La liberté d’expression, du Québec à la France
Lorsque Tocqueville voyage en Amérique du Nord, ses différentes escales l’amènent à rencontrer des Québécois ; nous sommes alors dans la première moitié du XIXe siècle, et l’auteur de De la démocratie en Amérique rapporte les discussions qu’il a pu avoir sur les sujets qui concernent la liberté. « D. – Avez-vous la liberté de la presse ? [demande Tocqueville] R. – Liberté complète illimitée. [répond Quiblier, un ecclésiastique de Montréal] D. – A-t-on quelquefois essayé de la tourner contre la religion ? R. – Jamais. La religion est trop respectée pour qu’un journaliste se permît de l’attaquer le moins du monde » 1
Alexis de TOCQUEVILLE. Tocqueville au Bas-Canada. Écrits datant de 1831 à 1859. Datant de son voyage en Amérique et après son retour en Europe. Montréal : Les Éditions du Jour. 1973. Disponible en ligne : http://classiques.uqac.ca/classiques/De_tocqueville_alexis/au_bas_canada/au_bas_canada.html
Quand je suis arrivé au Québec en août 2014, je n’avais pas d’idées précises concernant l’univers médiatique dans lequel ce pays évoluait. Je suis arrivé comme un Français du début du XXIe siècle, qui n’avait guère les relations et les talents d’un Tocqueville pour saisir une société dans son ensemble ; d’autant plus qu’aujourd’hui le Québec est sans doute plus divers qu’il ne l’a jamais été dans son histoire. Cependant, il m’apparut rapidement intéressant d’écrire sur cette différence de conception de la liberté entre la presse québécoise et la presse française ; l’intérêt grandit encore quand j’eus à vivre les événements du 7 janvier au Québec même. Comment décrire une telle différence, tout en parlant du problème central de la liberté d’expression ? C’était alors la manière qui devait être questionnée ; exprimer un sentiment ou tenter de saisir une réalité construite scientifiquement ? Comme souvent en science ou en philosophie, le sentiment est un départ pour la recherche de quelque chose de plus universel. Aussi le présent texte se construit de la manière suivante : un témoignage général sur l’impression que donnent les médias québécois par rapport à la France ; puis une approche plus scientifique et plus nuancée qui essaie de saisir, à partir des rares travaux sociologiques, une base d’appréhension pour comprendre cette différence, qui, enfin, ouvre à discuter philosophiquement dans des termes plus généraux. Ce texte sera donc très humblement tocquevillien : il part d’un regard quotidien sur un pays, cherche à le vérifier dans la science de son époque, puis le discute d’un point de vue philosophique.
Différences dans la presse : du politiquement correct québécois bien compris
Quand on passe de l’environnement médiatique français à l’environnement québécois, la première chose que l’on a tendance à remarquer, c’est le discours beaucoup moins conflictuel dans lequel les médias québécois évoluent. Comme le remarquent souvent mes amis québécois qui suivent de temps à autre les débats français : ici, on ne pourrait pas se permettre d’attaquer aussi ouvertement des idées ou des individus. Il y a un politiquement correct québécois qui s’entend comme une attention à l’interlocuteur en vue de ne pas choquer ni brusquer ; chose qui à l’inverse m’a toujours semblé plutôt positive en France, comme si la transgression était, à défaut d’être souhaitable, au moins bienvenue pour faire bouger les positions ou attaquer les opinions trop établies. Cette première hypothèse de divergence m’est apparue se concrétiser en septembre 2014, alors que deux des grandes figures du cinéma québécois, l’actrice Anne Dorval et le réalisateur Xavier Dolan, passaient dans l’émission de débat On n’est pas couché et se confrontaient assez vivement avec Éric Zemmour. Au Québec, les premières réactions, face à ce qui est devenu une petite affaire médiatique, se voulaient choquées et s’offusquaient de la méchanceté de l’interlocuteur. Certains journalistes québécois avaient d’ailleurs exprimé leur opinion sur la manière dont les Français suscitent des débats virulents. Dans Le Journal de Montréal, un journal populaire, un important blogueur 2
Mario ASSELIN. « La belle colère de Anne Dorval », Le Journal de Montréal. 5 octobre 2014. En ligne : https://www.journaldemontreal.com/2014/10/05/la-belle-colere-de-anne-dorval
Deuxième chose que l’on tend à remarquer à force de feuilleter les principaux journaux québécois : une ouverture beaucoup plus grande des médias sur la sphère privée. Sans même aller vers les journaux populaires – comme Le Journal de Montréal ou Le Journal de Québec –, Le Devoir ou La Presse entretiennent d’importantes sections concernant la cuisine, les figures médiatiques, le bien-vivre, etc. Plus récemment, des animateurs de télévision se sont retrouvés au cœur de polémiques pour des affaires de mœurs que les médias, même les plus sérieux, prennent très à cœur. Ainsi, le cas de Joël Legendre, qui fut récemment épinglé par Le Journal de Montréal pour avoir été arrêté pour des actes obscènes dans un parc. Non pas que l’affaire ne justifie pas un certain éclairage médiatique mais, contrairement aux médias français où, jusqu’à encore récemment, il semblait que les affaires de mœurs concernant des personnalités ne soient reprises que par une certaine presse à scandale, on a ici trouvé des articles et des débats dans la plupart des médias. D’autant plus que l’affaire portait sur un acte mineur qui n’a donné lieu qu’à une faible contravention – Joël Legendre, acteur et chroniqueur de radio, a été découvert par un policier en train de se masturber dans un parc connu de la communauté homosexuelle. L’affaire ne se finit que lorsque ce dernier démissionna de toutes ses fonctions médiatiques. De sorte que je forgeai ainsi une deuxième idée concernant les médias québécois : ils seraient plus axés sur le domaine privé que leurs homologues français.
