Dictionnaire du livre de jeunesse
Isabelle Nières-Chevrel (dir.)
Jean Perrot (dir.)
Éditions du Cercle de la Librairie, 2014, 989 p., ill.
ISBN 978-2-7654-1401-8 : 89 €
Encore un dictionnaire sur le livre de jeunesse ? – Non : Enfin un dictionnaire sur le livre de jeunesse. Bien sûr, ce n’est pas le premier, et dans la préface les auteurs évoquent leurs devanciers : Pierre Seghers (1969), le CRILJ (1995), Marc Soriano (1975), qui restait jusqu’à aujourd’hui un ouvrage de référence, Nic Diament (1993), etc. Mais c’est un ouvrage qui fait le choix d’une certaine exhaustivité, en traitant à la fois de l’histoire et du contemporain, du texte et de l’image, du domaine francophone et des influences étrangères, de la presse, de l’édition, et qui propose des aperçus sur de nombreux thèmes et domaines.
Abondamment et bellement illustré en couleurs, il permet de découvrir ou de revoir des éditions rares ou anciennes, de superbes gravures (par exemple celles de Castelli qui illustre Les malheurs de Sophie), et de constater en un coup d’œil l’extrême variété des styles et des formats. C’est tout un voyage en feuilleté. Le dictionnaire, « livre magique », est aussi bien un outil de recherche qu’un aliment pour ceux que mène « le goût du hasard, de la flânerie, de l’imprévu ». Ainsi, à la lettre D, on trouvera Alexandre Dumas suivi de Philippe ; à la lettre P, la notice « Plon » précède celle consacrée à l’abbé Pluche (merci au dictionnaire de citer si souvent l’« encyclopédiste chrétien », ce pédagogue trop oublié aujourd’hui), qui lui-même côtoie (!) « Pocket », « Poésie », « Pol » (Anne-Marie).
C’est fort justement que les auteurs ont donné pour objet et titre à leur ouvrage non la littérature de jeunesse mais le livre de jeunesse. Il y est autant question de l’objet-livre, sa forme, sa fabrication, sa diffusion, que de son contenu, texte et image. Les entrées proposent des noms d’auteurs et illustrateurs, de Nora Aceval (conteuse franco-algérienne née en 1953) à Edouard Zier (peintre et illustrateur français né en 1856), en passant par Claude Boujon, Paul Cox, Jean Joubert, Agnès Rosentiehl, ou Nicole Claveloux et Christian Voltz, en passant par Gustave Doré et Lorioux. On y trouve aussi des imprimeurs-typographes comme Didot et Mourlot, des maisons d’édition, des collections, des journaux anciens et modernes depuis les « magasins » de Madame Leprince de Beaumont, Berquin et les autres, jusqu’aux P’tites princesses nées en 2003…
Cette forme du dictionnaire permet une grande exhaustivité. Chaque notice est dense, va à l’essentiel, et parfois s’autorise un détour, un détail qu’on ignorait. La lecture en est passionnante. Ainsi, on apprend que Marcel Aymé est parti de l’idée d’écrire des histoires « sans amour et sans argent » avant d’écrire précisément pour les enfants – ce qui pourrait être une définition de la littérature de jeunesse d’autrefois –, qu’on ignore toujours qui se cache derrière le pseudonyme de Marie Brantôme, que Corentin est le frère d’Alain Le Saux (que de pseudonymes en littérature de jeunesse !), que les œuvres de Paul Cox, génial auteur du « Livre à taches », sont aussi variées que cohérentes et proches de la sculpture et du jeu, ou que Lucie Rauzier-Fontayne, qui mériterait d’être mieux connue (La petite fille aux oiseaux a été réédité chez Thierry Magnier en 2006, espérons que d’autres suivront) a commencé en écrivant des récits sur les traditions cévenoles et la culture protestante.
