Quand l’événement fait l’événement
Approches et accompagnements de la commémoration en bibliothèque
Quelle meilleure occasion de reconsidérer, sinon de (re)découvrir un événement – ou du moins les traces que ce dernier a pu laisser –, qu’une commémoration dudit événement ? De ce point de vue, le centenaire de l’éclatement de la Première Guerre mondiale est assurément lui-même un événement d’une ampleur considérable, dont les traductions et les usages en bibliothèque laissent entrevoir toute la richesse, mais également toute la complexité de la relation entretenue par la bibliothèque à la notion d’événement dans ses multiples acceptions.
Commemoration offers the ideal opportunity to reconsider or (re)discover events and the mark they made on history. In this light, the centenary of the outbreak of the First World War is itself an event of considerable magnitude: the way the commemoration is marked in libraries sheds light on the richly complex relationship between libraries and the concept of the event in all its diverse meanings.
L’accompagnement du centenaire du déclenchement de la Grande Guerre constitue pour les bibliothèques une expérience dont la richesse d’enseignements est à la mesure de l’ampleur de l’événement commémoré. Si tous les établissements ne nourrissent évidemment pas un intérêt et des attentes comparables à l’endroit de cet anniversaire, la multitude des compétences susceptibles d’être mobilisées, à laquelle vient s’ajouter la diversité des formes que peut revêtir l’investissement dans ce cycle commémoratif de portée internationale, suggèrent en effet de très nombreuses pistes de réflexion professionnelle.
Un moyen parmi d’autres d’articuler ces réflexions consiste à les appréhender au prisme de l’événement. Non pas du seul événement Grande Guerre – c’est-à-dire de l’événement commémoré –, mais plus largement de la notion d’événement, dans toute sa polysémie et la plasticité qu’elle offre pour penser les répercussions de la Grande Guerre sur les bibliothèques dans leur longue durée.
De l’événement commémoré à l’événement-commémoration (que ce syntagme désigne le cycle plus large dans lequel s’inscrivent les diverses initiatives des bibliothèques ou ces initiatives elles-mêmes), en passant par les vicissitudes auxquelles ont pu être confrontées les éventuelles collections de guerre mises en avant à cette occasion, l’analyse du devenir et des usages des traces de la Première Guerre mondiale conservées en bibliothèque, bien plus qu’une simple plongée dans l’histoire des établissements concernés 1, permet d’envisager depuis une perspective singulière la structure documentaire, la culture interne, les positionnements institutionnels et professionnels – notamment en ce qui concerne les partenariats et l’insertion dans des réseaux –, en un mot, l’identité de chacun d’entre eux, et plus largement d’éclairer le rôle et la place des bibliothèques face aux usages de l’histoire et de la mémoire dans les sociétés contemporaines. Il s’agira donc ici d’interroger dans un même mouvement ce que l’événement Grande Guerre a fait aux bibliothèques – l’empreinte sur le long terme des circonstances historiques, de l’environnement culturel et politique, et de leurs influences mêlées sur la constitution de collections et l’identité subséquente des bibliothèques concernées – et ce que ces dernières en ont fait et en font à leur tour à l’occasion du centenaire, en particulier du point de vue de la valorisation des collections et de l’accompagnement, à travers leur programmation culturelle et une action dite « événementielle », des commémorations officielles.
L’empreinte de l’événement : heurs et malheurs des collections de guerre en bibliothèque
Événement matriciel du XXe siècle selon une opinion communément admise 2, la Première Guerre mondiale a également eu des répercussions considérables sur les collections des bibliothèques : bon nombre d’établissements se sont en effet lancés, souvent dans le dessein explicite de contribuer à leur manière à l’effort de guerre et avec une prétention initiale à une exhaustivité la plus large possible, dans la collecte de documents se présentant sous les formes les plus variées. Les conditions initiales de constitution de ces collections de guerre, ainsi que l’environnement politique et local propre à chaque établissement, ont eu une influence décisive sur leur destin ultérieur en leur sein, pesant durablement sur leur visibilité et leur accessibilité, et ne sont pas sans retentir aujourd’hui sur les manifestations organisées à l’occasion du centième anniversaire du début du conflit.
Des collections de guerre à réinventer : les cas de la BNU et de la BmL
Parmi de nombreuses autres initiatives du même ordre, des bibliothèques réputées et d’envergure, comme la Bibliothèque municipale de Lyon et ce qui était encore alors la Kaiserliche Universitäts- und Landesbibliothek zu Strassburg (KULBS), se sont très rapidement lancées dans la collecte frénétique d’une vaste documentation sur le conflit en cours. Celle-ci a bientôt excédé des capacités internes de traitement débordées par les effets conjugués de la prolongation de la guerre, du déluge de publications suscitées par elle et des restrictions de tous ordres inhérentes à de telles circonstances, notamment sur les plans financier et humain. Ces contraintes, quelque triviales qu’elles puissent apparaître de prime abord, se sont avérées déterminantes pour le sort réservé par la suite aux collections de guerre. L’acquisition de documents, fût-elle massive, ne suffit en effet pas à garantir leur appropriation publique : celle-ci suppose au minimum que les opérations élémentaires assurant leur accessibilité (catalogage et signalement notamment) aient au préalable été accomplies. Or, tout un faisceau de facteurs, issus de l’événement Grande Guerre lui-même, ont abouti à une quasi-relégation des collections de guerre au sein de ces deux bibliothèques, qui explique à son tour la longue léthargie qu’ont connue ces fonds, pourtant fiévreusement rassemblés en leur temps.
