de l’Anglaise Posy Simmonds, le Coréen Bong Joon-ho a réalisé une superproduction internationale à partir du classique Transperceneige de Lob et Rochette, le Belge Sam Garbarski a choisi de situer dans son pays le Quartier lointain du mangaka Taniguchi Jirô, l’Américain Steven Spielberg s’est enfin attaqué à son vieux projet d’adapter Tintin, et son compatriote Gore Verbinski a acheté les droits de Pyongyang, le récit autobiographique du Québécois Guy Delisle. La démarche est chaque fois audacieuse, car non contents de devoir s’affranchir d’un univers visuel préexistant, les cinéastes doivent de surcroît faire oublier les particularismes culturels que véhiculait le trait graphique original.

Hormis quelques incursions dans le dessin animé, rares ont longtemps été les auteurs de bande dessinée passant derrière une caméra, et ceux qui le firent comme Frank Tashlin, Federico Fellini ou Terry Gilliam ont vite fait oublier leur passé de dessinateur. En France, après les Patrice Leconte, Gérard Lauzier, Martin Veyron, Régis Franc, Enki Bilal dans les années 1970 et 1980, une nouvelle génération d’auteurs entretient des relations passionnées avec le cinéma, commençant par adapter leur BD sous forme de film d’animation (Marjane Satrapi, Zep, Jung, Marguerite Abouet et Clément Oubrerie…) ou en prise de vue réelle (Pascal Rabaté, Julien Neel…), avant de réaliser des œuvres originales. Joann Sfar, qui ne fait rien comme les autres, a fait le chemin inverse et Riad Sattouf s’est d’emblée affranchi de tout lien avec ses récits dessinés. Toute une génération nourrie d’arts visuels (dont Blutch est le meilleur exemple) dit aussi à longueur d’albums son amour du cinéma.

BBF • Pouvez-vous nous conseiller trois BD récentes ?

G. C. • C’est un casse-tête pour tous les libraires, bibliothécaires, journalistes à qui l’on pose cette question… Il se publie désormais en France plus de cinq mille bandes dessinées par an, et il est devenu très difficile d’en distinguer une poignée. Les festivals et leurs prix, la critique et ses partis pris, les éditeurs et leurs choix de marketing, les libraires et leurs coups de cœur, se chargent d’un tri utile pour le lecteur un peu perdu. Je m’éloignerai donc des boulevards ouverts par le marché et des sentiers défrichés par les prescripteurs en question, pour choisir trois titres que j’ai particulièrement appréciés pour leur originalité ou leur apport à l’évolution du neuvième art : La vision de Bacchus de Jean Dytar (Delcourt), Ici de Richard McGuire (Gallimard) et Love in vain : Robert Johnson, 1911-1938 de Mezzo et J.-M. Dupont (Glénat). Par ailleurs, vous me permettrez de recommander la lecture de l’OuPus 6 (L’Association), nouvelle – et volumineuse – compilation de travaux et exercices de bande dessinée sous contrainte menés par l’Ouvroir de bande dessinée potentielle (OuBaPo), auquel j’apporte ma modeste contribution depuis ses débuts en 1993. Les expérimentations qui y sont présentées sont parfois drôles, souvent ludiques, fréquemment jubilatoires, et toujours passionnantes pour ce qu’elles révèlent du médium et de ses potentialités.

BBF • Que devenez-vous ?

G. C. • Après sept années à la tête de l’institution de référence au niveau national, il n’est pas aisé de prendre de nouvelles marques. Je travaille depuis quelques mois pour Média Participations, qui est à la fois un acteur majeur de l’édition et le premier éditeur européen de bande dessinée (réunissant Dupuis, Lombard, Dargaud, Kana, Urban Comics…) mais aussi un leader de la production audiovisuelle d’animation (avec Ellipsanime, Dargaud Média, Dupuis Audiovisuel, Belvision, Dreamwall…) et un producteur de logiciels de loisirs. Avec trois complices, Alain Lorfèvre, Jean-François Schneider et Marie-France Zumofen, nous menons pour ce groupe une réflexion sur l’ambitieux concept Belgian Heroes, qui sera un « accélérateur de projets transmédias ». Pour cela, nous imaginons et créons de toutes pièces un cursus et une stratégie pédagogiques, mais nous réfléchissons également à de nouvelles méthodes d’enseignement, à une dynamique de groupe repensée, à un lieu d’un genre nouveau, pour correspondre à une nouvelle manière d’écrire et de créer à 360°. C’est absolument passionnant de mettre ainsi en place ce qui devrait contribuer à former la première génération d’auteurs véritablement transmédias, en mesure de créer les univers fictionnels – et les licences – de demain.

BBF • Et demain, pour vous ?

G. C. • Ma carrière est une succession de créations, de constructions, de projets qui ont toujours été le fruit d’opportunités, de rencontres, de surprises. Je ne sais pas encore quelle sera la prochaine, mais en me remémorant mes trente-trois ans d’activités professionnelles (de la création de la Bibliothèque du Cinéma à Paris à la mutation du CNBDI en Cité internationale de la bande dessinée et de l’image à Angoulême, en passant par la formidable aventure de la construction de la Bibliothèque nationale de France, la profonde évolution du groupe MK2 et notamment son secteur exploitation, l’édition d’une cinquantaine de DVD pour Océan Films, la production de films de Wong Kar Wai à Hong Kong et de Hou Hsiao Hsien à Taiwan pour Paradis Films…), j’attends la suite avec gourmandise et curiosité. Mais j’espère pouvoir continuer d’associer le monde des livres et celui des écrans. Et je continuerai à mener parallèlement d’autres activités telles qu’écrire sur le cinéma d’animation et la bande dessinée, donner des conférences, contribuer à des expositions, participer à des festivals, ou militer pour l’économie mauve, qui est une notion et un engagement auquel je tiens beaucoup…