Au regard des collections
La bibliothèque, une fabrique du citoyen
La politique documentaire – et plus largement les collections d’une bibliothèque – sont l’expression d’une volonté de mettre à la disposition de tous des outils et des ressources pour s’informer, s’émanciper et se constituer citoyen. Partant de cette mission de service public, comment concilier au quotidien les exigences de pluralisme des collections, de satisfaction des usagers et de neutralité professionnelle ? Le BBF a recueilli les analyses de deux directeurs de bibliothèque municipale et d’un responsable de politique documentaire.
Interview with Isabelle Duquenne, Jean Vanderhaegen and Gilles Éboli.Library acquisitions policies and, more broadly, their collections as a whole demonstrate their will to provide the tools and resources necessary to become an informed, educated member of society. Taking this public service remit as a starting point, how can librarians reconcile demands for diversity in the material on offer, reader satisfaction, and professional neutrality? The BBF talked to two heads of municipal libraries and one acquisitions policy manager.
La politique documentaire – et plus largement les collections d’une bibliothèque – sont l’expression d’une volonté de mettre à la disposition de tous des outils et des ressources pour s’informer, s’émanciper et se constituer citoyen. Partant de cette mission de service public, comment concilier au quotidien les exigences de pluralisme des collections, de satisfaction des usagers et de neutralité professionnelle ? Le BBF a recueilli les analyses de deux directeurs de bibliothèque municipale et d’un responsable de politique documentaire.
BBF : Comment s’articulent actuellement les exigences du pluralisme des collections/réponses aux demandes des usagers ET la fonction médiatrice, prescriptrice, éducative proposée par les bibliothèques ?
Isabelle Duquenne et Jean Vanderhaegen : La Bibliothèque municipale de Lille s’appuie sur les grandes orientations qui font consensus dans la profession : la charte de l’Unesco pour les bibliothèques, la charte du Conseil supérieur des bibliothèques, le code de déontologie de l’ABF diffusé en 2003. Ces textes fondateurs ont établi et explicité les missions universelles des bibliothèques (diversité culturelle accessible à tous, liberté d’expression, pluralisme), mais aussi les devoirs du bibliothécaire et sa responsabilité vis-à-vis de son public comme des élus de sa collectivité. Ces grands principes, et les exigences qui en découlent, constituent le socle de la politique documentaire et de la relation à l’usager pratiqué à la BM de Lille. Ils sont cependant à mettre en regard de la pratique quotidienne dans nos bibliothèques et de la tension existant entre ces valeurs et les exigences de laïcité, d’absence de tout prosélytisme religieux ou politique au sein de nos établissements, le tout dans un contexte budgétaire contraint qui oriente également les acquisitions.
Dans la droite ligne de notre mission de service public, nous avons positionné la bibliothèque comme un lieu privilégié de la fabrique du citoyen. Avec un réseau de médiathèques de proximité dans neuf quartiers sur les dix que compte la ville, le principe de la gratuité des services et une politique active d’insertion de tous les publics, la BM de Lille, plus que tout autre établissement culturel public (théâtres, opéra, salles de concert), pratique une réelle mixité des publics. Nous travaillons sur le principe d’une proposition de collection plurielle mise à la disposition d’un usager libre et responsable. Cette position n’est pas une facilité, elle construit au contraire toute notre politique d’acquisition et installe le bibliothécaire d’emblée comme un professionnel responsable et engagé dans la constitution comme dans la médiation des collections.
La collection d’une bibliothèque de grande ville comme Lille permet déjà d’offrir une masse critique de documents qui sont autant d’outils et de ressources de la formation du citoyen : pour la lecture publique, il s’agit de près de 350 000 documents (ouvrages, CD, films et ressources en ligne) en libre circulation. Cette masse critique fait sens. C’est l’effet collection.
