Liberté j’écris ton nom

Je suis Charlie, juif, flic, musulman, mais surtout républicain

Martine Poulain

L’histoire de la liberté de l’écrit en France se déploie dans les marges tracées par la législation et la censure. Politique, bonnes mœurs, religion constituent la trilogie récurrente de l’interdit et de la répression. Les questions de la liberté d’expression et de ses limites mises en avant par les évènements de janvier 2015 en sont un enjeu majeur et plus que jamais actuel.

The history of the freedom of expression in France can be read in the country's history of legislation and censorship. Politics, morality, and religion are the three recurrent strands of prohibition and repression. The limits of the freedom of expression, so shockingly foregrounded by the January 2015 attacks, are a major social issue that has never been more relevant.

Ces livres font la promotion de l’infidélité et appellent à désobéir à Allah. (Un combattant de Daech à propos de la bibliothèque de Mossoul en janvier 2015.)

L’homme est né libre et partout il est dans les fers.(Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social.)

Les 7 et 9 janvier derniers, 17 personnes étaient sauvagement assassinées par des terroristes islamistes français, les unes parce qu’elles auraient insulté le Prophète avec leurs crayons, les autres parce qu’elles étaient juives, les dernières dans l’exercice de leur fonction de policier. Les meurtres sont liés : la haine de la liberté d’expression et l’antisémitisme (quand bien même il se dissimule sous « l’antisionisme  1 ») relèvent ici d’une seule et même idéologie terroriste, dont la guerre sainte/djihad entend conduire à la domination du califat et de sa charia sur le monde entier.

Recourir au terme de « censure » pour qualifier ces meurtres serait donc particulièrement inadéquat, voire coupable, car même la censure la plus rude s’est rarement accompagnée de meurtres, si l’on excepte les pratiques des régimes totalitaires au XXe siècle et celles de l’Église catholique entre les XIe et XVIe siècles. Pour autant, ces assassinats posant aussi la question de la liberté d’expression et de ses limites, il est utile de rappeler la législation française actuelle concernant l’écrit et d’évoquer un certain nombre de cas récents, avant de revenir sur le retour fracassant de la censure islamiste meurtrière, qui prend la religion pour otage et masque d’une entreprise dictatoriale.

La liberté de l’écrit en France : la loi

Après des siècles de censure préventive, qui contraignait auteurs et éditeurs à présenter aux représentants de l’État (et longtemps de l’Église) leurs manuscrits a priori, avant publication, la loi du 29 juillet 1881 fonde la liberté de la presse. Elle supprime au passage définitivement le délit de blasphème, que la Révolution avait une première fois aboli. Mais elle prévoit nombre d’interdits, qui seront évolutifs au cours du temps et des craintes sociales.

Une étude du dispositif législatif se doit de distinguer deux modes d’exercice de l’interdit. Le premier passe par des poursuites judiciaires effectuées pour non-respect de la loi. Pour contestables que puisse être éventuellement le texte de la loi, le motif des poursuites et les jugements rendus, l’exercice judiciaire garantit l’existence d’un débat public, au cours duquel différentes interprétations de la loi et des textes poursuivis peuvent se confronter. Le second type d’interdiction est exercé par le seul pouvoir exécutif, qu’il prenne ou non l’avis d’une commission consultative : ainsi la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse permet au ministère de l’Intérieur d’interdire certains écrits aux mineurs, mais aussi d’interdire la promotion de tous écrits auprès de tous publics. Bien que ne concernant plus depuis 1988 que les publications jugées dangereuses « en raison du caractère licencieux ou pornographique, ou de la place faite au crime ou à la violence, à la discrimination ou à la haine raciale, à l’incitation, à l’usage, à la détention ou au trafic de stupéfiants », cette loi existe toujours. Il y a là une grande différence entre les dispositifs français et ceux d’autres pays européens ou des États-Unis, qui ne pratiquent pas la censure d’État et n’ont pas nécessairement émis de clauses législatives restrictives à la liberté d’expression, laissant à la société civile, fut-ce sous la pression de ses inconscients, de ses fantasmes ou de sa versatilité, le soin d’appliquer, via le recours à la Justice, les principes fondateurs qu’elle s’est forgée.