À la BmL comme à la BNU, les collections de guerre, véritables couches sédimentaires témoignant de leur activité au cours des quatre années du conflit, ont ainsi progressivement été ensevelies sous le poids des acquisitions et activités courantes postérieures à la démobilisation militaire et culturelle. Elles ont également fait l’objet d’une occultation plus ou moins consciente par des sociétés durement éprouvées et désireuses de rompre avec l’omniprésence de la guerre dans leur vie quotidienne. En ce qui concerne la BNU, le changement de souveraineté nationale de l’Alsace, et les bouleversements subséquents intervenus au plan administratif – révocations, expulsions et remplacements de personnels notamment –, ont scellé pour de nombreuses décennies le sort d’une Kriegssammlung 3, rassemblée par la KULBS avec le dessein affiché d’exalter et de justifier la légitimité de la guerre menée contre la France. Caractérisées par la prégnance des idées, des représentations et de la langue de l’ennemi vaincu, ces strates documentaires n’ont toutefois pas pour autant fait l’objet d’une élimination physique, ni même d’une mise à l’index explicite. Délaissées et progressivement tombées dans l’oubli en raison de l’issue du conflit et des tâches plus pressantes auxquelles a dû faire face un établissement devenu l’avant-poste de la France face à la culture germanique après avoir été le bras armé culturel et scientifique de l’Allemagne dans le Reichsland, elles ont ainsi, de façon plus prosaïque, tout simplement été enfouies sous l’afflux des nouvelles collections constituées par ce qui deviendra officiellement la BNUS en 1926. Sur le long terme, la résultante en a été une ignorance durable de l’existence même d’une collection de guerre dans les murs de la bibliothèque, un phénomène indéniablement favorisé par sa dispersion originelle conformément au plan de classement en vigueur au sein de l’établissement. Ce manque d’unité physique de la Kriegssammlung n’a en effet pas été compensé, comme ce fut fréquemment le cas en Allemagne, par l’élaboration « de catalogues systématiques complexes qui permettaient, au moins virtuellement, de retrouver la collection dans son unicité 4 ».
Ce n’est donc qu’au début des années 2000, à l’occasion de la préparation de l’exposition « Impressions d’Europe », que la BNU a commencé à redécouvrir ce pan de ses collections et de son histoire 5, reconstituant intellectuellement au fil des années, à partir d’indices épars comme des registres d’inventaire 6 ou une cote apposée dans le catalogue systématique 7, les contours de ce fonds caractérisé par la diversité de ses supports et des domaines couverts. Progressivement réinscrite dans la complexité de la situation historique, politique et bibliothéconomique ayant présidé à sa réunion, la Kriegssammlung a par conséquent profité de l’amorce par la BNU d’une entreprise de réflexivité sur ses collections, son histoire et son identité, pour sortir de l’oubli au terme d’un véritable travail de réinvention, au sens archéologique du terme.
De part en part, l’histoire de la Kriegssammlung est donc jalonnée par une série d’événements de natures diverses, internes ou extérieurs à la vie de l’établissement, qui ont déterminé son degré d’appropriation non seulement par les usagers, mais également par la bibliothèque et les bibliothécaires eux-mêmes. Les derniers en date ont définitivement consacré sa place dans les collections et l’identité de la bibliothèque tout comme dans le paysage national et international du patrimoine documentaire de la Grande Guerre : l’impulsion initiale de l’exposition « Impressions d’Europe » de 2003 s’est en effet vue prolongée par un travail de plus longue haleine autour de l’empreinte de la Grande Guerre sur la BNU, avec pour point d’orgue la tenue en 2008, à l’occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire de l’armistice, de l’exposition « Orages de papier » qui a accompagné la numérisation des journaux de tranchées allemands détenus par la bibliothèque en partenariat avec la BnF et la BDIC. La participation au programme européen « Europeana Collections 1914-1918 », ou encore, quoique de façon moins directement liée à la Kriegssammlung proprement dite, l’organisation à l’automne 2014 de l’exposition « La mort des poètes », ainsi que d’un séminaire consacré à l’histoire de la bibliothèque au premier semestre 2014, sous la houlette de Frédéric Barbier, ont parachevé ce cycle d’initiatives en lien avec la Grande Guerre 8. Certains des fruits de ces multiples entreprises ont par ailleurs été mis à la disposition du plus grand nombre dans le cadre fraîchement inauguré de la bibliothèque numérique Numistral de la BNU, elle-même issue de la coopération suivie entre la bibliothèque alsacienne et la BnF, et première concrétisation de l’offre « Gallica Marque blanche » proposée par cette dernière.
Participant d’une démarche d’introspection animant aujourd’hui de nombreuses institutions culturelles et patrimoniales, encore stimulée par la mise en œuvre du projet architectural « BNU Nouvelle » et la réouverture prochaine du site historique rénové de la BNU, la réévaluation de la place de la Grande Guerre dans son histoire est révélatrice de la singularité du cheminement de l’événement au regard des caractéristiques propres à chaque établissement : élément séminal et structurant, a fortiori lorsqu’il est de l’ampleur de la Première Guerre mondiale et qu’il génère pareille « “marée blanche” de papier 9 », l’événement, pris cette fois au sens d’une production intentionnelle et publique de la part de la bibliothèque, peut ainsi par ailleurs constituer un outil de réflexivité et d’action. En lui permettant de se saisir de l’événement originel – et, en l’occurrence, de l’événement « dérivé » que représente sa commémoration –, il lui fournit en effet non seulement un moyen d’exploiter et de valoriser les ressources recelées par ses collections, mais également de poser ou de réaffirmer à cette occasion les lignes directrices au principe de son action et de son évolution. L’événement n’est alors plus uniquement pour elle un épisode d’un passé révolu qu’elle exhume et dissèque à la manière et avec le recul d’un archéologue ou d’un médecin légiste, mais aussi et peut-être surtout la manifestation de son identité présente et le moteur de son développement futur.
À la Bibliothèque municipale de Lyon 10, des causes sensiblement différentes, quoique également imputables à la relative désorganisation due à la prolongation du conflit, ont produit des effets similaires, même si l’existence de la collection de guerre constituée à l’instigation du maire Édouard Herriot et sous l’égide de Richard Cantinelli n’a jamais sombré dans un oubli comparable à celui observé à Strasbourg. Dans le cas lyonnais, ce sont avant tout la profusion et l’hétérogénéité de la documentation internationale rassemblée qui ont fini par avoir raison de la détermination impulsée par les édiles locaux. De manière peut-être surprenante à première vue, c’est ainsi sans doute le volume écrasant du « Fonds de la guerre 1914-1918 », combiné à l’insuffisance des moyens à disposition pour son traitement rétrospectif, qui a été la cause de son invisibilité relative pour les usagers, longtemps réduits à se référer à cet instrument de recherche lacunaire et complexe que constitue le Catalogue du fonds de la guerre 11, demeuré inachevé.
