Les bibliothèques sont filles des Lumières. Quoique…

Anne-Marie Bertrand

L’histoire des bibliothèques accompagne celle d’un modèle républicain constitué sur le socle de l’égalité, de l’éducation et de l’émancipation du peuple. Outil revendiqué de formation du citoyen, la bibliothèque entretient pourtant une posture ambivalente face à la chose politique, mal à l’aise et redoutant d’être perçue comme prescriptive ou instrumentalisée. Quelle articulation et quel rôle alors – en vertu de cette essence puissamment démocratique – de la bibliothèque dans le champ politique ?

The history of libraries in France has followed the country's republican model, based on equality, education, and emancipation for all. Libraries are seen as tools for training tomorrow's citizens. Yet their relationship to the political realm remains ambivalent as they seem to fear being seen as prescriptive or becoming instrumentalised. Given that they are powerful levers for democracy, what place do libraries hold in the political field?

L’héritage politique des bibliothèques françaises est directement issu des Lumières et de la période révolutionnaire, où l’éducation du peuple, son arrachement à l’ignorance, à la sottise, à l’obscurantisme, son émancipation sont devenus des enjeux politiques majeurs. L’école, le musée (« où le père mènera son fils »), la bibliothèque sont quelques-uns des outils dont s’est dotée la République. Au premier rang desquels, évidemment, l’école républicaine : « L’école républicaine française repose sur un modèle selon lequel son rôle est de civiliser les élèves, de leur permettre d’échapper aux superstitions et à la barbarie. Selon ce modèle, des individus à qui l’on a appris l’esprit critique et donné le sens de l’intérêt général seront seuls capables de faire société ensemble. Autrement dit le vivre ensemble réclame que l’on s’élève au-dessus de soi, de sa culture particulière  1. »

La création de bibliothèques publiques aux États-Unis, au XIXe siècle, avait explicitement un même fondement. L’exercice du droit de vote, libéralement attribué entre tant de mains  2, doit être exercé par des citoyens conscients et informés. Les livres, et donc la bibliothèque, sont les outils de cette éducation. « Les livres étaient à la fois les catalyseurs et les guides pour l’esprit créatif qui gît dans tout être humain. Ils étaient la machinerie qui produirait des citoyens plus intelligents, mieux informés, utiles et respectables  3. » « Éclairez le peuple », demandait Thomas Jefferson. Et James Madison : « Un gouvernement populaire sans information pour le peuple, ni les moyens pour le peuple d’y avoir accès n’est qu’un prologue à une farce, à une tragédie ou les deux à la fois. Le savoir l’emportera toujours sur l’ignorance. »

Au moment où, après les attentats de janvier, le pays se mobilise (à quelques exceptions près) pour s’interroger, rappeler, clarifier, réaffirmer ce qui fait nos valeurs communes, ce qui rend possible notre volonté de vivre ensemble, il semble judicieux de s’interroger sur le rôle que les bibliothèques peuvent jouer dans cet exercice citoyen, au-delà des discours – avec un contrepoint américain.

Hypothèse : les bibliothèques sont des outils
de la vie politique

Une abondante littérature rend hommage au rôle formateur, libérateur, émancipateur des bibliothèques publiques françaises – même si ces textes n’ont pas la notoriété ni l’emphase des textes similaires aux États-Unis.

Des exemples, presque au hasard. En 1992, lors d’un colloque, Yannick Guin, alors adjoint à la Culture du maire de Nantes, posait cette exigence : « L’enfant est instruit non pour devenir un excellent consommateur, mais pour être en état d’exercer son jugement, afin d’être en mesure plus tard d’exercer ses droits et de remplir ses devoirs de citoyen. La bibliothèque est donc le lieu de la critique, des subversions, des refus (par exemple, de la société spectaculaire et marchande) et de la maîtrise des langages  4. »

Le Conseil supérieur des bibliothèques écrit : « La bibliothèque est un service public nécessaire à l’exercice de la démocratie. Elle doit assurer l’égalité d’accès à la lecture et aux sources documentaires, pour permettre l’indépendance intellectuelle de chaque individu et contribuer au progrès de la société » (Charte des bibliothèques, article 3, 1991).