Ainsi, selon l’état actuel de la loi de 1881 et l’actualisation du Code pénal de 2013, toute expression publique (« discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures, emblèmes, images ou tout autre support de l’écrit, de la parole ou de l’image ») peut être condamnée si elle a « directement provoqué » aux infractions suivantes : atteintes volontaires à la vie, à l’intégrité de la personne et agressions sexuelles ; vols, extorsions, destructions, dégradations et détériorations volontaires dangereuses pour les personnes ; crimes et délits portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation ; apologie des crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou crimes et délits de collaboration avec l’ennemi, du terrorisme ; provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Peuvent être poursuivies également les atteintes aux personnes, privées en cas de diffamation ou injure, publiques en cas de diffamation des cours, tribunaux, armées de terre, de mer ou de l’air, corps constitués et administrations publiques, du président de la République, des ministres, élus, d’un juré ou un témoin, etc. ; diffamation envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, une personne ou un groupe de personnes en raison de leur sexe, de leur orientation ou identité sexuelle ou de leur handicap. Et le Code pénal de fixer le type d’amende et/ou de condamnation. La loi du 29 juillet 1939 sur la famille et la natalité françaises, qui permettait la poursuite de toute publication, dessin, affiche, etc., contraire aux bonnes mœurs, très utilisée, notamment dans les années 1970, a été remplacée dans le nouveau Code pénal par la possibilité de poursuivre tout « message à caractère violent ou pornographique portant atteinte à la dignité humaine ».

L’arsenal est donc assez complet, qui vise à protéger la République de nombreux dangers.

Religion, politique, bonnes mœurs :
la trilogie de l’interdit

L’histoire récente de la censure du livre, de la presse, du film, de l’internet a été partiellement étudiée  2. Religion, politique, bonnes mœurs : telle a toujours été la trilogie de l’interdit de l’écrit, aujourd’hui comme hier. Selon les périodes et les régimes, l’accent est mis sur l’une, l’autre, ou les trois, certains, comme les islamistes aujourd’hui, s’attaquant aux trois, au nom de l’une, la religion.

Politique

Du côté du politique, la censure d’État a conduit le ministère de l’Intérieur à interdire et/ou à poursuivre des livres opposés à sa politique en des moments sensibles de l’histoire française du second XXe siècle, en des termes supposés représenter un trouble à l’ordre public : les contestations de ses choix lors de la décolonisation (associée pour certains à une main mise moins frontale, mais non moins forte, de la France sur ses anciennes colonies), la guerre d’Algérie (qui ne pouvait être appelée par son nom, mais désignée par les « événements d’Algérie », au cours desquels l’usage de la torture, pourtant effectif, fut durablement dénié), Mai 1968 et ses supposées inspirations étrangères où ses tendances les plus subversives, les publications anti-impérialistes radicales, furent souvent interdites.

L’Algérie hors la loi de Francis et Colette Jeanson, paru aux éditions du Seuil fin 1955, La question d’Henri Alleg, premier livre de dénonciation de la torture par quelqu’un qui l’avait subie, publié par Jérôme Lindon aux éditions de Minuit début 1958, La gangrène, ouvrage collectif chez le même éditeur en 1959, sont saisis. En 1961, douze livres sont saisis et interdits (cinq des éditions de Minuit, sept des éditions Maspero). Au total, 24 livres au moins, sans compter les journaux ou revues, qui parfois republient des extraits de ces livres, tel Témoignage chrétien. Tous ces ouvrages sont poursuivis sous différents chefs d’inculpation prévus par la loi de 1881 : provocation des militaires à la désobéissance, atteinte à la sûreté de l’État, provocation à l’insoumission, provocation à la désertion, ou plus souvent encore en vertu de l’état d’urgence décrété en Algérie. Seul Le déserteur fait l’objet d’un procès en décembre 1961. Les poursuites sont levées avec la loi d’amnistie du 22 mars 1962  3. D’autres ouvrages inquiètent alors au fil des ans le gouvernement, qui l’accusent des pires retournements envers les partisans de l’Algérie française, et s’en prennent à un de Gaulle « putschiste ». La guerre d’Algérie reste un sujet sensible, notamment quand l’écriture qui s’en empare a recours à des formes littéraires apparemment plus éloignées de leur objet mais d’autant plus radicales, qui les rendent encore plus insupportables à certains, tel le livre de Pierre Guyotat, Tombeau pour cinq cent mille soldats, paru en 1967 chez Gallimard.

