Bibliothèques d’aujourd’hui

À la conquête de nouveaux espaces

par François Cavalier

Marie-Françoise Bisbrouck (dir.)

Sous la direction de Marie-Françoise Bisbrouck
Préface d’Anne Verneuil et Christophe Pérales
Éditions du Cercle de la Librairie, 2014, 437 p.
ISBN 978-2-7654-1429-2 : 69 €

L’ouvrage dirigé par Marie-Françoise Bisbrouck fait partie des indispensables volumes de la bibliothèque du bibliothécaire. Nul professionnel en charge d’un bâtiment ou d’un projet de bâtiment ne peut l’ignorer. Mais au-delà des besoins de ce public en quête d’informations cruciales pour ses projets, l’ouvrage donne à voir et à penser les évolutions d’un métier qui doit tout, aujourd’hui encore, à son inscription au cœur d’un lieu qui lui est dédié. Car, en ces périodes de doute et d’incertitude quant aux modalités de la transmission des savoirs et à l’utilité même de la bibliothèque, l’espace physique, ses déclinaisons, ses circulations et ses murs incarnent la nécessaire contrepartie matérielle des architectures numériques du web de l’information.

Pour actualiser l’édition précédente datant de 2010, Marie-Françoise Bisbrouck ne s’est pas contentée d’un ravalement superficiel. S’appuyant sur les fondations solides de plusieurs textes que l’on retrouvera dans les annexes (ex. la préface de Daniel Renoult), mais aussi sur un plan éprouvé, elle donne à voir les évolutions à l’œuvre depuis vingt ans en France comme en Europe. Car le propos vise l’espace européen tout en entier et plaiderait, soit dit au passage, pour une version en anglais adaptée à un public européen. Les travaux du Groupe LIBER Architecture, conduit par Ulrich Niederer de la bibliothèque de la Zentral- und HochschulBibliothek de Lucerne avec l’appui indéfectible de M.-F. Bisbrouck, sont très présents dans cet ouvrage : les échanges bisannuels du dynamique séminaire Architecture de LIBER fournissent une partie significative de la réflexion développée dans cet ouvrage comme en témoignent les contributions de plus d’une dizaine d’auteurs étrangers.

Mais penser une bibliothèque ne saurait être laissé au seul soin des bibliothécaires : programmistes, architectes, consultants, prévisionnistes, experts en sécurité, ingénieurs, techniciens (acousticiens, spécialistes de l’éclairage…), juristes, sont conviés au banquet et fournissent des apports techniques et heuristiques de première main. L’objet de l’ouvrage ne vise pas à faire des bibliothécaires des spécialistes de l’architecture, de la sécurité ou de la technique mais de leur permettre de comprendre et, partant, de dialoguer utilement, en se faisant comprendre, à leur tour, des corps de métier très variés et tous très spécialisés intervenant dans un projet de construction. Aucun de ces aspects n’est à négliger : la qualité d’un éclairage contribuant à caractériser des zones d’usages différents, la robustesse d’une ventilation, la souplesse et la densité d’un bon maillage électrique, le choix des sols, des couleurs, l’alternance des vides et des pleins et la régulation des flux sont tout autant de matières techniques, de bon sens et de décisions avisées exigeant un professionnalisme sans faille et une coordination parfaite. Ce n’est pas le rôle spécifique du bibliothécaire mais il y contribue avec son regard d’utilisateur et sa connaissance, irremplaçable, des usages.

Qu’est-ce qui fait nouveauté en cette édition renouvelée ?

D’abord, pour celui ou celle qui a la grâce de pouvoir commencer à réfléchir sur un nouveau bâtiment, la lecture du chapitre de M.-F. Bisbrouck dédié à « l’indispensable participation du bibliothécaire praticien » constitue une première étape essentielle. Tout nouveau bâtiment est une opportunité de repenser la fonction de la bibliothèque et de pondérer les priorités en fonction de la connaissance que l’on a de ses usagers, du contexte, des objectifs du projet et des paris que l’on va faire. Tout y est dit, ainsi que dans les chapitres suivants, pour calculer, mesurer, arpenter et métrer les installations diverses ; la richesse des informations fournies par les architectes, ingénieurs et consultants doit être saluée ici ; elle constitue en effet un précieux bagage pour donner forme et crédibilité à la parole du bibliothécaire, co-concepteur et utilisateur des espaces.

Cela souligné, nous concentrerons et limiterons volontairement notre lecture sur ce que racontent les partis pris de programmes et d’architecture, sur les choix réalisés et les thématiques récurrentes mises en avant pour les expliquer, bref sur la vision de la bibliothèque au prisme de son bâtiment tel qu’il a été pensé au cours de cette dernière décennie.