Il aura fallu, à partir des années 1990, une prise de conscience collective de l’intérêt patrimonial présenté par le fonds à la fois pour la recherche historique et pour répondre à une demande mémorielle et commémorative de plus en plus affirmée, pour que le travail de « digestion » bibliothéconomique soit repris et mené à bien, à travers la réalisation d’opérations suivies et rigoureuses de traitement, de rétroconversion, de signalement et de valorisation durable du fonds de la guerre réinventé 12. Les documents, ainsi dûment catalogués, indexés et signalés, virent leur statut progressivement normalisé au sein de l’établissement, épousant alors pleinement les cadres intellectuels régissant son organisation. Si cette normalisation tendit par la même occasion à les banaliser quelque peu, en estompant l’empreinte que l’événement ayant présidé à la fois à leur rédaction, à leur publication et à leur acquisition avait laissée sur eux et sur leur situation particulière par rapport au reste des collections, elle inaugure dans le même temps leur carrière ultérieure d’outils de recherche et/ou de documents patrimoniaux, ou encore leur vocation à venir illustrer et appuyer ces autres types d’événements que représentent les expositions et les diverses manifestations organisées en référence à l’événement originel. Ainsi assimilées, les traces de ce dernier reflètent les destinées plus générales de l’événement initial : surmonté, digéré, passé en quelque sorte de l’« actualité » à la « mémoire vive », puis de la mémoire à l’histoire, voire au patrimoine, celui-ci, un temps occulté pour des raisons historiques et politiques (comme à la BNU) ou de moyens tant financiers qu’humains (comme à la BmL), connaît alors une reviviscence sous d’autres formes, historiographiques, mémorielles et commémoratives principalement. Une seconde vie qui correspond parfaitement aux vocations actuelles de ces lieux de savoir, d’histoire et de mémoire que sont aujourd’hui les bibliothèques.
On ne saurait donc préjuger la postérité d’un événement au sein des bibliothèques à la seule aune de sa nature et de son ampleur initiales. En fonction de ses caractéristiques propres (attributions particulières, ancienneté – et donc affirmation plus ou moins marquée d’une identité donnée), mais également de la situation particulière à laquelle elle est confrontée au sortir de la guerre, chacune d’entre elles accordera nécessairement une place différente aux collections héritées de cette période. Si l’événement Grande Guerre a indéniablement laissé une empreinte non négligeable dans les collections et l’histoire de la BmL et de la BNU, elle n’a pas pour autant conduit à une redéfinition, ou simplement une inflexion significative de leurs identités institutionnelles respectives. Durablement refoulées, les traces enfouies du conflit n’ont ainsi pu finalement y affleurer qu’à la faveur de la congruence d’une « configuration historiographique 13 » et d’une conjoncture mémorielle soucieuses de réinterroger la place de la Grande Guerre dans l’histoire et la mémoire nationales.
L’événement comme matrice : de la BMG à la BDIC
La situation est évidemment fort différente en ce qui concerne la BDIC : « né[e] de la guerre, lors de la guerre, pour comprendre la guerre », avec le projet délibéré et explicite – d’inspiration patriotique à l’origine – d’en collecter, d’en conserver et de mettre à la disposition de tous les traces multiformes – entretenant pour cette raison avec la Grande Guerre des liens qualifiés à bon droit de « consubstantiels 14 » par son ancienne directrice Geneviève Dreyfus-Armand –, celle qui, après la donation des époux Leblanc, prit en 1917 le nom de Bibliothèque-Musée de la Guerre (BMG) a depuis lors conservé et cultivé une identité institutionnelle singulière à de nombreux égards, qui, sans surprise, l’a prédisposée à jouer un rôle majeur à l’approche de l’anniversaire de 2014.
De ce point de vue, Henry Rousso a parfaitement rendu compte du caractère atypique de cette bibliothèque, et plus encore de la manière dont l’événement qui en est à l’origine a imprimé sa marque non seulement sur le contenu et la nature de ses collections, mais aussi jusque dans sa manière d’appréhender et d’enregistrer le conflit en cours, puis sa postérité historique, historiographique et mémorielle :
« Cette institution offre une double originalité : elle a pris date au cœur même de l’événement et elle vient d’abord de la société civile. Elle n’est pas un lieu de mémoire tourné vers la célébration du passé mais un lieu qui envisage l’horizon d’une mémoire à venir, qu’il s’agira précisément de constituer : c’est un exemple assez unique d’une perception du présent, d’une forme de contemporanéité vécue comme éphémère et dont il s’agit précisément de garder le plus grand nombre de traces 15. »
Cette « contemporanéité vécue comme éphémère » ne fut évidemment pas sans conséquences pour celles qu’on ne nommait pas encore institutions patrimoniales : ancrées dans un présent ainsi de plus en plus enclin à se concevoir immédiatement comme historique, c’est-à-dire comme méritant per se que des traces en soient conservées, elles procédèrent de fait à des collectes toujours plus étendues des innombrables « engins de cette multiforme artillerie spirituelle 16 » générée par la guerre. La contrepartie en fut une moindre discrimination dans le travail de sélection, due moins à l’absence de recul dictée par les circonstances qu’à la volonté de rassembler une documentation susceptible de servir des fins scientifiques, mémorielles et patriotiques.
Les bibliothèques ont évidemment fait partie, avec les archives ou encore les musées, des acteurs institutionnels à qui cette mission d’« enregistrement » du conflit a incombé, selon des modalités et à une échelle inconnues jusqu’alors 17. À cet égard, la particularité de la BDIC tient avant tout au fait que, née de la guerre, elle est depuis lors une incarnation totale et originale de ce « moment documentaire 18 » dont elle constitue un précipité, matérialisé par la détention et la mise à disposition d’une documentation la plus large possible sur le conflit, tant du point de vue des supports que du volume. Son identité singulière actuelle s’est donc largement construite depuis lors sur sa qualité de « plus grand conservatoire de documentation sur la Première Guerre mondiale 19 », et sur celle, initiée et cultivée dès le lendemain du conflit, de « laboratoire d’histoire 20 », « résultat d’une conception “élargie” de la mission de la bibliothèque 21 » : en somme, une « institution historienne ouverte sur le temps présent 22 », mais également, comme le suggérait H. Rousso, une forme de préfiguration et d’anticipation des attentes mémorielles collectives ultérieures.