Enfin, troisième chose qui me semble différente dans la presse québécoise : le traitement des sujets ayant trait à des phénomènes de société, notamment la religion. L’influence d’une culture du consensus – qui n’a pas la même connotation ici qu’en France – m’apparaît palpable : il s’agit de ne pas provoquer sur des sujets proprement dits « sensibles ». C’est en ce sens que la publication des caricatures de Charlie Hebdo, suite aux attentats du 7 janvier, et la réception même de l’histoire globale de l’hebdomadaire ont pu se trouver plus nuancées au Québec qu’en France. Néanmoins, il faut souligner que, si bien des journalistes canadiens ont choisi de flouter le dessin du prophète, Le Devoir, et plus généralement les médias francophones, ont quant à eux choisi de les publier. Comme le déclarait alors Tom Henheffer, directeur général de l’organisme Canadian Journalists for Free Expression, « au Canada, nous n’aimons pas heurter les gens. Notre paysage médiatique est également différent. Les Français vont à la jugulaire quand ils insultent le pouvoir. Nous critiquons aussi, mais pas de la même façon ». Si cela est moins vrai pour le Québec, des médias comme Radio Canada (radio bilingue) ont choisi de ne publier aucune caricature. De là, donc, une troisième idée sur les médias canadiens : ces derniers seraient dans une approche plus nuancée de la liberté d’expression que ne le sont les Français.
Des preuves scientifiques de ces divergences ?
De ces trois idées, qui n’en sont donc qu’au seuil de sentiments, de prénotions, autrement dit d’hypothèses, peut-on tirer une vérité générale sur le positionnement des médias au Québec par rapport à la France ? Trouver un outil scientifique fiable pour identifier des degrés de politiquement correct ou de consensus et réussir à se mettre d’accord sur une définition opératoire d’un tel concept, sans même parler de sa pertinence, semblent des objectifs ambitieux et difficiles à concrétiser, surtout dans le champ spécifique d’une comparaison entre les médias québécois et français. Sans doute faudrait-il approcher différents journaux sous un angle linguistique et sociologique afin d’avoir une idée fiable concernant les habitudes langagières des différents pays, et ensuite analyser les résultats pour savoir si l’hypothèse d’une société québécoise qui serait plus consensuelle que la société française puisse être assumée et généralisée. Notre premier sentiment est donc plus que difficilement généralisable, l’hypothèse est trop vaste, il paraît impossible de réunir dans une analyse complète l’ensemble des tendances des médias ; la science actuelle n’a pas encore fourni de travaux d’envergure sur le sujet.
La seconde hypothèse se trouve à peu près dans une configuration semblable : pour savoir si les médias québécois sont plus orientés sur la vie privée que leurs homologues français, il faudrait réussir à établir une comparaison valable de différents médias, et cumuler les résultats dans des agrégats. Peut-être pourra-t-on envisager un jour, avec les outils informatiques, d’avoir une base de données répertoriant l’ensemble des thèmes abordés par des groupes de médias au cours d’une année, ce qui permettrait d’avoir une vision plus fiable de ce qu’ont été les priorités des journalistes ; mais pour le moment, nous devons nous contenter de travaux plus locaux fixés sur seulement quelques médias et sur des périodes courtes 3
On trouve de nombreux mémoires sur ce point, comme celui de Marie-Ève CARIGNAN, La construction sociale de la réalité via les bulletins d’information télévisés en France et au Québec : le cas de TF1, France 2, Radio-Canada et TVA, 2008, mémoire présenté à l’université du Québec à Trois-Rivières.