Si les conflits entre le gouvernement et l’extrême gauche durant mai 1968 se sont surtout exprimés dans la rue et ont pu entraîner des interdictions de groupes politiques et de revues qui leur étaient liées, certains livres ont été au centre de ces tensions, notamment ceux ayant trait à l’ordre public ou mettant en cause le comportement de la police. Les interdictions de ces publications subversives par le ministère de l’Intérieur sont peu nombreuses, mais ce dernier veut souvent engager des poursuites, pendant que le ministère de la Justice est enclin à tempérer et pose souvent la question de leur « opportunité », par exemple quand il s’agit en 1970 d’inculper Jean-Paul Sartre, préfacier des Minutes du procès Geismar, paru aux Éditions de l’Idiot international de Jean-Edern Hallier, car « il conviendrait assurément de se garder du grief de chercher à enchaîner la pensée d’un penseur illustre  4 ».

La contestation anti-impérialiste des années 1970 est surtout portée par des livres publiés par François Maspero, dont la revue Tricontinental est très souvent interdite par le ministère de l’Intérieur. Saisies et inculpations se succèdent de 1969 à 1971, concernant aussi des livres dénonçant la corruption de certains régimes africains autoritaires. François Maspero est condamné à de lourdes peines d’amende et de prison, au point que la solidarité d’autres éditeurs et auteurs commence à se manifester  5.

À partir de 1975, les interdits ou les poursuites pour motifs politiques sont moins nombreux, sans disparaître. Souvent consensuelles et tacitement approuvées par le corps social, elles concernent quelques publications révisionnistes, niant les crimes contre l’humanité commis durant la Seconde Guerre mondiale et, à partir des années 1990, des livres « violemment anti-occidentaux », incitant « à la haine raciale », antisémite, faisant « l’apologie des actes de terrorisme » et visant cette fois les premiers écrits islamistes traduits en français, émanant par exemple du Groupe islamique armé algérien.

Obscénité

Du côté des mœurs, le décalage entre la loi, les pouvoirs exécutif et judiciaire et la société est tout aussi important à partir des années 1960. L’époque est à la remise en cause des relations entre les sexes, à la libération des femmes, à l’affirmation du droit à l’homosexualité, aux tendances libertaires en tout genre. Le pouvoir politique, lui, défend les valeurs qui lui semblent également menacées au plan moral et familial, en usant du fameux article 14 de la loi de protection de la jeunesse de 1949, qui lui permet aussi d’interdire toute exposition publique des livres pour adultes s’ils sont susceptibles de choquer la jeunesse, ou de la loi de 1939. Et les éditeurs sont largement divisés sur les questions de mœurs. Jean-Jacques Pauvert – qui publie les œuvres complètes de Sade –, Maurice Girodias – qui publie par exemple Lolita de Nabokov –, Claude Tchou, Éric Losfeld, Régine Déforges, André Balland voient leurs livres interdits soit totalement, soit partiellement (l’interdiction à l’affichage interdisant toute promotion, ces livres ne peuvent se vendre), sont poursuivis et condamnés : Jean-Jacques Pauvert sera soumis au dépôt préalable, condamné « vingt ou trente fois  6 » et déchu de ses droits civiques ; au moins 30 livres des éditions du Terrain vague d’Éric Losfeld seront interdits à l’affichage. De même pour Régine Déforges. Des publications sur l’homosexualité sont poursuivies comme, en 1973, La grande encyclopédie des homosexualités. Trois milliards de pervers, numéro spécial de la revue Recherches, dirigée par Félix Guattari.