La partie consacrée aux Learning Centers, Idea Stores et consorts est un point d’entrée intéressant. Première surprise pour le lecteur novice : le Learning Center est une idée des années 1990 comme le rappelle Graham Bulpitt ! Ce concept naît dans un contexte très particulier de réinvention d’une institution dont l’usage est en baisse ; d’emblée, l’auteur mentionne la bataille du nom : « Le mot “bibliothèque” ne suffirait pas à exprimer l’ensemble des services fournis par le nouveau bâtiment. [...] Le mot français “médiathèque” fonctionne beaucoup mieux. », nous laissant croire un bref instant que la bibliothéconomie française aurait été en avance. En effet, le concept de Learning Center est plus flou que celui de bibliothèque comme le souligne Julien Roche qui décrit le Learning Center comme un « modèle d’intégration des supports de l’apprentissage ». L’idée centrale, et sûrement la plus intéressante du Learning Center, est celle de la perméabilité des métiers. Les excursions hors du champ traditionnel d’activité ne doivent pas faire peur aux bibliothécaires dont le métier est largement réinventé de l’extérieur et dont de nombreuses compétences sont partagées par d’autres. Centrer l’activité de la bibliothèque sur le partenariat et l’innovation s’incarne dans des lieux très ouverts, à tout point de vue, et sur une palette d’activités intégrées autour de la pédagogie et de l’innovation. Au risque cependant d’affaiblir la dimension de support à la recherche qui demeure une caractéristique essentielle des bibliothèques académiques et dont l’inscription dans l’espace est problématique. Ce qui est frappant, par ailleurs, à la lecture des différents textes sur la conception des nouveaux bâtiments, c’est bien cette sortie de l’isolement du bâtiment “bibliothèque”, le besoin d’apparier des compétences nouvelles et de faire une addition de services et de caractéristiques qui ne sont pas l’apanage des bibliothèques mais qu’il est de leur intérêt d’associer. Ce changement de posture implique un renouvellement du service à l’usager, une approche très centrée sur l’accueil et l’accompagnement, le passage d’une culture du « guichet » à celle du service public mobile, traitant les besoins de manière intégrée (Danemark) et initiant la prise de contact autrefois laissée à l’initiative de l’usager. De même, l’augmentation significative des horaires d’ouverture accompagnant – parfois ! – la mise en service de nouvelles bibliothèques est un facteur de changement du rapport du public à la bibliothèque. Ainsi Louis Klee, dans sa description de la bibliothèque universitaire de Saint-Jean d’Angély à Nice, parle-t-il à propos de l’ouverture du dimanche d’un « changement de nature » de la bibliothèque transformé en « pôle d’animation sociétal ». Avec 1 500 à 2 000 entrées par jour, on est loin du fantasme de la « deserted library  1 ».

L’importance donnée au public, au confort, maître mot pour ces bâtiments, et à cette dimension de la relation à l’usager, apparaît bien dans les rénovations de bâtiments pourtant récents comme la BMVR de Montpellier qui repense totalement son hall d’accueil et le service en salle selon cette nouvelle approche proactive. De même, le Diamant noir – Bibliothèque nationale du Danemark à Copenhague – se voit redéfinie par ses usagers qui sont majoritairement étudiants et qui l’ont conduit à complètement reconfigurer son accueil. Conçue pour effectuer plus de 200 000 prêts par an et en réalisant dix fois moins, c’est toute l’économie de ce très beau bâtiment récent qui a dû être repensée en transformant l’affectation des salles. « Que faire de tous ces livres ? », semble se demander Steen Bill Larsen au moment où les collections sont délaissées par les publics alors qu’elles occupent une place centrale dans les espaces. Les architectes y répondent à leur manière dans les nouveaux bâtiments, parfois grandioses (voir les réalisations en Allemagne : Freie Universität à Berlin, en Autriche : université technologique de Vienne, aux Pays-Bas : bibliothèque de Delft…). Ces architectes inventent une mise en scène de la bibliothèque et de ses publics installés dans de grands espaces larges et confortables, d’amples circulations disposant d’une vue panoramique sur de grands plateaux de lecture. La collection y est esthétisée : elle est devenue élément de décor, matérialisant l’activité intellectuelle qu’elle encadre de ses rayonnages parfois mobiles puisque la scène se déplace et que l’espace réel de l’activité intellectuelle semble devenu l’espace virtuel du web. Ne dédaignons pas toutefois le plaisir pris à la pratique de ces beaux bâtiments aux vocations multiples et moins assurées que par le passé. Signalons juste l’intérêt qu’il y aurait à produire un vrai travail de recherche et d’analyse des partis pris, valeurs et illusions de l’architecture contemporaine des bibliothèques qui en disent beaucoup sur le regard porté sur elles.

Au terme de cette trop brève revue d’un travail aussi complet, signalons la richesse des annexes fournies sur le CD-Rom accompagnant le livre et qui donne à voir et comprendre de très nombreux projets. Les photos abondent et cette édition leur fait une large part. Car un geste architectural consiste bien à donner à voir et c’est de ces différentes visions que le bibliothécaire bâtisseur pourra s’inspirer pour imaginer son projet et faire partager son enthousiasme aux décideurs.

  1. (retour)↑  The Chronicle of Higher Education, 16 novembre 2001.