Robert Damien souligne avec force que « la démocratie et la bibliothèque sont philosophiquement et politiquement inséparables » et rappelle que « la lecture (et le lecteur qui émerge de cette pratique savante) est bien la matrice du grand dessein des lumières : former le citoyen, par l’instruction  5 ».

Dans les années 2000, la formule « bibliothèque citoyenne » fait florès – un dossier du BBF y est consacré (2000, n° 5). Les bibliothèques, des bibliothèques, plutôt nombreuses et emblématiques, créent des « espaces citoyens », voulant marquer par là la prise en charge d’une fonction politique ou civique. Conçues comme des espaces d’information sur la vie publique, il semble que ces propositions se soient peu à peu banalisées pour devenir des « espaces d’actualité », où consulter la presse, les chaînes d’information ou internet. Un exemple parmi d’autres : la journée d’étude « L’information du citoyen en bibliothèque » (Rennes, 19 juin 2003) s’est focalisée sur les services d’actualité  6. Dérive sémantique.

Autre exemple de cette imprécision du vocabulaire, le rôle « citoyen » de la bibliothèque de Saint-Denis, vu par ses responsables, élus et bibliothécaire : « On peut dire que, historiquement, la bibliothèque est le lieu privilégié de l’exercice de la citoyenneté, tous les bibliothécaires le savent. Lieu des apprentissages, de la recherche intellectuelle, du débat démocratique, de la confrontation des idées, de la découverte des autres, du partage et du respect du bien public, elle ne peut échapper à la réflexion collective sur cette conception, affirmée publiquement, de la ville comme territoire dans lequel s’ancre une identité partagée. Le premier devoir citoyen de l’institution concerne bien évidemment les publics à desservir. Il ne suffit pas de dire “tous les publics”, et s’en tenir à cette seule formule. Mais travailler à la question de savoir ce que veut dire “tous les publics”, et quels moyens doivent être mis en œuvre pour toucher tout à la fois les lecteurs dits naturels et les autres, ceux qui en sont loin, pour toutes les raisons que nous connaissons bien  7. »

On le voit, le rôle politique de la bibliothèque se confond alors avec son statut de service public. Certes, la bibliothèque donne accès à des services et à des outils mais elle ne construit pas un ensemble cohérent tourné vers la vie publique de sa communauté – alors que dans les pays anglo-saxons, la bibliothèque est un vecteur de communication entre les citoyens et les élus (agenda, projets, prises de position…) voire, comme aux États-Unis, un lieu où l’on vote. Les bibliothèques y défendent fermement la liberté d’information, valeur éminemment politique. Dès 1940, les bibliothécaires américains (American Library Association, ALA) créent le « Intellectual Freedom Committee », qui s’est d’abord appelé d’un nom plus explicite : le « comité de la liberté d’information pour protéger les droits des usagers des bibliothèques à la libre investigation  8 ».

Pourtant, progressivement, les bibliothèques françaises assument plus clairement leur rôle politique. C’est manifeste si l’on regarde l’évolution de la principale association de bibliothécaires, l’ABF. Le code de déontologie de l’ABF, adopté en 2003, comprend dans son article 2 cet item : « Offrir aux usagers l’ensemble des documents nécessaires à sa compréhension autonome des débats publics, de l’actualité, des grandes questions historiques et philosophiques. » En 2012, à l’occasion des élections présidentielle et législatives, l’ABF publie un manifeste « La bibliothèque est une affaire publique », où l’on peut notamment lire que les bibliothèques sont « des lieux qui jouent un rôle irremplaçable pour faire société dans la vie d’aujourd’hui ». Le congrès 2013 de l’ABF a pour thème « La bibliothèque, fabrique du citoyen ». La présidente de l’ABF, Anne Verneuil, souligne que « les attentats contre Charlie Hebdo ont mis en évidence qu’il existait un réel déficit d’outils d’éducation à la citoyenneté en France. On a immédiatement pensé au rôle que pouvaient jouer les bibliothèques » (Livres Hebdo, 27 février 2015).