De fait, cette situation d’avant-poste a depuis lors été savamment cultivée par la BDIC, toujours en prise avec son époque et les conflits successifs qui ont émaillé le XXe siècle, dont elle a recueilli les traces multiformes comme elle l’avait fait pour la Première Guerre mondiale. Ce positionnement spécifique, et la sensibilité toute particulière à l’événement qu’il favorise, font d’elle, de manière peut-être paradoxale, une institution parfaitement en phase avec le régime d’historicité 23 présentiste caractéristique de la sensibilité historique des sociétés contemporaines : tandis qu’elle s’est d’emblée attachée à recueillir et à traiter avec rigueur et souci d’exhaustivité une documentation multiforme destinée à venir alimenter le travail des historiens, elle a bientôt également été identifiée comme une ressource de premier ordre pour satisfaire une « demande » mémorielle croissante. Cette ambivalence n’est évidemment jamais aussi sensible que dans une conjoncture commémorative, à l’occasion de laquelle elle est simultanément et intensément sollicitée sur ces deux fronts.
Eu égard à son histoire propre, la BDIC joue évidemment aujourd’hui un rôle de tout premier plan dans l’événement-commémoration du centenaire : étape incontournable au cours des recherches de tout spécialiste de la Grande Guerre, son triple visage, à la confluence du dépôt d’archives, du musée et de la bibliothèque 24, l’a par ailleurs érigée en ressource non moins essentielle pour la Mission du Centenaire ainsi que pour l’ensemble des institutions et collectivités – et elles sont nombreuses – engagées dans l’accompagnement scientifique ou culturel des commémorations officielles ouvertes en 2014. À l’heure où « mémoire », « patrimoine », « commémoration », « identité » « sont aussi des mots d’ordre, des pratiques et qui se traduisent par des politiques », « autant de manières de convoquer du passé dans le présent, en privilégiant un rapport immédiat, faisant appel à l’empathie et à l’identification 25 », elle incarne à ce titre une synthèse remarquable, saisie par la patrimonialisation – fût-ce à son corps défendant –, entre les attributs potentiellement contradictoires de lieu de savoir, lieu d’histoire et lieu de mémoire désormais partagés par nombre de bibliothèques. De ce point de vue, la conjoncture commémorative rappelle que si l’institution culturelle et/ou patrimoniale, et la bibliothèque en particulier, est ainsi avant tout caractérisée et caractérisable par les usages qui sont faits de ses ressources et des fruits de son travail, elle ne saurait toutefois être réduite à l’un ou l’autre d’entre eux. Multiples, possiblement et même fréquemment divergents, voire incompatibles, ces usages n’engagent en rien la responsabilité de ces institutions, et ne sauraient, a fortiori, remettre en question l’intérêt de l’accomplissement par elles des missions qui leur sont assignées. Bien au contraire : résolument tournées vers la longue durée, ces missions, si elles sont susceptibles d’être troublées, instrumentées ou détournées par l’« écume 26 » événementielle – à tous les sens de ce dernier adjectif –, garantissent en effet en tout état de cause l’accessibilité pérenne des sources nécessaires à une connaissance raisonnée de la période considérée : l’écoulement du temps est alors finalement le meilleur garant d’une certaine forme de conjuration des risques de déformation et de distorsion de l’événement liés au régime présentiste, à travers la lente décantation historique et historienne des ressources accumulées qu’il rend possible.
Les circonstances initiales de réception et d’incorporation de l’événement commémoré ont donc, on le voit, largement commandé, sur le long terme, les modalités de redécouverte, d’exhumation et d’exploitation de ses traces en bibliothèque, à l’issue parfois d’un long travail d’excavation et de toilettage. À cet égard, si la perspective de la commémoration du Centenaire a assurément représenté un puissant aiguillon pour certaines d’entre elles, en leur offrant une fenêtre de visibilité événementielle d’une ampleur et d’une portée inédites, il n’en demeure pas moins que cette surrection – multiforme et bien réelle – des collections de guerre et de l’événement commémoré qui en résulte doit toujours être resituée dans le temps long des collections de guerre comme des bibliothèques elles-mêmes, afin de mesurer combien le visage offert par ces dernières à cette occasion est tributaire tout à la fois des vicissitudes auxquelles elles ont été confrontées, mais aussi des orientations que chaque établissement a données à son action par la suite.
De l’événement commémoré à l’événement-commémoration : les usages événementiels de la commémoration en bibliothèque
Après avoir ainsi enregistré l’événement en temps réel, à la manière d’un sismographe, les institutions culturelles et patrimoniales vont pouvoir se saisir de la réplique symbolique majeure au séisme initial que représente la commémoration de son centenaire pour orchestrer une valorisation revêtant elle aussi largement des formes événementielles. L’événement-commémoration, qui fait pièce, à un siècle d’intervalle, à l’événement commémoré, est en quelque sorte un événement « au second degré ». Il n’en demeure pas moins un véritable événement en soi, en son acception contemporaine où il « peut même être un fait à venir 27 », fruit d’un travail de construction politique et médiatique arc-bouté sur les dates saillantes du calendrier stato-national.