Il faut attendre l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1975 pour que la permissivité se fasse place et que le décalage entre la société et les pouvoirs exécutif et judiciaire soit moins patent. Sans que pour autant les lois de 1949 et 1939 soient abrogées. Les consensus entre pouvoirs et société depuis les années 1980 sont plus fréquents que les dissensus. Non que les interdits administratifs ou les poursuites contre l’écrit imprimé soient abolis. Mais ils font moins scandale et sont moins contestés, parce que concernant des publications ouvertement pornographiques, rendant plus sensibles quelques affaires qui semblent d’un autre âge. Jusqu’à ce que l’arrivée de l’internet conduise à des mutations sensibles de l’industrie pornographique, rendant d’autant plus vaines les tentatives de censure.

Le grand retour de la religion,
une entreprise politique

En septembre 1988 paraissent en Grande-Bretagne Les versets sataniques de Salman Rushdie. Très rapidement, le livre est interdit en Inde, au Pakistan, en Arabie saoudite. Le 14 février 1989, l’imam Khomeiny, chef du gouvernement islamiste de Téhéran, lance une fatwa contre l’auteur, ses éditeurs et toute personne liée à l’édition des Versets sataniques. Cet appel international au meurtre d’un écrivain n’est pas seulement une nouvelle atteinte à la liberté d’expression. Il est beaucoup plus. Il est violation du droit international, menace directe contre les démocraties et leurs citoyens, leurs lois, leurs pratiques et leurs valeurs. Il est affirmation qu’un écrivain et ses lecteurs sont, pour toujours, assignés à leur religion et à leur communauté d’origine, ici à un Islam fait islamisme. Il inaugure le cycle, de plus en plus violent et internationalisé, qui conduit aux assassinats des 7 et 9 janvier 2015.

Manifestations et appels au meurtre se succèdent en Inde, au Pakistan, au Bangladesh, occasionnant blessés et morts parmi les manifestants, pour la plupart analphabètes n’ayant pas lu le livre. Des manifestations se déroulent aussi dans nombre de pays européens : les Versets sataniques sont brûlés publiquement à Bradford, au Royaume-Uni, en janvier 1989. Au cours des années qui suivent, les traducteurs italien et japonais, l’éditeur norvégien des Versets sataniques, des personnalités musulmanes ayant exprimé des réserves sur la fatwa, sont blessés ou tués. Le livre, publié en France par Christian Bourgois soutenu par le ministère de la Culture et dix-neuf éditeurs, sort le 19 juillet 1989. Huit associations musulmanes en demandent la saisie et l’interdiction, au motif qu’il constitue « vis-à-vis de la deuxième communauté religieuse de France une atteinte grave aux convictions religieuses, ainsi qu’une offense à des valeurs sacrées », susceptibles de conduire « à des troubles de l’ordre public ». Une demande déboutée par le Tribunal de Paris, qui argue du caractère fictionnel de l’œuvre et souligne que « si certains passages des Versets sataniques venaient à être lus par un croyant et étaient de nature à le heurter et à lui donner le sentiment d’être atteint dans sa foi, force est de constater que personne ne se trouve contraint de lire un livre  7 ». En 1994, c’est Taslima Nasreen, écrivaine bangladaise, qui est l’objet d’une fatwa pour son livre La honte, et contrainte à s’exiler en Inde puis en Scandinavie où elle est toujours menacée.