Ouvrant le congrès 2014, Aurélie Filipetti, ministre de la Culture, intervenant quelques jours après les élections européennes marquées par une forte poussée du Front national, colore son intervention d’un arrière-fond politique à la fois volontariste et alarmé : les bibliothèques sont, dit-elle, « un espace d’émancipation, d’apprentissage, de découverte, plus que jamais dans ces temps de montée de la xénophobie et du racisme ». « Il faut continuer à faire des bibliothèques des piliers de la démocratie  9. »

Autre acteur politique, Jérôme Guedj, président du conseil général de l’Essonne, suggère que les bibliothèques sont un outil pertinent pour entretenir « l’esprit du 11 janvier [2015] », en organisant rencontres et débats : « Quel meilleur lieu pour organiser ce renouveau de l’efflorescence que nos bibliothèques ? Dans l’immédiat, pour que la marche du 11 janvier ne s’arrête pas, que nous continuions tous les dimanches à penser, à réfléchir, à débattre ensemble, tous ensemble, avec des écrivains, des journalistes, des artistes, des cinéastes, des militants associatifs… En Essonne certes, mais aussi dans toute la France. Tous nos débats sur le dimanche ne pourraient-ils pas trouver leur épilogue en en faisant le jour de la liberté, après tout ? Quel meilleur lieu pour organiser ce renouveau de l’efflorescence démocratique que ces lieux de lumières que sont nos bibliothèques, là où chacun d’entre nous est invité dès le plus jeune âge à aiguiser sa curiosité intellectuelle, son goût du savoir et à élever son esprit par la connaissance ?  10 »

L’articulation entre bibliothèque et citoyenneté semble forte.

La conviction que la bibliothèque est politique semble forte.

Antithèse : les bibliothèques
ont horreur de la politique

Liaison forte dans les discours. Mais dans la réalité ?

L’analyste observe un évitement de la politique plutôt qu’une articulation forte. Car la bibliothèque a une position ambivalente : d’une part, elle revendique ce rôle civique, d’autre part, elle revendique un rôle d’entretien du lien social.

Dans le premier volet, elle assume le dissensus politique, via le pluralisme. Dans le second volet, elle cultive le vivre ensemble, ce qui rapproche et non ce qui sépare.

Acquérir des documents politiques ?

Les ouvrages politiques ont bien du mal à trouver leur place dans les collections des bibliothèques publiques. Pour des raisons plus ou moins bonnes (l’éphémère des documents publiés avant des élections, la difficulté à respecter réellement le pluralisme politique, la crainte de sembler prendre parti, le caractère agressif ou pamphlétaire de certains textes, etc.), les bibliothécaires sont souvent circonspects, voire timorés, dans la constitution d’un fonds politique contemporain – au-delà de l’histoire des idées ou des classiques de la science politique.

C’est qu’ils se souviennent dans leur mémoire collective de ce qui s’est passé à la fin des années 1990 dans les municipalités gérées par le Front national, à la bibliothèque d’Orange, bibliothèque dont le bibliothécaire disait qu’elle « doit être la vitrine idéologique de la municipalité », ou à Marignane le rapport d’inspection de la bibliothèque dénonçant « une stratégie politique qui prend la bibliothèque pour terrain et ses collections comme armes ». Le politique, voilà l’ennemi ?

L’évitement est paradoxalement prôné par des grands noms de la profession. Ainsi, Jean-Luc Gautier-Gentès, à propos de la censure exercée par les élus du Front national : « Les bibliothécaires doivent pouvoir refuser de droit d’acquérir les publications militantes. Par exemple, les journaux et programmes des partis […]. En ce qui me concerne, je serais pour poser une autre limite à l’acquisition des publications politiques et idéologiques. Le droit devrait être reconnu aux bibliothécaires de récuser celles qui prônent le racisme, l’antisémitisme, le meurtre. Je veux dire, même si la loi, qui réprime ce type de publications, ne les a pas frappées comme telles  11. » Contradiction dans le paradoxe, le même Jean-Luc Gautier-Gentès déplore ailleurs que les bibliothécaires pratiquent la « neutralité par le vide  12 ».