Certaines notices livrent des résumés d’histoires et font renaître des univers injustement oubliés, comme l’œuvre de René Guillot (seul romancier français qui ait obtenu le prix Andersen, auteur d’ouvrages inoubliables), celles de P. J. Bonzon, de Jacqueline Dumesnil, ou, en remontant plus loin, d’Eugénie Foa, « auteur polygraphe prolixe ». Les auteurs des articles réussissent le pari de caractériser une œuvre de façon synthétique, de dire beaucoup en peu de mots : l’art de la litote d’Elzbieta, l’effet privilégié par rapport à l’histoire chez O. Douzou, etc. La qualité d’équilibre et d’harmonisation de l’ensemble est impressionnante et l’on voit que ce travail gigantesque, mené sur dix ans, a été conduit de main de maître par ses directeurs.
La dimension historique est très présente, des origines (Roti-Cochon, XVIe/XVIIIe s.) au domaine contemporain. On y trouve les grands auteurs des siècles précédents, aussi bien ceux qui ont écrit pour la jeunesse (Fénelon, Madame de Genlis, Balzac, George Sand…) que ceux dont l’œuvre a été proposée à de jeunes lecteurs, avec ou sans adaptation (La Fontaine, Defoe, Swift…). Arrivé à la lettre H, on tombe sur un nœud d’Histoire, avec les excellents articles « histoire » et « historiographie » ; un peu plus loin, on lit un article très complet sur l’illustration (aussi bien le statut et le rôle de l’illustrateur que les fonctions de ces images et techniques d’impression et de reproduction), un autre sur l’imagerie d’Épinal. À la lettre L, on voit apparaître toutes sortes de publics et d’offres qui se veulent adaptées à ceux-ci : littérature pour les demoiselles, livres pour les princes, livres pour les bébés, etc. On découvre aussi l’histoire des livres animés et livres à système, livres d’art, livres de prix… Mais le présent a lui aussi une grande place, avec les auteurs et éditeurs contemporains, jusqu’à un article sur le numérique et un autre sur le genre déjà oublié du récit en vidéocassette.
En somme, c’est une véritable encyclopédie autant qu’un dictionnaire. Les articles de fond sont nombreux (80) et proposent des explorations dans tous les domaines. On a bien sûr une entrée sur les abécédaires – »c’est la première du volume – et d’autres sur tous les genres possibles : « conte » (article de J. »Perrot), « comique », « documentaire », « poésie », « récit de voyage », « roman » (d’aventure, du quotidien, de fantasy…), « théâtre », mais aussi leurs déclinaisons spécifiques à l’enfance : « comptine », « marionnettes », « vies exemplaires », « robinsonnade », « roman scolaire », « roman scout ». La présence d’études sur la littérature populaire, vu ses liens avec le livre de jeunesse, est très bien venue. Si la BD a été quelque peu écartée, formant un domaine trop vaste pour être présenté dans son intégralité, une notice lui est cependant consacrée et ses héros historiques sont bien présents : Tintin, Astérix, Sylvain et Sylvette…
Les phénomènes de la censure (voir l’article « contrôle »), de l’adaptation et de la traduction n’ont pas été oubliés, des articles leur sont consacrés et plusieurs notices signalent les mésaventures de certaines œuvres, trahies à force d’adaptation (comme celle de L. M Alcott, analysée par Isabelle Nières-Chevrel), tandis que la notice « adaptation » pose justement le problème de la frontière entre démocratisation et trahison ; d’autres œuvres, comme celle d’Andersen, ont connu des avatars éditoriaux intéressants. Sur l’école, un excellent article de Francis Marcoin retrace la relation de méfiance puis la liaison entre l’école et la lecture de littérature, lecture privée, puis support aux apprentissages quand elle n’est pas devenue une fin en elle-même.
L’histoire du livre de jeunesse c’est bien évidemment aussi, plus encore que dans les autres secteurs, une histoire de l’édition : l’ouvrage retrace la vie, et souvent la mort, de beaucoup de maisons spécialisées dans le livre de jeunesse, avec leurs acteurs, leurs évolutions. On parcourt le champ, des très célèbres (L’école des loisirs, Gallimard, Seuil…) aux historiques (en vrac : Mame, Père Castor, éditions de l’amitié, Alsatia…) en passant par les novatrices (Delpire, Ipomée, Esperluette, MeMo, Motus…), jusqu’à de moins connues (Les Doigts Qui Rêvent– Ldqr) qui associent lectures en braille et lecture ordinaire. On découvre les raisons de la progression et de la décadence de G. P. Rouge et or ; on voit d’où vient la cohérence du catalogue de Didier jeunesse, comment s’est construit celui de Grasset avec les choix de François Ruy Vidal suivis d’une diversification ; on comprend l’isolement de Gautier-Languereau qui publie de beaux albums au sein d’un groupe Hachette globalement tourné vers la production de masse ; on voit le rebond de Christian Bruel, du Sourire qui mord aux éditions Être, les initiatives d’Olivier Douzou, du Rouergue à Actes Sud : toute une histoire qui se continue.