La collection ne suit pas seulement l’actualité, mais est constituée de documents de références (ouvrages, musiques, bandes dessinées, films, revues), qui sont autant de jalons intellectuels. Complémentaire des sections de lecture publique, la bibliothèque « d’étude », comme on l’appelle, trouve ici tout son sens et son utilité : elle permet une construction intellectuelle sur le long terme et échappe au diktat de l’actualité. À Lille, ces collections longtemps confinées en magasin, sont devenues empruntables et viennent alimenter et approfondir, à la demande, les besoins de lecture et d’information des usagers.
Suivant le principe de laïcité, les bibliothécaires sont censés adopter une posture de neutralité, ne faire l’apologie d’aucune tendance et se départir de tout prosélytisme. La tentation pourrait être grande de bannir tous les ouvrages à caractère polémique – on connaît bien en bibliothèque les domaines particulièrement « sensibles » que sont la politique, la religion, le sexe, la caricature et la bande dessinée « adulte » – afin de ne heurter aucune sensibilité, celle des publics, celle des élus, celle enfin des collègues. Un rapide tour d’horizon sur la présence de Charlie Hebdo dans les bibliothèques françaises fait réfléchir. À Lille, si ce périodique est référencé, la collection provenait d’un don, non d’un abonnement (mais c’est chose faite à présent). Des couvertures grand format provocatrices difficiles à installer sur les présentoirs des périodiques ? Un achat délicat à justifier ? Choquant ? Bien sûr, et justement. Loin de s’en tenir à des ouvrages consensuels, il s’agit de construire une offre diversifiée et rigoureusement sélectionnée pour sa qualité, permettant de confronter des points de vue représentatifs et concurrents. Aux acquéreurs, il revient de sélectionner, sans censurer ni valider tel ou tel courant d’opinion, en apportant des pièces majeures rendant possible la réflexion, afin de répondre aux attentes du public et lui permettre d’élaborer son propre jugement. Venir équilibrer ou contrebalancer la littérature de l’internet et la télévision fait aussi partie des missions des bibliothèques.
Le responsable de la politique documentaire de la bibliothèque de Lille travaille sur les courants de pensée avec un souci d’équilibre des collections. La pluralité n’est pas synonyme d’absence de sélection, les acquisitions incluent les ouvrages de divers courants de pensée pourvu qu’ils soient d’une bonne tenue et n’aillent pas à l’encontre des valeurs républicaines et démocratiques. Leur présentation dans un ensemble documentaire large, construit et dialectique, conjure les risques d’une pensée unique. La bibliothèque ne prescrit rien, elle accompagne les débats. Ainsi cohabitent les ouvrages de et sur Tariq Ramadan (régulièrement empruntés), ceux consacrés au Front national et aux Le Pen, dont Le Front national des villes & le Front national des champs du jeune blogueur politique d’Hénin-Beaumont, Octave Nitkowski, les discours sur l’homosexualité et l’homoparentalité y compris l’opuscule de Christian Vanneste, ancien député du Nord, M. au lobby gay ! Il y a dix ans, la bibliothèque possédait peu de documents sur la question du mariage gay et ces ouvrages étaient classés au rayon psychologie ou littérature. Aujourd’hui, le champ s’est élargi et les rayons se sont étoffés. La société change, les collections suivent.
Pour les acquisitions en prise avec l’actualité, exigeant une mise en circulation rapide, le bibliothécaire réagit à ce qui fait événement et débat dans la société. Les choix sont opérés en considérant que la bibliothèque est un lieu neutre où l’on vient approfondir sa connaissance d’un sujet d’actualité. D’où aussi l’importance de la presse. Aussi, lorsque des problématiques traversent la société, le positionnement de la BM de Lille est de garantir une sélection composée d’ouvrages reflétant la diversité des points de vue, en veillant à la représentativité et à la légitimité des auteurs dans le débat d’idées. La neutralité ne s’exerce donc pas par un choix de livres qui seraient « neutres », mais par une offre raisonnée et équilibrée mise en perspective. Facilitant l’accès de chacun à la connaissance et à l’information, garante de pluralisme et apportant les moyens du débat et de la compréhension, la BM de Lille entend ainsi jouer un rôle dans la lutte contre les fanatismes et l’intolérance. Ce faisant, le bibliothécaire construit en partie aussi la collection de demain.