En août 2001, Michel Houellebecq, interviewé par la revue Lire à propos de son livre Plateforme, déclare : « la religion la plus con, c’est quand même l’islam », évoquant même une haine à son égard. Les protestations contre ces propos sont nombreuses, Houellebecq se défendant absolument de tout racisme. La Fédération des associations musulmanes de France et la Ligue islamique mondiale, les mosquées de Paris et Lyon portent plainte en décembre 2001 contre l’écrivain (et non contre le roman), pour injure raciale et incitation à la haine en raison d’une appartenance religieuse. Houllebecq est relaxé en février 2002, le tribunal estimant qu’il avait critiqué une religion et non incité à la haine raciale.

Le 11 septembre 2001, les attentats suicides d’Al-Qaïda contre les États-Unis entraînent la destruction des tours jumelles du World Trade Center, atteignent le Pentagone et font 2 977 morts. Ils sont cités dans cet article parce qu’ils inaugurent le début de la guerre que les divers groupes islamistes vont livrer aux démocraties et, le cas de l’Afrique ou du Yémen le montre aujourd’hui, à tout ce qui échappe à leur pouvoir. Lors de ces attentats, Charlie Hebdo, alors dirigé par Philippe Val, se désolidarise de ceux qui, par anti-américanisme, n’ont pas condamné les islamistes. Le 2 novembre 2004, Théo Van Gogh, réalisateur hollandais, est assassiné par balles et partiellement décapité par un islamiste pour propos « islamophobes » dans son film Soumission, coécrit avec Ayaan Hirsi Ali, femme politique somalienne et néerlandaise, qui sera elle-même menacée de mort, signataire en 2006 du Manifeste des 12 (voir encadré ci-dessous). Sur le corps du réalisateur, l’assassin laisse une lettre de menaces contre les pays occidentaux et les Juifs.

Le manifeste des douze – « Ensemble contre le totalitarisme » février 2006

« Après avoir vaincu le fascisme, le nazisme et le stalinisme, le monde fait face à une nouvelle menace globale de type totalitaire : l’islamisme. Nous, écrivains, journalistes, intellectuels, appelons à la résistance au totalitarisme religieux et à la promotion de la liberté, de l’égalité des chances et de la laïcité pour tous.

Les événements récents, survenus à la suite de la publication de dessins sur Mahomet dans des journaux européens, ont mis en évidence la nécessité de la lutte pour ces valeurs universelles. Cette lutte ne se gagnera pas par les armes, mais sur le terrain des idées. Il ne s’agit pas d’un choc des civilisations ou d’un antagonisme Occident-Orient, mais d’une lutte globale qui oppose les démocrates aux théocrates.

Comme tous les totalitarismes, l’islamisme se nourrit de la peur et de la frustration. Les prédicateurs de haine misent sur ces sentiments pour former les bataillons grâce auxquels ils imposeront un monde encore liberticide et inégalitaire. Mais nous le disons haut et fort : rien, pas même le désespoir, ne justifie de choisir l’obscurantisme, le totalitarisme et la haine. L’islamisme est une idéologie réactionnaire qui tue l’égalité, la liberté et la laïcité partout où il passe. Son succès ne peut aboutir qu’à un monde d’injustices et de domination : celle des hommes sur les femmes et celle des intégristes sur les autres. Nous devons au contraire assurer l’accès aux droits universels aux populations opprimées ou discriminées.

Nous refusons le « relativisme culturel » consistant à accepter que les hommes et les femmes de culture musulmane soient privés du droit à l’égalité, à la liberté et à la laïcité au nom du respect des cultures et des traditions.

Nous refusons de renoncer à l’esprit critique par peur d’encourager l’« islamophobie », concept malheureux qui confond critique de l’islam en tant que religion et stigmatisation des croyants.