Ainsi, si les deux premières hypothèses semblent difficilement, voire quasiment, invérifiables à l’heure actuelle, la troisième, concernant les différences de conception de la liberté de la presse, a légèrement plus attiré l’attention des chercheurs. En France, les relations des médias à la question religieuse ont commencé à être étudiées sérieusement depuis une dizaine d’années 4
Notamment avec Médias et religions en miroir, sous la direction de Pierre BRÉCHON et Jean-Paul WILLAIME. Paris : Presses universitaires de France. 2000 (coll. Politique d’aujourd’hui).
Lélia NEVERT. Les caricatures de Mahomet entre le Québec et la France. Presses de l’Université du Québec. 2013.
Trois différends sur la liberté d’expression
Au-delà donc de l’approche scientifique, s’agit-il de voir, partant toujours de ces trois hypothèses, quels différends philosophiques ces dernières sous-tendent ? Un différend est, dans son acception commune, un désaccord d’opinions ou d’intérêts. Jean-François Lyotard a néanmoins, dans les années 1980, exploré la portée conceptuelle du terme de différend 6
afin de saisir les réalités des affrontements langagiers contemporains. Le différend présente ainsi le problème majeur d’une société démocratique : des jeux de langage s’affrontent dans une agonistique générale ; comment alors faire justice à chacun ? Un jeu de langage est une pragmatique de discours qui fait valoir un ensemble de règles, de pratiques, de valeurs. Toute phrase s’inscrit dans un jeu de langage ; agir est phraser – le silence est aussi un acte signifiant, tout comme l’ensemble des actes humains. Le problème défini par Lyotard, et notre problème aujourd’hui dans les médias, me semble pouvoir alors se définir sous la forme de trois différends, ou de trois conflits entre des jeux de langage irréductibles les uns aux autres et défendables. Ces différends ne sont cependant pas des antinomies, car dans le champ des jeux de langage, il y a des gagnants et des perdants, des jeux de langage dont les coups s’imposent dans la langue commune (ainsi des concepts ou des expressions deviennent-ils populaires).Les deux premiers différends renvoient à nos deux premières hypothèses. Le premier serait un différend entre, d’une part, le droit de chacun à s’exprimer et même à critiquer violemment le travail d’autrui et, d’autre part, le respect des autres. C’est un problème qui dépasse le simple champ médiatique : dois-je dire ce que je pense même si cela peut blesser quelqu’un ou dois-je me faire en partie hypocrite et tenir compte prioritairement des sentiments que mes paroles pourraient susciter ? Molière oppose ainsi Alceste et Philinte. Deux jeux de langage s’affrontent : d’une part, celui qui fait de l’honnêteté intellectuelle son référent et, d’autre part, celui pour qui le référent consiste dans le respect et le bien-être des individus. L’un et l’autre sont irréductibles : l’un parle du soi, de sa fidélité dans le jeu de langage existentiel de son individualité ; l’autre parle de la réception, d’autrui, de ce qui sera ressenti par le destinataire. Mais plus grave encore, l’un des deux sera nécessairement victime de l’autre : si on met en avant l’individualité authentique, ceux qui posent le respect comme priorité seront victimes d’un tort, et à l’inverse, si c’est le respect qui triomphe comme référent, le soi authentique s’éclipse, et subit à son tour un tort. Le différend n’est donc pas dépassable, on ne peut qu’attester du sentiment d’une victime d’être lésée.
Transposé dans le cadre d’une comparaison du Québec et de la France, il semble que le langage commun ait, dans ces deux univers médiatiques, plutôt tranché pour l’un que pour l’autre. La France mettrait en avant, pour résumer, le soi authentique du journaliste critique, tandis que le Québec se placerait du côté du respect d’autrui. De la même manière, on trouverait un différend concernant la vie privée, entre le discours qui met en avant le droit des individus au secret, hors de l’espace public, a contrario du journalisme de la transparence qui cherche à attirer l’attention sur les différentes facettes de toutes les personnes publiques ayant de l’influence. Cela est bien entendu plus à développer, mais c’est déjà suffisant pour saisir l’idée générale du différend.
Le troisième différend concernant la liberté d’expression et la religion est d’autant plus important qu’il résonnerait avec des problèmes politiques modernes et postmodernes dont on a vu une triste manifestation lors des attentats du 7 janvier. Ce différend pourrait se formuler entre, d’une part, le jeu de langage du droit et de la liberté, qui prend comme référent l’émancipation des individus et leur autonomie radicale de créativité, et, d’autre part, le jeu de langage du sacré, qui se fixe comme référent principal l’importance de la sacralité et le respect de celle-ci. En ce sens, la position française serait en faveur de l’émancipation tandis que les médias canadiens et québécois – surtout anglophones – mettraient l’accent sur le nécessaire respect des croyances de chacun dans une démocratie. Ici encore, la figure de la victime peut être assumée par chacune des deux positions : on fait tort au jeu de langage de la liberté en ne la tolérant pas ; ou on fait tort au sacré en ne le respectant pas.