L’événement comme objet et comme ressource
« L’événement qui survient est un moment, un fragment de réalité perçue qui n’a aucune autre unité que le nom qu’on lui donne. Son arrivée dans le temps est immédiatement mise en partage par ceux qui le reçoivent, le voient, en entendent parler, l’annoncent puis le gardent en mémoire. Fabricant et fabriqué, l’événement est d’emblée un morceau de temps et d’action mis en morceaux, en partage comme en discussion 28. »
En quelques mots et depuis son point de vue d’historienne, Arlette Farge a su admirablement rendre compte de la condition profondément aléatoire, en même temps qu’éminemment performative et dialogique – dialectique, pourrait-on dire – de l’événement. Pour ce qui nous concerne ici, le cheminement observable de l’événement commémoré à l’événement-commémoration, tout comme la place occupée par le premier dans le second – et le visage qu’il y arbore –, sont également de parfaites illustrations de cette extrême plasticité de l’événement, ainsi que des multiples usages qui peuvent être faits de cette notion pour cette raison même. Cette plasticité traduit du reste avant tout la nature foncièrement « artéfactuelle » – mais non moins réelle dans ses effets – de l’événement, que l’on peut compter, avec le temps et l’espace – dont il procède largement –, au nombre de ces « fictions heuristiques » kantiennes ou des « illusions bien fondées » durkheimiennes qui, outils cognitifs à la fois spontanés et savants d’appréhension, de compréhension et de construction du monde social, participent autant à l’intelligibilité qu’au (re)façonnement permanent de ce dernier. Cette malléabilité et la puissance créatrice considérable qu’elle recèle contribuent, derrière son apparente transparence, au caractère relativement ineffable et insaisissable de la notion d’événement – dont l’exact statut épistémologique se révèle dès lors des plus incertain –, et ne sont à l’évidence pas étrangères au succès de cette dernière.
Sa fortune actuelle tient également au fait que, située au carrefour des grilles scientifique et médiatique de construction de la réalité – qui viennent à leur tour in-former celles du sens commun –, elle alimente un processus dynamique, jamais achevé, de (re)lecture et d’interprétation du passé à la lumière du présent, et du présent à l’ombre du passé. Ce phénomène a fait de l’événement non plus seulement une catégorie commune de découpage, de fixation et d’intelligence du réel, passé ou présent, mais également un outil commode de gestion du rapport au temps, que celui-ci soit rétrospectif ou prospectif. À ce titre, l’événement est progressivement devenu une catégorie naturalisée et banale d’organisation, de régulation et de scansion de la vie sociale, une évolution dont témoigne de manière significative la substantivation de l’adjectif « événementiel », intervenue afin de désigner une activité en soi, consistant à développer et à mettre en œuvre des stratégies de communication visant à « faire l’événement 29 ».
Les institutions culturelles et patrimoniales elles-mêmes ne se privent d’ailleurs pas de recourir à de telles méthodes de « publicisation » de leur action. Celles-ci peuvent revêtir différentes formes, comme l’exploitation des possibilités de mobilisation et de dissémination ouvertes par des usages proprement événementiels des réseaux sociaux 30, ou encore l’établissement de parallèles entre les actions menées et les événements auxquels elles sont susceptibles de faire référence. C’est ainsi, par exemple, que le lancement officiel par la Staatsbibliothek de Berlin du programme « Europeana Collections 1914-1918 31 », dont elle a assuré le pilotage, a pu être incidemment comparé à l’appel à contribution émis dans la presse le 20 octobre 1914 par son prédécesseur, la Königliche Bibliothek 32, à laquelle elle doit la détention de sa fameuse collection de guerre « Krieg 1914 ». Bien qu’anecdotique, cette analogie est révélatrice de l’empire du mode de pensée événementiel jusque dans l’accomplissement par ces institutions de leurs missions historiques, quelque peu transformé il est vrai, en l’occurrence, par l’application des technologies numériques et du travail en réseau à la réalisation de ces tâches : collaboratif et ayant vocation à mettre les ressources à la disposition du public le plus large possible grâce au pouvoir de dissémination des outils numériques, ce type de programme requiert à toutes les étapes une forte visibilité, visant aussi bien à s’assurer le concours des partenaires détenteurs des documents les plus pertinents au regard du cahier des charges, qu’à préparer la réception finale de l’entreprise. Dès lors, tant la nature des méthodes mises en œuvre que les fins recherchées plaident pour qu’une audience des plus large soit donnée à l’ensemble du processus. On comprend alors aisément tout l’intérêt de la mise en œuvre d’une stratégie « événementielle » que l’on pourrait qualifier de longitudinale.
Plus généralement, on peut ajouter que cette évolution trouve également sa racine dans une prolifération événementielle plus vaste qui, comme l’a souligné Pierre Nora 33, a de façon manifeste partie liée avec l’inversion de la dynamique commémorative intervenue voici quelques décennies, due au passage d’un modèle historique à un modèle mémoriel de gestion du rapport au passé. L’entrée corrélative dans une « phase de haute fréquence commémorative 34 », caractérisée en outre par l’éclatement du geste commémoratif lui-même, a largement commandé la physionomie arborée par le centenaire, en bibliothèque comme ailleurs : résolument événementielle, à tous les sens du terme, et déclinée en une myriade de manifestations plus ou moins isolées, illustratives de la « patrimonialisation de l’histoire de la guerre 35 » – conséquence ultime de la substitution du modèle mémoriel au modèle historique de la commémoration –, au cours desquelles ledit patrimoine est non seulement, comme à l’accoutumée, objet de monstration, mais également de constitution, ou du moins de réinvention événementielle.
De la réinvention à la production événementielle du patrimoine de la Grande Guerre
La Grande Collecte, qui s’est déroulée en France en novembre 2013 sous le pilotage conjoint de la BnF et du Service interministériel des Archives de France (SIAF), et plus largement les opérations de « Collections Days » organisées depuis quelques années dans différents pays européens, ont elles aussi, à leur manière, vocation et tout intérêt à « créer l’événement ». Issues du programme « Europeana 1914-1918 », ces campagnes ponctuelles et médiatisées de numérisation de documents et objets en lien avec la Grande Guerre détenus par des particuliers sont à l’origine de la constitution de corpus documentaires et patrimoniaux d’un genre nouveau. Exploitant les possibilités inédites ouvertes par l’application des technologies numériques à la constitution, à la gestion et à la valorisation du patrimoine, ces derniers tirent leur originalité moins de leurs contenus, à bien des égards très proches de ressources archivistiques plus classiques, que des modalités présidant à leur réunion – notamment le fait que les documents peuvent parfaitement être restitués à leurs propriétaires après numérisation –, à leur éditorialisation et à la leur diffusion.