Paradoxe encore, analyse l’historienne américaine Jo Kibbee : « Les actions du Front national ont également engagé la profession dans un débat majeur sur la censure et la liberté intellectuelle, à un moment où les bibliothécaires se débattaient dans une situation paradoxale puisque, tout en dénonçant la censure idéologique exercée par le FN, ils justifiaient le rejet des documents de propagande et des écrits extrémistes  13. »

La volonté de pacifier le débat a, faut-il s’en étonner, basculé dans un « Pas d’histoire, pas de vague ». Plutôt que de tenter en vain d’atteindre un hypothétique pluralisme, abstenons-nous de tout achat d’ouvrages politiques. Au point de provoquer l’étonnement de certains bibliothécaires. Ainsi, R. R. : « Y aurait-il des bibliothèques ne pratiquant PAS l’exclusion systématique du livre politique du champ de leurs acquisitions ? Des collègues considérant que la plus large information des citoyens sur un sujet tout de même loin d’être mineur vaut bien chaque année quelques crédits et décimètres de rayonnages ? Des bibliothécaires convaincus que proposer aux lecteurs une offre de tous niveaux dans tous les domaines et sur tous supports, y compris éventuellement en parapsychologie, mais faisant l’impasse sur les livres d’actualité politique est une position intenable, tant au plan de nos missions purement professionnelles qu’à celui de la citoyenneté ? Merci à ceux qui démentent une pratique paresseuse trop souvent constatée de m’en informer  14. » Ainsi, F. S., en réponse (17 janvier 2015) à un post sur le blog de Dominique Lahary : « Mais il faut oser dire que l’autocensure existe encore beaucoup dans nos rangs, que bon nombre de bibliothécaires encore évitent tout conflit potentiel avec les élus et les usagers ou ne sont tout simplement pas conscients des enjeux du “vivre ensemble” qui ne se résume pas à : l’entrée est libre et gratuite à tous. Entendu par exemple au congrès un bibliothécaire dire à propos de ces fameux albums sur l’homoparentalité que son élu décidait de mettre sur une étagère haute : “Je suis fonctionnaire, je ne vais pas m’opposer.” Heureusement, d’autres comme en Plaine Saint-Denis organisent des malles Égalitée et des débats dans la cité, courageusement  15. »

L’horreur des désaccords nous conduit à ne plus parler de ce qui nous importe  16. Jacques Rancière, désabusé (ou lucide), y voit « la fin de la politique », c’est-à-dire à la fois « la fin de la promesse et la fin de la division » : la fin de la promesse, c’est l’absence de futur, « un exercice politique entièrement au présent », et la fin de la division, c’est « le libre déploiement d’une force consensuelle adéquate au libre déploiement apolitique de la production et de la circulation  17 ».

Les bibliothèques seraient-elles apolitiques – ou post-politiques ?

Des « bibliothèques tranquilles et accueillantes »

La bibliothèque publique est un espace public ouvert, accueillant, un lieu où la population est virtuellement rassemblée, au-delà des âges, des diplômes, des revenus, des cultures, des convictions, des goûts…

Pierre Riboulet (architecte de la bibliothèque municipale de Limoges) : « À Limoges, j’ai pensé la bibliothèque comme un seul volume. C’est peut-être toujours le syndrome de la Nationale : on se dit qu’on va dans une bibliothèque pour être dans une belle salle, une salle unique d’une certaine façon, dans la mesure où ce dont on a le plus besoin aujourd’hui dans la société où nous vivons, c’est cette recherche, cette rencontre de l’unité, parce qu’on est dans un univers tellement éclaté, tellement dispersé, tellement séparé. Alors, il me semble que la bibliothèque est l’endroit de l’unité, comme le livre est un endroit d’unité aussi  18… » Cette fonction de rassemblement est également revendiquée par les élus. Yves Marchand, maire de Sète : « La grande mutation de la bibliothèque est d’être devenue un lieu de rencontres. La possibilité offerte aux usagers de se retrouver à la bibliothèque pour une activité culturelle commune en a fait un lieu de rassemblement  19. »