Le champ du livre de jeunesse est exploré à travers des articles sur les institutions, les prix, les salons du livre, les bibliothèques ; l’un des grands mérites de ce dictionnaire est qu’il s’ouvre sur le domaine européen et que plusieurs entrées de l’ouvrage permettent de mieux comprendre l’importance des échanges et de la circulation des « produits culturels ». Le livre de jeunesse est aussi rattaché à d’autres domaines, notamment celui du jeu ; Jean Pérot, qui a beaucoup étudié cet aspect, a écrit la notice « imaginaire ludique » et Michel Manson a rédigé celle qui concerne le jeu et le jouet.
Pour chaque entrée importante, il a été fait appel à des spécialistes de la question, et l’on est heureux de voir le nom de Nicole Belmont au bas de l’article sur le folklore enfantin, de Michel Defourny sur les livres animés, d’Isabelle Nières-Chevrel sur de nombreuses entrées qui concernent le domaine anglophone mais aussi des thèmes plus larges comme les notices « album », « animal » toutes excellentes, ou ceux de Francis Marcoin, de Jean-Yves Mollier, d’Annie Renonciat, de Nic Diament, de Cécile Boulaire… et celui de Mathieu Letourneux sur la culture contemporaine, ou d’Anne Besson sur la fantasy, pour ne citer que quelques-uns des noms de la centaine d’auteurs qui ont participé à l’ouvrage et dont les spécialités couvrent tous les champs (histoire, littérature, esthétique, économie, sociologie, éducation, médiologie, idéologies…).
On demande à un dictionnaire de l’exhaustivité et de l’exactitude. Sur ces deux plans, l’ouvrage est réussi. Les notices sont suivies de courtes bibliographies bien choisies qui augmentent encore sa capacité à être un ouvrage de référence. Au-delà de ces qualités, il est un domaine où le genre peut se surpasser, avoir une trace d’originalité et parfois une touche de génie ou de grâce, c’est celui du choix des entrées. L’idée de ranger l’article « censure » sous la notion plus générale et plus juste de « contrôle » en est un exemple. Une autre surprise est de trouver des propositions inédites, à côté de domaines plus attendus et recouvrant les entrées de Soriano et des autres auteurs de dictionnaires. La lecture de l’article « discours critique » (Hélène Weis) fait partie des belles surprises et apparaît après lecture comme une évidence tant il montre des éléments essentiels pour comprendre les spécificités du domaine éditorial et de son évolution, la place de l’adulte dans la narration comme dans le paratexte, l’importance de son jugement (quels sont les « bons » livres ?), de sa médiation, quand ce n’est pas dans son intéressement et son désir de manipulation d’un lectorat supposé malléable (ce dont on est un peu revenu, mais d’aucuns y croient toujours – voir la polémique sur l’album Tous à poil). Loin de toute polémique et des phénomènes de mode, ce dictionnaire est fait pour durer.
Comme le Guide de Marc Soriano, il restera pour de nombreuses années un ouvrage de référence. Il aura bien sûr besoin d’être actualisé au fur et à mesure, tant qu’il y aura de nouveaux livres pour les enfants, de nouveaux auteurs, de nouveaux thèmes et peut-être de nouveau genres, avec des maisons d’édition qui auront su surmonter les crises. Cela se réalisera grâce à des médiateurs du livre qui auront su découvrir et transmettre le goût de ces œuvres si riches et si variées. Livre de chevet à feuilleter sans cesse, guide à consulter, il est absolument à mettre entre toutes les mains pour le bonheur et pour la connaissance, pour donner envie de lire ou de relire, pour consolider un « patrimoine » qui a tardé à s’affirmer comme tel en France. C’est tout un pan de la culture francophone qui trouve ici une place et une reconnaissance entières.