Fondées sur la mise en œuvre d’une forme originale de crowdsourcing 36, ces opérations procèdent en effet d’une véritable logique événementielle imprégnant l’ensemble du processus, depuis l’appel à contribution – qui peut tirer profit, comme dans le cas de la Grande Collecte, de ces conjonctures a priori favorables que constituent la célébration de l’armistice de 1918 et l’approche des échéances commémoratives du centenaire – jusqu’à la diffusion des fruits de l’opération, elle aussi potentiellement favorisée par la sensibilisation du plus grand nombre aux enjeux et à l’intérêt de cette période par la voie mémorielle et commémorative. La logique événementielle peut même être poussée jusqu’à la construction d’une manifestation partiellement fondée sur les documents collectés dans ce cadre, comme ce sera notamment le cas de l’exposition « 14-18. Fragments de vie du front à l’arrière, le quotidien pendant la Grande Guerre », qui se tiendra à la Bibliothèque d’étude et du patrimoine de Toulouse du 10 octobre au 20 décembre 2014. Cette exposition mêlera en effet une sélection de documents issus de la collection de guerre de la bibliothèque à des documents et objets fournis par les contributeurs de la Grande Collecte, avec pour ligne directrice l’exploration du vécu intime de la guerre. De fait, tous les ingrédients semblent ici réunis pour produire une manifestation en mesure de susciter l’intérêt des publics desservis : la mise en avant du patrimoine de la bibliothèque, combinée au caractère personnel, voire intime de nombre des pièces collectées, lui confèrent en effet un fort ancrage local qui peut, a fortiori dans un contexte commémoratif plus que favorable, légitimement inspirer à la bibliothèque quelque espoir de succès.
En prenant ainsi part à ce type d’opération, les institutions scientifiques et culturelles que sont les archives et les bibliothèques s’acquittent au surplus plus ouvertement que jamais de la mission patrimoniale et mémorielle qui leur est désormais assignée. Lieux de mémoire autant que d’histoire ou de savoir, elles prennent acte et s’emparent, ce faisant, de la fonction généalogique et identificatoire de la Grande Guerre, à la croisée des histoires individuelles et de l’histoire collective/nationale, pour répondre aux attentes présumées du public dans un contexte commémoratif, tout en concourant activement à la collecte de nouvelles sources potentielles pour la recherche historique.
À la logique événementielle décrite plus haut, consubstantielle à « l’ère de la commémoration 37 », répond par conséquent une structuration similaire de certaines nouvelles formes de patrimoine : de la même manière que l’événement-commémoration est très largement construit et auto-institué, c’est-à-dire s’anticipe et se désigne lui-même comme événement – à la différence de l’événement commémoré qui, conformément à l’étymologie du mot événement lui-même (evenire), renvoie plutôt à quelque chose qui est survenu inopinément, sinon fortuitement –, le patrimoine nouvellement formé au terme de ces opérations événementielles se signale par son intentionnalité, autrement dit par le fait qu’il a d’emblée été pensé et conçu comme patrimoine, du moins comme susceptible de « faire patrimoine ».
Ainsi des fruits de la Grande Collecte qui, s’ils sont formés de pièces indéniablement authentiques et contemporaines du conflit, font en quelque sorte l’objet d’un fétichisme ou d’une « fétichisation » – au moins de la part de leurs donateurs – directement suscités par les circonstances singulières – à la fois institutionnelles, commémoratives et événementielles – de leur réinvention, encore majorés par la place de choix occupée par la Grande Guerre dans l’imaginaire collectif national. En cela, la Grande Collecte constitue un nouvel avatar, numérique, de l’« émoi patrimonial », cette « fièvre de conservation du visible indistinct » diagnostiquée voici déjà près de trente ans par Jean-Pierre Rioux 38. L’accentuation de l’inflation patrimoniale qui en est le corollaire, si elle démultiplie théoriquement les voies et les modalités d’appropriation d’un patrimoine plus polymorphe et protéiforme que jamais, porte néanmoins également en germe le risque, et ce même dans l’hypothèse d’une indexation et d’une contextualisation performantes, d’écraser les usagers sous un foisonnement et une masse d’informations excédant de beaucoup l’entendement et les capacités cognitives humains 39.
Mais ce nouveau type de patrimoine peut aussi se présenter sous la forme du recueil de « données » attendues et anticipées – comme à l’occasion de la « collecte ciblée » réalisée par le service du dépôt légal numérique de la BnF tout au long du cycle commémoratif 2014-2019 40 –, voire « produites » ou « provoquées » – comme dans le cadre du labex Les passés dans le présent : histoire, patrimoine, mémoire réunissant des chercheurs de ParisTech et de l’Institut des sciences sociales du politique de l’université de Nanterre, la BnF et la BDIC 41 – par la commémoration elle-même : cette dernière fait alors largement écran par rapport à l’événement commémoré, et ouvre aux sciences sociales et à une histoire « au second degré 42 » un terrain d’observation et d’expérimentation amené à éclairer peut-être davantage les représentations et usages commémoratifs contemporains de la Grande Guerre que le conflit lui-même.
L’exposition comme outil de valorisation événementielle dans un contexte commémoratif
Outre ces opérations exceptionnelles à bien des égards, qui débouchent sur l’apparition d’un patrimoine d’un type nouveau, les bibliothèques sont évidemment très nombreuses à s’être engagées dans ce que l’on peut désigner comme des initiatives de « réfraction culturelle » de l’événement-commémoration – et donc, par ricochet, de l’événement commémoré –, à travers l’organisation de manifestations patrimoniales et culturelles de divers types. Parmi celles-ci, l’exposition occupe assurément une place de choix : « complémentaire du travail d’acquisition et d’inventaire », dont elle constitue une forme d’« aboutissement 43 », elle permet une valorisation proprement événementielle du travail bibliothéconomique de long terme effectué au quotidien en « back office », le plus souvent de manière relativement invisible et imperceptible pour les usagers et le grand public. À l’intersection du temps long de la gestion des collections – constitutif de cette fameuse « longue durée » de la vie et, par conséquent, de l’identité de la bibliothèque – et d’un temps social jalonné, notamment, par les scansions commémoratives du calendrier national, l’exposition matérialise la synchronisation ponctuelle de ces deux ordres de temporalités, d’ordinaire relativement cloisonnés, à la faveur de la résurgence institutionnellement orchestrée d’un événement fondateur ou marquant ayant affecté la vie de la communauté (locale, nationale, etc.), et qui a bien souvent, pour cette même raison, laissé son empreinte dans les collections de l’institution culturelle ou patrimoniale.