On comprend aisément que ce volet fédérateur, apaisant, œcuménique, soit difficilement compatible avec la présence de certains documents considérés comme offensants pour/par une partie de la communauté desservie. Aux États-Unis, Ann Symons, alors President-elect de l’ALA, reconnaissait que l’accès à des documents pornographiques (sexually explicit) ou haineux (hate speech) dans les bibliothèques publiques, via internet, pose un problème : « Notre soutien déterminé à une valeur, la liberté d’information, est en conflit avec notre valeur de répondre aux souhaits de la communauté et avec la valeur sociale de créer des bibliothèques tranquilles et accueillantes », et elle s’interroge : « Devons-nous avoir une hiérarchie de valeurs ?  20 »

En contrepoint, au-delà des bibliothèques, cette affirmation de Michel Houellebecq : « La liberté d’expression est la liberté de communiquer une œuvre de l’esprit à d’autres esprits […]. La liberté d’expression n’a pas à s’arrêter devant ce que tel ou tel tient pour sacré, ni même à en tenir compte. Elle a le droit de jeter de l’huile sur le feu. Elle n’a pas vocation à maintenir la cohésion sociale, ni l’unité nationale ; le vivre ensemble ne la concerne nullement  21. »

Cette question s’est posée régulièrement dans les bibliothèques françaises, par exemple lors de la publication de la traduction française des Versets sataniques de Salman Rushdie  22, ou à propos des ouvrages de Renaud Camus ou même Plateforme de Houellebecq. Une directrice de bibliothèque expliquait alors qu’elle n’achèterait pas Plateforme : « Je ne le proposerai pas au public à cause des propos intolérables de l’auteur qui sont en opposition complète avec tout notre travail ici » (Livres Hebdo, 28 septembre 2001). Les attentats contre Charlie Hebdo ont ranimé ce débat, les « caricatures de Mahomet » étant dans certaines bibliothèques considérées comme l’affirmation emblématique de la liberté d’expression, alors que d’autres les considèrent comme offensantes pour une partie du public.

La liberté d’expression, oui mais ? La liberté d’expression, mais pas trop ?

« Le pluralisme est un humanisme », affirme Martine Poulain en résumant le débat : « Les bibliothécaires sont partagés entre deux tentations. Faut-il, au nom du pluralisme, voire au nom de la démocratie, ou encore au nom de la liberté du lecteur et de sa capacité à juger, accepter toutes les publications dans la bibliothèque, y compris celles qui nous répugnent, qui sont contraires aux principes mêmes sur lesquels s’est constituée la bibliothèque publique ? Ou faut-il revendiquer le fait que la bibliothèque n’est pas un kiosque, que sa collection et sa politique d’acquisition s’appuient sur un certain nombre de principes et de valeurs, qui la conduisent à refuser certaines publications, telles Présent, National Hebdo ou Minute ?  23 »

Encadrer la liberté d’information ? Selon quel cadre ? Celui de la majorité (du moment) ? Quelle liberté pour les minorités d’opinion ou de goût ? Quelle liberté pour les individus ? Une minorité, résume l’analyste Michael Gorman, peut ne se composer que d’une personne (« des minorités aussi petites qu’une personne »). Toute tentative d’élaborer des politiques documentaires standardisées ne peut qu’aller à l’encontre des droits des minorités : « Examinons l’idée que les collections dans les petites bibliothèques comme dans les petites communautés devraient être encadrées par des “community standards”. Une bibliothèque publique dans une petite ville doit servir les habitants de la ville, mais sa politique d’acquisitions devrait-elle être basée sur les opinions de la majorité (comme c’est suggéré dans leurs “community standards”) et alors prétendre empêcher un jeune usager de la bibliothèque de lire L’Attrape-Cœurs ?  24 » La tyrannie de la majorité, disait Tocqueville.