Nous plaidons pour l’universalisation de la liberté d’expression, afin que l’esprit critique puisse s’exercer sur tous les continents, envers tous les abus et tous les dogmes. Nous lançons un appel aux démocrates et aux esprits libres de tous les pays pour que notre siècle soit celui de la lumière et non de l’obscurantisme. »

Signataires

Ayaan Hirsi Ali [femme politique somalienne et néerlandaise menacée de mort], Chahla Chafiq-Beski [écrivaine iranienne réfugiée en France], Caroline Fourest [essayiste et journaliste], Bernard Henry-Lévy [écrivain], Irshad Manj [écrivaine et journaliste canadienne d’origine ougandaise menacée de mort], Maryam Namazie [femme politique et écrivaine iranienne réfugiée en Grande-Bretagne], Mehdi Mozaffari [professeur de sciences politiques iranien réfugié au Danemark], Taslima Nasreen [écrivaine bangladaise menacée d’une fatwa depuis 1993], Salman Rushdie [écrivain britannique d’origine indienne menacé d’une fatwa depuis 1989], Antoine Sfeir [journaliste et politologue francais d’origine libanaise], Philippe Val [journaliste], Ibn Warraq [pseudonyme d’un écrivain américain d’origine indo-pakistanaise].

    Charlie Hebdo et les caricatures de Mahomet

    Le 30 septembre 2005, le quotidien danois conservateur Jyllands-Posten publie douze caricatures de Mahomet, illustrant un article consacré à l’autocensure et à la liberté de la presse 8. Les dessinateurs sont menacés de mort. Le 1er février 2006, France-Soir publie les caricatures, et son directeur est limogé le lendemain par le propriétaire du journal. Le 8 février 2006, Charlie Hebdo publie à son tour les dessins, en ajoutant un dessin de Cabu en couverture, titré « Mahomet débordé par les intégristes. C’est dur d’être aimé par des cons ». « J’ai vu les dessins, c’est énormément de bruit pour pas grand-chose. En France, je parle pour Charlie, on a publié des représentations du prophète qui étaient beaucoup plus choquantes que ce qui a été publié au Danemark. […] À Charlie, avant qu’on soit embêtés par les musulmans intégristes, on a eu affaire à l’extrême droite catholique. Ça s’est terminé normalement devant les tribunaux, ils ont perdu et voilà. Ils attaquent pour tester en espérant gagner et que la législation change. Les juifs, on doit constater qu’ils ne nous font pas chier. Dans Charlie, on traite surtout de l’Église catholique parce qu’elle est encore très majoritaire », explique Charb à Libération en 2007  9. Trois associations islamiques, dont l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), sont déboutées de leur plainte pour injures publiques à l’égard d’un groupe de personnes en raison de leur religion. Selon la Cour d’appel, le dessin qui représentait Mahomet portant une bombe dans son turban était « pris isolément, de nature à outrager les adeptes de cette religion (l’islam) […] Mais les juges estiment que le contexte et les circonstances de sa publication dans le journal Charlie Hebdo, apparaissent exclusifs de toute volonté délibérée d’offenser directement et gratuitement l’ensemble des musulmans et que les limites admissibles de la liberté d’expression n’ont donc pas été dépassées  10 ». Un appel à soutenir Charlie Hebdo est publié dans Libération (voir encadré ci-dessous).

    « Nous soutenons Charlie Hebdo » – Appel publié dans Libération du 5 février 2007

    À l’occasion du procès des caricatures, qui s’ouvre mercredi, il faut rappeler le droit de critiquer toutes les religions et leurs symboles.

    Le procès qui s’ouvre au tribunal de grande instance de Paris du 7 au 8 février 2007 est d’une extrême importance. Charlie Hebdo est poursuivi pour avoir republié les dessins danois du Jyllands Posten sur Mahomet.

    Dans un contexte où des intégristes menaçaient de mort quiconque osait soutenir les journaux et pays pris pour cibles, ce journal a choisi de rester fidèle à sa tradition de liberté de ton et d’expression envers toutes les religions et tous leurs symboles : le pape comme Jésus ou Mahomet. Il l’a fait en mettant ces douze dessins à la disposition du grand public, afin qu’il se fasse une opinion par lui-même. Par solidarité avec Jacques Lefranc, rédacteur en chef de France-Soir, qui venait d’être licencié pour avoir eu ce courage. Parce que si tous les journaux d’Europe avaient fait de même, l’intimidation des extrémistes aurait échoué. Parce que si tous les journaux d’Europe s’étaient pliés à cette injonction, leur silence aurait signé la victoire des extrémistes.