Les initiatives se sont multipliées au cours des premiers mois de l’année 2014, dès avant l’anniversaire du déclenchement du conflit proprement dit 44, et le mouvement ne fera que s’amplifier au cours du second semestre. Temps saillant de la vie sociale, l’événement-commémoration fournit une fenêtre d’opportunité idéale pour conjuguer valorisation des collections et affirmation des rôles multiples joués par la bibliothèque : tout à la fois lieu d’histoire, lieu de mémoire, lieu de savoir, comme déjà évoqué, celle-ci est régulièrement amenée à articuler ces fonctions simultanément complémentaires et potentiellement conflictuelles dans la production d’un discours propre 45 qui, à la fois, engage sa responsabilité et réaffirme sa fonction de lieu de débat. En effet, si « dans ses collections, la bibliothèque fournit les armes de la critique, d’un regard distancié, mais ne s’engage pas […], dans une exposition, la bibliothèque s’engage, “montre qu’elle a un point de vue sur le monde” 46 ». À travers les manifestations proposées, elle ne fait donc pas qu’accompagner l’événement-commémoration : elle contribue également, à sa manière, à élargir ou à refaçonner la perception et l’appréhension de l’événement commémoré, en l’abordant sous un angle particulier, correspondant le plus souvent à la nature de ses collections ou à ses domaines de spécialité.
Ainsi de l’exposition « 14-18, Lyon sur tous les fronts » proposée par la BmL, qui s’empare de la conjoncture commémorative afin de valoriser les richesses, encore sous-estimées par les chercheurs et le grand public, de son « Fonds de la guerre 1914-1918 », et d’éclairer par la même occasion le retentissement de la guerre sur une grande ville de l’arrière : placée sous le commissariat scientifique d’un historien reconnu du conflit, Nicolas Beaupré, cette exposition profitera de l’heureuse conjonction du centenaire et de l’achèvement du travail de fond bibliothéconomique déjà évoqué pour tenter de remédier au déficit chronique de notoriété du fonds et lui permettre de franchir ainsi un « palier de visibilité 47 ». Dans ce type de configuration, la commémoration est donc susceptible d’initier dans les établissements un véritable cercle vertueux, qui aura au bout du compte profité autant à la bibliothèque elle-même qu’à sa tutelle et aux usagers. Sa perspective, même lointaine, peut en effet être le déclencheur de toute une succession d’opérations qui vont trouver leur épiphanie dans la manifestation événementielle. Dans le cas lyonnais, l’exposition et ses prolongements encourageront, du moins l’espère-t-on, une exploitation scientifique plus intense du fonds, par ailleurs complété et actualisé par la poursuite de l’alimentation d’un « Fonds additionnel de la guerre 1914-1918 », lui aussi valorisé à l’occasion du centenaire, et qui vise à « accroître en premier lieu la collection imprimée des témoignages de combattants 48 », dont l’importance est, aux dires de Nicolas Beaupré, comparable à celle de la BDIC.
Au-delà des seules collections, la commémoration peut aussi être l’occasion de mobiliser les compétences et/ou domaines de spécialisation de l’établissement pour contribuer à l’éclairage de l’événement commémoré : dans cet esprit, à l’automne 2014, le réseau des médiathèques de Strasbourg mettra à profit à la fois ses ressources patrimoniales et l’expertise de son Centre de l’illustration pour organiser une double exposition, dont les deux volets, agrémentés d’ateliers et de diverses autres manifestations connexes, examineront respectivement d’une part les ressorts graphiques et picturaux de la propagande en temps de guerre (volet « La poudre, l’encre et le plomb : illustrations et contre-illustrations durant le 1er conflit mondial »), et d’autre part les représentations contemporaines de la Grande Guerre à l’œuvre dans un album illustré pour enfants (volet « Les deux soldats »).
Les bibliothèques universitaires peuvent bien entendu elles aussi faire valoir leurs spécificités et thèmes de prédilection : l’École supérieure du professorat et de l’éducation (ESPE) d’Aix-Marseille a ainsi déployé au mois de mars, sur ses sites d’Aix-en-Provence, de Marseille, d’Avignon et de Digne-les-Bains, un cycle de manifestations (expositions documentaires et artistiques, conférences, spectacle) autour du thème «L’enfant dans la Grande Guerre 49 », en parfaite adéquation avec la vocation éducative et pédagogique des ESPE. Ces manifestations l’ont naturellement conduite à puiser dans ses collections propres, mais aussi à solliciter des partenaires prestigieux, comme la BDIC ou le Musée national de l’éducation notamment, des artistes et des spécialistes de la Grande Guerre, ou encore les enseignants-chercheurs et étudiants locaux.
Sa qualité d’institution culturelle dont le public est le plus large, tant du point de vue du nombre d’inscrits et de visiteurs que de l’hétérogénéité de sa composition sociologique, contraint dans le même temps la bibliothèque publique à adapter le contenu et le ton de ses initiatives aux publics qui seront les siens dans le contexte spécifique de la commémoration : si cette caractéristique structurelle l’assure en effet, d’un côté, d’un vivier relativement important de visiteurs potentiels, formé par ce public en un sens « captif » que constituent ses usagers réguliers – qui ne nourrissent pas nécessairement un intérêt marqué pour la Grande Guerre et/ou sa mémoire mais fréquenteront l’établissement à d’autres fins durant la période de l’exposition –, l’événement dans l’événement-commémoration plus large qu’est l’exposition est par ailleurs susceptible de drainer vers la bibliothèque des publics qui ne la fréquentent pas ou peu d’ordinaire, mais dont l’intérêt marqué pour la Grande Guerre ou une curiosité plus occasionnelle, piquée par le contexte commémoratif, les poussera à en franchir le seuil.