Conclusion sans synthèse

Ce rôle moral que les bibliothécaires français se résignent à jouer (en respectant « un certain nombre de principes et de valeurs ») est doublement biaisé : il est subjectif et n’aboutit le plus souvent qu’à une position de retrait (« la neutralité par le vide »). Dans les années 2000, une nouvelle doxa voyait l’avenir des bibliothèques dans le divertissement (les jeux vidéo, les mangas, la réponse à la demande). Parallèlement, l’ABF, lors de son centenaire, insistait sur la bibliothèque comme « forum dans la cité ». Ces deux courants alimentent depuis longtemps la culture professionnelle des bibliothécaires : un courant qui valorise le « rôle social » de la bibliothèque et l’accès à ses services et ressources, un courant qui valorise le rôle politique, civique, éducatif de la bibliothèque. Le poids respectif de ces deux courants serait-il en train de changer ?

Début 2014, certaines bibliothèques publiques ont été l’objet d’accusations, investigations, pressions de la part du « Salon beige », épigone du Printemps français, à propos de la présence dans leurs collections d’ouvrages pour la jeunesse traitant de l’homoparentalité ou au contenu « inapproprié », tel le célèbre Tous à poil !

Cet épisode a été médiatiquement mieux traité que les épisodes précédents : des articles, tribunes ou billets dans le Monde, Mediapart, le Huffington Post, L’Express, Libération, Télérama, le Figaro, les Échos, le Soir, etc. Oui, mais : était-ce en défense de la liberté d’expression dans les bibliothèques ou pour rire de Jean-François Copé  25 ? Au-delà des prises de position officielles (la ministre de la Culture  26, l’ABF, le SNE, le SLF,…), les bibliothèques ont servi de terrain (de prétexte ?) plutôt que de sujet.

Et maintenant ? En quoi les attentats contre Charlie Hebdo peuvent-ils changer la donne ? Les bibliothèques se doivent d’accompagner la mobilisation autour des valeurs communes, autour du vivre ensemble, autour de la liberté d’expression, autour des sujets qui dérangent (le mariage pour tous, le droit à l’avortement, la laïcité, l’échec scolaire, la crise de la représentation, les quartiers ghettos…), ne serait-ce qu’en encourageant, permettant, suscitant, organisant accès à l’information, débats, discussions et réflexion. Les bibliothèques doivent défendre fermement, en actes et en paroles, la liberté d’expression et ne pas renoncer à acheter des documents « qui dérangent ». Les bibliothèques doivent s’abonner à Charlie Hebdo (beaucoup ont souscrit récemment un abonnement militant).

Deux bibliothécaires, Philippe Charrier et Dominique Lahary, ont récemment créé un blog pour appeler à des initiatives communes  27 : « L’événement nous oblige à dépasser nos habitudes de pensée et à ouvrir de nouvelles voies d’action. » Saura-t-on relever le défi ?

Les bibliothèques vont-elles retrouver un rôle politique ? Ou vont-elles préférer la tiédeur bien-pensante ? De ce point de vue là, comme de nombreux autres, elles sont à la croisée des chemins.