    Malgré ce climat, des organisations musulmanes traditionnelles (la Mosquée de Paris), intégristes (l’UOIF) et même l’un des bailleurs de fonds de l’islam extrémiste wahhabite en provenance d’Arabie Saoudite (la Ligue islamique mondiale) ont choisi d’ajouter à l’intimidation une menace judiciaire en intentant à Charlie Hebdo, au titre des lois antiracistes, un procès pour « injures publiques à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur religion ». Deux dessins sont visés : celui montrant Mahomet avec une bombe dans son turban, mais aussi celui où Mahomet freine un groupe de kamikazes par cette annonce : « Stop, on n’a plus de vierges en stock. » La couverture du numéro, où Cabu représente un Mahomet « débordé par les intégristes » et qui les désavoue (« C’est dur d’être aimé par des cons ») est également poursuivie pour « injures », alors qu’elle visait justement à montrer un Mahomet se désolidarisant des intégristes.

    C’est dire la confusion entretenue par cette plainte contre un journal qui combat depuis toujours à la fois le racisme et l’intégrisme. Nous refusons cet amalgame, facilité par l’utilisation abusive du mot « islamophobie », consistant à confondre la critique légitime de l’extrémisme et du terrorisme instrumentalisant les symboles de l’islam avec du racisme à l’encontre des individus de religion musulmane.

    Certains nous disent aujourd’hui que le contexte géopolitique devrait inciter à la prudence, voire au silence. C’est tout le contraire. La liberté d’expression et la laïcité ont besoin d’être réaffirmées comme rarement. Ceux qui résistent à l’intégrisme n’ont que la plume et le crayon pour faire face aux menaces. Des démocrates du monde entier, notamment musulmans, espèrent trouver en Europe, et tout particulièrement en France, un havre laïque où leur parole n’est entravée ni par la dictature ni par l’intégrisme.

    Si Charlie Hebdo venait à être condamné, si l’autocensure généralisée devait faire jurisprudence, nous perdrions tous cet espace commun de résistance et de liberté. Pour ces raisons, nous soutenons Charlie Hebdo et le droit de continuer à critiquer toutes les religions sans exception.

      Dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011, les locaux de Charlie Hebdo sont incendiés, suite à l’annonce de la sortie d’un numéro renommé Charia Hebdo, à l’occasion de la victoire d’Ennahdha aux élections tunisiennes, avec Mahomet comme rédacteur en chef. Le journal et son directeur, Charb, qui a reçu des menaces de mort, sont placés sous protection policière. Le 19 septembre 2012, alors que de violentes manifestations et attaques de représentations américaines ont lieu, suite à la diffusion de la bande-annonce du film anti-musulman, L’innocence des musulmans, Charlie Hebdo publie en couverture, en référence au film Intouchables, un musulman handicapé dans une chaise roulante poussée par un Juif orthodoxe et dans le journal de nouvelles caricatures du prophète Mahomet.

      Le 7 janvier 2015, Charb, Cabu, Honoré, Tignous, Wolinski, Bernard Maris, Elsa Cayat, Michel Renaud, Mustapha Ourrad, Franck Brinsolaro, Ahmed Merabet, Frédéric Boisseau, sont assassinés à la kalachnikov par Cherif et Saïd Kouachi, aux cris de « On a tué Charlie Hebdo ». L’assassinat est revendiqué par Al-Qaïda au Yémen.

      Le 9 janvier 2015, Yohan Cohen, Yoav Hattab, Philippe Braham, François-Michel Saada, sont assassinés à l’Hyper Cacher de Vincennes par Amedi Koulibaly, parce que juifs, après qu’il a tué Clarissa Jean-Philippe, policière municipale à Montrouge.