Quelle est dans ce dispositif la place des usagers et de leurs demandes particulières exprimées au travers des suggestions d’achat ? Éric Zemmour est plébiscité par les lecteurs, Renaud Camus fait l’actualité avec Suicide d’une nation ? Nous les achetons, mais sans céder pour autant à la seule pression médiatique. Leur présentation se fait au sein d’un ensemble qui prend son sens. La mise en scène de l’offre, par des tables thématiques qui exposent une sélection documentaire équilibrée sur une question, laisse parfois la place à d’autres stratégies. Le petit ouvrage Vive Le Pen ! d’Emmanuelle Duverger et Robert Ménard est ainsi placé en consultation indirecte. Pas d’affichage, hors le catalogue, mais sa présence dans nos collections marque cette volonté de ne pas refuser les livres qui portent à controverse. On soulignera aussi ici l’intérêt des automates de prêt, lesquels garantissent à l’usager la confidentialité des emprunts.
Gilles Éboli : C’est évidemment une question essentielle, qui met bien la bibliothèque et ses publics en tension. Une réponse peut être trouvée en positivant cette tension : exigences du pluralisme et réponse aux demandes des usagers ne s’opposent pas obligatoirement aux fonctions médiatrices, prescriptives et éducatives. En revanche, cette « positivation » interroge peut-être la posture des bibliothécaires et sans doute un renouvellement des formes de la médiation sinon de ses buts.
Pour la posture des bibliothécaires sur pluralisme et écoute de la demande, les déclarations ne manquent pas : pour s’en tenir au domaine français, de la charte du CSB (Conseil supérieur des bibliothèques) au code de déontologie des bibliothécaires, l’impératif absolu du pluralisme est bien affirmé, asséné, revendiqué mais on s’aperçoit parfois, à pousser le regard, qu’il pourrait s’agir d’un pluralisme d’entre-soi, de métier, descendant en quelque sorte s’il ne prenait pas le « risque » du partage, de la co-construction avec l’usager : on peut et on doit alors interroger les dispositifs de co-construction et de participation, au-delà du primaire cahier de suggestion, et leur récurrence dans nos bibliothèques.
Pour le renouvellement des formes, il s’agirait là encore de nous interroger sur l’efficacité des formes de médiation actuelles, de mener à bien leur évaluation et d’enquêter aussi sur l’innovation en la matière aujourd’hui : quelles nouvelles propositions, quels partenariats, quel design de service, bref, quelle prise de risque à nouveau dans nos bibliothèques ? Les récentes journées d’études sur ce thème montrent l’intérêt, au-delà du recensement et de la confrontation de ce qui se fait actuellement en bibliothèque, d’observer les propositions des autres institutions culturelles, et ce, tous azimuts (musées, bien sûr, mais aussi opéras, auditorium, etc.), et aussi (et surtout ?) les propositions des champs non culturels : on pense immédiatement à l’éducation et au social, mais l’économique aussi peut être convoqué.
Ne risquons-nous pas, avec ces échappées hors champs bibliothéconomiques, une désorientation, une perte de repères et de valeurs, bref ne désavouons-nous pas le cœur de métier ? En constatant les résultats obtenus et en voyant ce qu’il reste à faire, je pense exactement le contraire.
BBF : Quelle politique documentaire et quels outils (formalisés ?) mis en place et portés à la connaissance du public (le cas échéant) ?