  1. (retour)↑   Denis Meuret, « Petites propositions pour diminuer la compréhension vis-à-vis des djihadistes dans nos écoles », L’Expresso, Le Café pédagogique, 27 janvier 2015.
  2. (retour)↑  Rappelons cependant que les Noirs ni les femmes, alors, ne votent.
  3. (retour)↑  Sidney Ditzion, Arsenals for a Democratic Culture : a Social History of the American Public Library Movement in New England and the Middle States from 1850 to 1900, Chicago, ALA, 1947.
  4. (retour)↑  La bibliothèque dans la cité, BPI, 1993.
  5. (retour)↑  Le conseiller du Prince, PUF, 2003.
  6. (retour)↑  Annie Le Saux, « Information du citoyen en bibliothèque », BBF, 2003, n° 6. En ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2003-06-0101-010
  7. (retour)↑  Patrick Braouzec, Madeleine Deloule et Luc Matray, « Bibliothèque et citoyenneté », BBF, 2000, n° 5. En ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2000-05-0062-005
  8. (retour)↑  « Committee on Intellectual Freedom to Safeguard the Rights of Library Users to Freedom of Inquiry » cf. Louise Robbins, Censorship and the American Library : The American Library Association’s response to Threats to Intellectual Freedom (1939-1969), Greenwood Press, 1996.
  9. (retour)↑  Anne-Marie Bertrand, « 60e congrès de l’ABF », BBF, 2014, n° 2. En ligne : http://bbf.enssib.fr/tour-d-horizon/60e-congres-de-l-abf_64617
  10. (retour)↑  Marianne, 28 janvier 2015.
  11. (retour)↑  Jean-Luc Gautier-Gentès, « Vocation encyclopédique des bibliothèques et pluralisme », Bulletin d’informations de l’ABF, n° 178, 1998.
  12. (retour)↑  « Bibliothèques publiques et laïcité : de la neutralité au pluralisme ? », Bibliothèques, n° 11-12, 2003.
  13. (retour)↑  Jo Kibbee, « Aux armes citoyens ! Les bibliothèques publiques françaises face à l’extrême droite », BBF, 2004, n° 6. En ligne : http://bbf.enssib.fr/consulter/bbf-2004-06-0010-002
  14. (retour)↑  Message de R. R. sur la liste biblio-fr, 6 novembre 2004. Il me disait n’avoir reçu que deux réponses à ce message, toutes deux hors sujet.
  15. (retour)↑  La malle Égalitée a été créée par le réseau des bibliothèques de Plaine Commune. De nombreuses bibliothèques organisent des débats sur des sujets d’actualité, dont des sujets politiques, comme la BPI, les BM de Lyon, de Rennes ou de Bordeaux, par exemple.
  16. (retour)↑  Je livre ici la belle liste de ce qui nous importe, selon Salman Rushdie : « Les fondamentalistes croient que nous ne croyons en rien. Dans leur vision du monde, ils ont des certitudes absolues, alors que nous nous vautrons dans des plaisirs corrompus. Pour prouver qu’ils ont tort, nous devons savoir pourquoi ils ont tort. Nous devons nous mettre d’accord sur ce qui est le plus important : les baisers en public, les sandwiches au bacon, les désaccords, la mode d’avant-garde, la littérature, la générosité, l’eau, une distribution plus équitable des richesses dans le monde, les films, la musique, la liberté de penser, la beauté, l’amour » (Libération, 3 novembre 2001).
  17. (retour)↑  Jacques Rancière, Aux bords du politique, La Fabrique, 1998.
  18. (retour)↑  Cité dans : Anne-Marie Bertrand, Anne Kupiec, Ouvrages et volumes : architecture et bibliothèques, Éditions du Cercle de la Librairie, 1997 (Bibliothèques).
  19. (retour)↑  La Bibliothèque dans la cité, op. cit.
  20. (retour)↑  Ann Symons, Carla Stoffle, « When Values Conflict », American Libraries, May 1998.
  21. (retour)↑  Les Inrockuptibles, 14 janvier 2015.
  22. (retour)↑  Christian Bourgois, 1989. Certains décidant de l’acheter pour soutenir Rushdie, son éditeur et la liberté d’expression ; d’autres décidant de ne pas l’acheter (ou laissant les choses traîner en longueur) au motif de ne pas heurter les lecteurs musulmans.
  23. (retour)↑  Martine Poulain, « Une grande qualité des débats », Bulletin d’informations de l’ABF, n° 175, 1997.
  24. (retour)↑  Michael Gorman, The Enduring Library : Technology, Tradition and the Quest for Balance, ALA, 2003.
  25. (retour)↑  Son intervention sur LCI le 9 février 2014, où il feuilletait, indigné, l’album, est en ligne sur Dailymotion.
  26. (retour)↑  « La France ne tolère pas les tentatives de censure de ces lieux-phares de la République que sont les bibliothèques, berceau de la connaissance et du savoir, ni les attaques contre leurs professionnels irréprochables, dont les règles d’éthique professionnelle sont d’ailleurs inscrites dans le Manifeste de l’Unesco sur la bibliothèque publique. Je réaffirme mon soutien le plus absolu au personnel des bibliothèques et aux élus locaux qui doivent faire face à ces agressions » (communiqué du 10 février 2014).
  27. (retour)↑  https://bibliothequesmaisonscommunes.wordpress.com/