Tout l’enjeu pour la bibliothèque consistera par conséquent à proposer une exposition qui, sur le plan du contenu comme de la forme, soit en mesure d’attirer l’attention et de satisfaire ces deux types de publics. L’événement se matérialisera ainsi par exemple dans la bibliothèque par une configuration spatiale et scénographique permettant « de profiter d’un public captif qui va au moins traverser l’exposition 50 », même s’il ne l’aurait pas visitée sans être sollicité. Ce stratagème, relevant pour ainsi dire du « camouflage 51 » – voire de l’embuscade –, ne saurait toutefois produire tous les effets escomptés s’il ne s’accompagne pas d’une anticipation au moins partielle des attentes du public : il s’agira alors de doser habilement ce qui ressortit des représentations partagées et communes de la Grande Guerre – ainsi ces véritables « figures imposées » que sont par exemple le pantalon garance du poilu et la mort de Jaurès 52, ou encore la mise en avant de l’histoire ou de figures locales, traductions de l’ancrage local et social des bibliothèques publiques –, et les apports spécifiques de la manifestation proposée, qui en représenteront en quelque sorte la « valeur ajoutée ». La richesse des collections, la variété des supports à disposition et les apports des partenariats noués sont ainsi les éléments devant permettre à la bibliothèque de « mobiliser du visible pour construire de l’intelligible 53 » sans pour autant sacrifier la complexité à un propos voulu à la fois accessible et pédagogique.
Exposer et s’exposer
La valorisation est donc le maître-mot guidant l’engagement dans l’accompagnement de la commémoration : valorisation des collections, évidemment, mais aussi valorisation de savoirs et de savoir-faire, qui trouvent dans la manifestation événementielle, dont l’audience et la portée sont mécaniquement majorées par le contexte commémoratif plus large, une opportunité de s’exprimer et de se dévoiler au grand jour. En effet, lors de l’exposition commémorative, peut-être davantage encore qu’à travers toute autre initiative d’action culturelle plus routinière, la bibliothèque s’expose, à tous les sens du terme. Produit de la politique culturelle d’un établissement, l’exposition, de manière générale, « en est elle-même une manifestation : de la nature des collections conservées, mais également de la relation que la bibliothèque entend tisser avec le public à travers la présentation des documents 54 » ; en un mot, de l’identité de cette dernière, dont l’exposition constitue un instantané, une saisie à la fois fugace et transitoire, ou encore, pour filer la métaphore photographique, un révélateur, de la même façon que l’événement, dans et par son surgissement, peut contribuer à révéler des structures sociales demeurant largement invisibles en temps ordinaire.
Mais la bibliothèque s’expose également en ce qu’elle met à l’épreuve et réaffirme plus que jamais, à cette occasion, son indépendance et sa liberté d’initiative. « Caisse de résonance 55 » des politiques publiques portées par ses tutelles – et les commémorations en font assurément partie –, elle cultive en effet pourtant dans le même temps sa latitude d’action dans l’abord d’un geste commémoratif officiel généralement considéré comme « tout entier tourné vers la production d’un consensus ou d’une unanimité auxquels les pouvoirs publics adossent régulièrement leur légitimité 56 ». La préservation, sinon le renforcement par la bibliothèque de sa légitimité propre passe alors par la production d’un discours à la fois rigoureux et équilibré, porté et assumé par la/le ou les commissaire(s) d’exposition : rigoureux car scientifiquement fondé – à travers le recours, fréquent, à l’expertise d’un conseil scientifique formé à cet effet –, et équilibré en ce qu’il revendique, dans la limite du possible et sans pour autant verser dans un irénisme bon teint, la représentation des différentes lectures du conflit, dans leur pluralité et leurs inévitables antagonismes. Si, par la même occasion, elle s’expose fatalement à des critiques voire à des attaques plus ou moins fondées, elle remplit ce faisant son rôle de lieu de débat, c’est-à-dire d’espace – physique et intellectuel – susceptible de faire débat lui-même comme de nourrir le débat par les divers matériaux qu’il met à disposition. Autant d’apports et de garanties que peuvent faire valoir les bibliothèques en réponse à la crainte, formulée par l’historien et président du conseil scientifique de la Mission du Centenaire Antoine Prost, « de voir déferler une vague redoutable de stéréotypes, de discours figés, dont le rapport avec la réalité historique est incertain et qui donnent du conflit une image convenue, conforme aux idées admises aujourd’hui beaucoup plus qu’à la vision de l’histoire 57 ».
L’observance bien comprise de l’« injonction commémorative 58 », qui découle autant de leurs missions institutionnelles que de l’anticipation pragmatique d’attentes sociales fortes stimulées par l’effervescence entourant le centenaire, place donc finalement les bibliothèques face à des responsabilités qui peuvent se muer en autant d’opportunités, et vice versa : la commémoration peut notamment, à travers l’obtention de financements inenvisageables dans un autre contexte, ouvrir la voie à des programmes ambitieux – comme des campagnes de numérisations ciblées par exemple – qui vont, dans une certaine mesure, reconfigurer le champ des sources et ressources à la disposition des chercheurs comme du public non spécialiste. Dans le même temps, les manifestations scientifiques, culturelles et patrimoniales organisées – ou auxquelles elles auront pris part – auront quant à elles contribué à transformer, fût-ce à la marge, la connaissance et les représentations de la Grande Guerre, des évolutions notamment matérialisées par les innombrables publications de tous ordres dont elles n’auront d’ailleurs pas manqué de faire l’acquisition. En cela, l’événement – l’événement-commémoration en l’espèce –, en bibliothèque comme ailleurs, « opère [bien] à la façon d’un infusoire [sic]. Il actualise dans l’instant des dispositions qui le précèdent ; il reconfigure, parfois durablement, l’horizon des référents communs 59 ».