Isabelle Duquenne et Jean Vanderhaegen : La politique globale d’acquisition est exposée et débattue lors des réunions de direction. Le sujet est fondamental, puisqu’il s’agit encore et toujours du cœur de notre métier. Dans les acquisitions courantes, le coordinateur de la politique documentaire veille à la concertation et au dialogue ainsi qu’à l’harmonisation des pratiques. Il lui appartient de valider les commandes proposées par les référents de domaines issus de l’ensemble du réseau des médiathèques. Acquérir pour le réseau revient aussi à s’exposer vis-à-vis des usagers, des collègues, de la direction, de la collectivité. Les acquéreurs doivent pouvoir se consacrer en toute indépendance à leur mission, assurés qu’une éventuelle réponse ou justification à apporter à propos d’un achat validé relèvera de la responsabilité du coordinateur.
La bibliothèque de Lille n’a pas encore formalisé sa politique documentaire, car la réflexion menée ne devait pas être figée dans des principes trop généralistes et de ce fait peu parlants pour le public. Après une étape centralisatrice nécessaire, la réorientation actuelle va vers des spécificités documentaires propres à chaque médiathèque, en fonction de son environnement territorial et de ses partenaires. Le projet est en cours afin de communiquer à notre élue, comme à nos publics, les principes qui régissent les dépenses d’acquisition. Au-delà, le travail d’acquisition avec le public, et pas seulement pour lui, est à construire. C’est l’une des conditions pour que la bibliothèque de Lille réponde à sa mission de service public et assume pleinement son rôle : elle reste l’un des rares espaces publics libre, non marchand, gratuit et anonyme de la société d’aujourd’hui.
Gilles Éboli : Là encore, la question tombe sous le sens et dans une suite logique, on s’inquiète de la traduction documentaire donnée ou à donner, des équilibres à réviser entre offre et demande. Et, là encore, on arrive à se demander, une fois constatées les existences (ou non d’ailleurs) de politiques documentaires et d’outils formalisés, si le regard ne doit pas être déplacé. En effet, on ne saurait déplorer un sous-investissement du métier sur la politique documentaire : en parcourant les programmes des formations initiales et continues, ceux des journées d’étude, rencontres, congrès, on en arrive à plus s’inquiéter d’un trop-plein que d’un trop-vide ; et par conséquent à s’interroger aussi sur le supposé mouvement du métier qui irait des collections vers les publics pour ne pas dire de l’offre vers la demande. Bibliothécaires, encore un petit effort ? Peut-être pas. À Lyon, outre l’écriture en cours de la politique culturelle et de la politique documentaire découlant du projet d’établissement déjà formalisé et prenant en compte la question du pluralisme, les instruments se mettent en place et réinterrogent les collections, leur constitution, leur accès et leur organisation, sur le réseau notamment, c’est-à-dire dans la proximité. De même qu’à la Part-Dieu les départements se transforment en univers plus larges liés directement aux axes politiques du projet (enfance, savoirs, création, mémoire), de même le réseau révise ses données de bases autour d’espaces de vie et d’usages (grandir, temps libre, découvrir, galerie de lecture), fusionne des ensembles jeunesse/adultes, co-construit avec le public une collection musicale nouvellement créée (opération « Montez le son » à la bibliothèque de la Croix-Rousse) : révolution numérique, nouvelle donne du vivre ensemble et du lieu de vie, se superposant au partage des savoirs, sont passées par là. Il faut en dernier lieu rappeler que la politique documentaire entendue par notre projet d’établissement ne se limite pas à un circuit qui partirait de la suggestion d’achat et s’arrêterait net à la mise en rayon. Bien au contraire, cette politique se poursuit à partir de cette mise en rayon pour aller vers les publics dans leur diversité en portant les documents acquis à travers accueil actif, accompagnement bibliothéconomique, action culturelle, voire production de contenus éditorialisant la production documentaire. Dernière brique du projet : un événementiel en préparation pour 2017 autour du thème de la démocratie et d’un réenchantement du politique, qui mobilisera toutes les ressources de l’établissement et se voudra comme une défense et illustration de la réponse apportée par la Bibliothèque municipale de Lyon aux questions ici posées.