Arrivés là, nous avons transformé nos trois hypothèses de base, tirées d’un sentiment, en des problèmes philosophiques assez complexes. La France comme le Québec seraient deux exemples de deux positions différentes concernant trois mêmes problèmes. Comment essayer alors de dépasser ces problèmes ? Comment cependant ne pas juger, ne pas prendre parti ? Bref, comment résoudre un différend ?
Différend de domination et différend d’extermination
Un différend ne peut pas être résolu facilement : la voie ouverte est celle du témoignage de la souffrance dans un idiome commun ; d’autant plus que les différends se superposent et se multiplient dans le grand déchaînement des jeux de langage de chacun en démocratie. Le différend n’est donc pas un recul sceptique ou relativiste pour ne pas affronter un problème : il porte en lui-même un programme politique, celui de trouver comment convertir le tort d’une figure de victime en un témoignage toujours à faire, et de transformer une partie de ce tort en un dommage qui puisse être dédommagé. Dans le cadre du différend sur la liberté d’expression, le politique se doit de témoigner de son choix pour l’un des deux jeux de langage sans omettre la victime. La France et les médias français doivent admettre que le sacré est victime d’un tort dans la République ; le sacré y sera toujours soumis à la liberté, y compris le sacré de la République elle-même. Ils doivent témoigner de la souffrance que cela peut impliquer pour ceux qui se réfèrent à ce sacré et dédommager chacun avec des conditions d’écoute. Le Canada, à l’inverse, quoiqu’il ne soit pas véritablement dans le jeu de langage du sacré mais plutôt dans celui du respect, se doit de témoigner du tort qu’il fait aux caricaturistes qu’il n’accepte pas de publier.
Pour conclure, il paraît important de distinguer, parmi les différends, deux cas. Le premier cas est celui du différend de domination où un jeu de langage en domine un autre et s’impose dans la langue commune comme ayant une valeur plus haute. Ce différend est acceptable et trouve sa seule résolution dans un travail perpétuel pour transformer le tort en dommage et témoigner de la position du jeu de langage victime. Le second cas est celui du différend de l’extermination où le jeu de langage de la victime est annihilé par le jeu de langage dominant. Ce différend impose son jeu de langage par l’extermination de celui qui lui oppose un autre jeu contradictoire ; il cherche à finir, à terminer définitivement la suite des jeux de langage. Les dessinateurs de Charlie Hebdo ont été victimes d’un tel différend : voilà deux terroristes pour qui les journalistes ne devaient plus pouvoir phraser, ne devaient plus avoir la liberté d’offenser le sacré, définitivement. Le meurtre est alors l’émanation du pire des différends dans une tentative de résolution brutale. Lyotard, lorsqu’il écrit Le différend, s’attache à l’extermination du jeu de langage des communautés juives européennes pendant la Seconde Guerre mondiale, et explique que le différend de l’extermination est un différend qui se dépasse lui-même en tant que concept, parce qu’il annihile la victime au point qu’il menace la possibilité même de trouver une langue commune pour se parler. Le SS et le juif n’ont rien à se dire tout comme les terroristes ne veulent plus rien avoir à dire aux journalistes.
Ces différends terribles et meurtriers, d’où viennent-ils ? Comment s’en prémunir ? La réponse de Lyotard elle-même n’est pas très optimiste. Un différend est le fait de jeux de langage qui s’entrechoquent. Le politique, l’intellectuel, l’artiste, sont des gardiens des différends, ce sont eux qui peuvent tenter de faire justice aux différends : dédommager et témoigner, encore, et encore. Mais encore faut-il le temps, encore faut-il un pays où l’on puisse prendre le temps d’entendre le témoignage, prendre le temps de concevoir les souffrances des victimes – de toutes les victimes. Or, ce temps, le capitalisme a tendance à l’aspirer en affairant chacun à des tâches toujours plus soumises à la rentabilité – c’est-à-dire à maximiser son temps.
De la France au Québec, malgré les différences qui séparent ces pays, le problème est donc d’une particulière actualité et rejoint en définitive ce que fut sans doute l’œuvre de Tocqueville : comment témoigner des différends ? Comment prendre le temps de dire tout ce qui se cache dans la masse infigurable des jeux de langage qui traversent une société ? Comment accepter même cette tâche humble de parler des sentiments liés à des jeux de langage victimes ? Sans pouvoir apporter de réponse unilatérale, le présent texte tenait à faire partager ces questions complexes à partir des traits saillants de deux sociétés à la fois proches et différentes, la France et le Québec. Et ce faisant, il espère avoir participé en partie à ce projet de témoignage.