      Le 13 janvier 2015, le « numéro des survivants » avec Mahomet en couverture suscite manifestations et interdictions dans de nombreux pays musulmans, provoquant plusieurs morts.

      Le 14 février 2015, à Copenhague, un terroriste tire sur les personnes assistant à un débat sur la liberté d’expression, faisant un mort et cinq blessés, puis tue un gardien juif devant la grande synagogue de la ville.

      La volonté de détruire la liberté d’expression, d’annihiler toute idée non conforme à leur interprétation de l’islam conduit aussi les terroristes à épurer les bibliothèques : après les destructions de manuscrits de Tombouctou par les milices islamistes en 2012, heureusement très partielles, ces derniers ayant été évacués auparavant par les habitants, les combattants de l’État islamique ont détruit (brûlé selon certaines informations non confirmées) 2 000 livres de la bibliothèque de Mossoul en Irak en janvier 2015 : recueils de poésie, ouvrages consacrés au sport, à la philosophie, aux sciences, journaux du début du XXe siècle. Ailleurs dans la région, des collections chrétiennes abritées dans des églises et des monastères dominicains auraient été détruites. L’État islamique a annoncé qu’il menaçait de mort ceux qui voudraient protéger ces ouvrages impies.

      1. (retour)↑  Robert Badinter rappelle la porosité actuelle entre les deux notions, « Ne tolérons plus l’antisémitisme », Le Monde, 14 février 2015.
      2. (retour)↑  Sur la période 1945-1995, voir : Martine Poulain, « La censure », in L’édition française depuis 1945, sous la direction de Pascal Fouché, Éditions du Cercle de la Librairie, 1998. Sur la censure de l’écrit pour la période récente, voir : Emmanuel Pierrat (dir.), Le livre noir de la censure, Seuil, 2008 ; Les nouvelles censures de l’écrit et de l’image (collectif), Presses universitaires de France, 1999 ; Agnès Tricoire, Petit traité de la liberté de création, La Découverte, 2011, et le toujours utile Bernard Joubert, Dictionnaire des livres et journaux interdits, Éditions du Cercle de la Librairie, 2011. Sur la censure de l’internet, existent surtout des articles et les rapports de Reporters sans frontières.
      3. (retour)↑  Sur la censure du livre pendant la guerre d’Algérie, voir par exemple : Benjamin Stora, « Une censure de guerre qui ne dit pas son nom. Algérie, années 1960 », in Censures : de la Bible aux Larmes d’Eros, le livre et la censure en France, Martine Poulain et Françoise Serre (dir.), Éditions du Centre Pompidou, 1987, et Martine Poulain, « La censure », in L’édition française depuis 1945, op. cit.
      4. (retour)↑  Archives du ministère de la Justice BB 18 70-82 g 200, cité dans : Martine Poulain, « La censure », in L’édition française depuis 1945, op. cit.
      5. (retour)↑  Sur François Maspero, voir les articles cités et surtout Julien Hage, Feltrinelli, Maspero, Wagenbach : une nouvelle génération d’éditeurs politiques d’extrême gauche, histoire comparée, histoire croisée, 1955-1982, thèse, 2010, université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, dir. Jean-Yves Mollier.
      6. (retour)↑  Cf. Jean-Jacques Pauvert, Nouveaux (et moins nouveaux) visages de la censure, Les Belles Lettres, 1996.
      7. (retour)↑  Le Monde, 1er août 1989.
      8. (retour)↑  Sur le grand retour de la censure religieuse, on lira les excellents apports de Caroline Fourest et Fiammetta Venner dans plusieurs publications, dont celles parues dans la revue Prochoix ; voir aussi « La religion » dans Emmanuel Pierrat (dir.), Le livre noir de la censure, op. cit.
      9. (retour)↑  http://fr.wikipedia.org/wiki/Charlie_Hebdo
      10. (retour)↑  http://fr.wikipedia.org/wiki/Charlie_Hebdo