La sociologie de la littérature
Gisèle Sapiro
La Découverte, collection « Repères », 2014, 128 p.
ISBN 978-2-7071-6574-9 : 10 €
Est-il possible d’étudier la littérature comme un « fait social » ? Telle est la question à laquelle Gisèle Sapiro tente de répondre dans La sociologie de la littérature publié dans la désormais classique collection « Repères » aux éditions La Découverte. Directrice de recherche au CNRS et à l’EHESS, Gisèle Sapiro est une ancienne élève de Pierre Bourdieu et a publié de nombreux travaux sur les écrivains pendant l’Occupation 1, sur leur rôle 2 et des études relevant de la sociologie de la traduction.
La sociologie de la littérature étudie celle-ci à la fois comme un phénomène social – se focalisant alors sur les institutions et les individus (producteurs, médiateurs et consommateurs) – et comme un vecteur de représentations sociales. Elle part du principe qu’il est impossible de réduire une œuvre à « l’intention » de son auteur : l’œuvre est située par rapport à d’autres et dépend de contextes de production et de réception. Tiraillée entre deux disciplines (sociologie et littérature), la sociologie de la littérature est encore faiblement institutionnalisée en dépit de la richesse des travaux existants, dont l’ouvrage présent se propose de rendre compte sous un angle sociologique attentif à la méthodologie.
Sapiro propose une démonstration en quatre temps : tout d’abord une histoire de la discipline et de ses théories les plus marquantes, notamment celles cherchant à dépasser clivage interne et externe. « Dans cette optique, l’approche sociologique du fait littéraire est conçue comme l’étude des médiations entre les œuvres et les conditions sociales de leur production » (p. 8). Cette médiation s’opère à trois niveaux, équivalant à autant de chapitres : celui des conditions matérielles de production des œuvres et du mode de fonctionnement du monde des lettres, celui des œuvres et des modalités de leur réception, de leur appropriation et des usages qui en sont faits. La sociologie de la littérature se distingue des approches littéraires par son recours aux méthodes quantitatives. En dépit de l’idée de singularité de l’acte créateur, de nombreux éléments de cette pratique sont quantifiables. Ainsi, « les approches quantitatives éclairent certaines particularités en apparence irréductibles des trajectoires littéraires, des œuvres ou des expériences de lecture dans une configuration sociale donnée, à condition de s’articuler à des analyses qualitatives plus fines » (p. 8).
La sociologie de la littérature a émergé dans la seconde moitié du XXe siècle alors que la sociologie de l’art est apparue dès les balbutiements de la sociologie, à la fin du XIXe siècle. Puisqu’elle considère la littérature comme une activité sociale dépendant des conditions de production et de circulation, la sociologie de la littérature étudie principalement les relations entre texte et contexte. Une telle approche conduit à des tensions méthodologiques entre analyse interne, qui se penche sur la structure des œuvres, et analyse externe, préoccupée davantage par la fonction sociale de la littérature. Cela explique l’attention portée aux médiations entre l’œuvre et ses conditions de production afin de dépasser autant que possible ce clivage. Jusqu’aux années 1960, les écrits précurseurs de la sociologie de la littérature ont oscillé entre ces deux types d’analyse et il faudra donc attendre cette décennie pour que des théories s’intéressent à la logique propre de la littérature. Les trois principales théories relevant de cette approche sont en partie incompatibles tout en étant relativement complémentaires puisqu’elles mettent l’accent sur des aspects différents du monde littéraire : l’approche structurale ou relationnelle de la « théorie des champs » de Pierre Bourdieu, l’approche fonctionnaliste avec les théories du « polysystème » d’Itamar Even-Zohar ou de l’institution littéraire de Jacques Dubois et l’approche interactionniste des « mondes de l’art » de l’Américain Howard Becker.
Ces analyses prennent en considération les contraintes externes qui pèsent sur les produits culturels. Celles-ci peuvent être tout aussi bien idéologiques, avec la censure ou le rôle social de l’écrivain, qu’économiques lorsque le champ est doté d’une faible autonomie par rapport aux règles du marché. Le recrutement social des écrivains, profession notoirement peu régulée, est appréhendé comme un facteur explicatif, de même que le fonctionnement des institutions littéraires. La théorie des champs de production culturelle permet de comprendre la structuration de ces espaces autonomes : ils agissent comme des médiateurs entre le contexte politico-économique et les œuvres.
Les champs participent du programme de la sociologie des œuvres s’efforçant de dépasser l’opposition entre analyse interne et analyse externe : il s’agit ici de comprendre comment les œuvres réfractent le monde social. L’écrivain s’inscrit en effet dans un espace de représentations, de discours sociaux mais aussi dans un espace des possibles structuré : certains genres littéraires ou formes stylistiques ne sont possibles qu’à des époques données comme l’illustre la notion de « répertoire ». L’auteur peut mettre en place des stratégies plus ou moins conscientes, fonction de la structuration en vigueur de l’espace des possibles. Depuis le romantisme, le nouvel entrant doit faire preuve d’originalité pour remettre en cause l’orthodoxie du champ. S’il réussit sa « révolution symbolique », il redéfinit alors par ses productions novatrices les configurations autorisées.
Ces œuvres qui dénotent suscitent le scandale, d’où la nécessité de se pencher sur leur réception. Celle-ci n’est pas directe mais passe par le filtre de nombreux médiateurs et d’autant de contextes différents. La réception constitue ainsi une histoire des effets produits par les œuvres, les plus novatrices brisant l’horizon d’attente du lecteur. Cette réception dépend des modalités de publication (paratexte, support et agencement au sein du dernier), des médiateurs en présence (critiques, libraires, bibliothécaires, pairs) mais également du temps long qui fait fluctuer la fortune des œuvres, l’école jouant un rôle essentiel dans l’attribution du titre de « classique ». L’étude de la traduction, qui remplit des fonctions idéologiques, économiques et culturelles, conduit à envisager la circulation internationale des œuvres. La réception est donc tout autant fonction de facteurs temporels que spatiaux. Les enquêtes sur les pratiques de lecture nous renseignent de même sur les œuvres.
Pour Gisèle Sapiro, la sociologie de la littérature est apte à renouveler les approches des deux disciplines dont elle se trouve à l’intersection. Elle se démarque des analyses purement internes par son intérêt pour les conditions de production des œuvres et pour les représentations que celles-ci véhiculent. Par son recours à des méthodes aussi bien quantitatives que qualitatives, elle actualise notre connaissance des œuvres en envisageant les médiations existantes entre texte et contexte.
Dans cette présentation complète, le lecteur regrettera peut-être des développements trop succincts sur les travaux de Bernard Lahire, concernant Kafka notamment 3, et l’absence de certaines références récentes comme le livre de Sylvie Ducas sur les prix littéraires 4. Plus généralement, les éléments de convergence avec l’histoire culturelle, aussi bien en termes de méthodes que de problématiques, auraient pu être davantage abordés.