La mise au pas des écrivains
L’impossible mission de l’abbé Bethléem au XXe siècle
Jean-Yves Mollier
Fayard, 2014, 510 p.
ISBN 978-2-213-66610-5 : 26 €
Qui connaît l’abbé Bethléem ? Ce prêtre au patronyme aussi prédestiné qu’oublié aurait pu rester une curiosité de la vie culturelle de la Troisième République, ou l’un des nombreux avatars de la résistance du clergé catholique à l’exercice de la démocratie républicaine dans la première moitié du XXe siècle. Censeur infatigable et polémiste émérite, Louis Bethléem (1869-1940) fut de presque tous les combats menés au nom des « bonnes mœurs » contre la liberté de lire et de créer dans la France de l’entre-deux-guerres. Adversaire tenace de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, il n’eut de cesse d’exhorter les pouvoirs publics à se doter d’instruments de contrôle et d’interdiction de l’imprimé, ce qui advint après sa mort par le vote de la loi du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. L’empreinte profonde et méconnue de cette croisade culturelle forme le point de départ du stimulant essai biographique que lui consacre Jean-Yves Mollier, professeur à l’université de Versailles – Saint-Quentin-en-Yvelines et spécialiste reconnu de l’histoire de l’édition contemporaine.
Fils de paysans des Flandres parvenu à la prêtrise malgré la modestie de ses origines, Louis Bethléem se fait connaître dès 1904 en publiant un « guide des bonnes et des mauvaises lectures » à destination de tous les « éducateurs » du monde catholique : pères de famille, dirigeants d’œuvres, professeurs et bibliothécaires. Manuel pratique et didactique, Romans à lire et romans à proscrire. Essai de classification au point de vue moral des principaux romans et romanciers de notre époque finira par devenir, au gré de ses rééditions, un véritable catalogue critique de la littérature occidentale – 17 000 auteurs recensés – et un incontestable succès d’édition, tiré en quarante ans à 140 000 exemplaires. Comme son titre l’indique, l’ouvrage s’efforce de séparer le bon grain de l’ivraie de la production littéraire, et restitue ce partage entre « bons » et « mauvais » livres par un système de notes susceptible d’orienter le lecteur catholique dans ses choix culturels. Il constitue le geste inaugural d’une longue carrière entièrement consacrée à la police des lettres et à la moralisation des esprits, qui trouvera son expression la plus marquante et la plus durable avec le périodique Romans-Revue, fondé en 1908 et devenu après la Première Guerre mondiale La Revue des Lectures.
De ce mensuel, dont Jean-Yves Mollier rappelle la diffusion aussi importante que méconnue dans la France de l’entre-deux-guerres (14 500 abonnés et 25 000 exemplaires vendus chaque mois en 1932), l’abbé Bethléem fait une tribune de son combat contre les « mauvaises lectures ». Le publiciste qu’il est devenu considère sa tâche comme celle du prêtre qu’il demeure : éduquer, éclairer, prescrire. D’où ses mises au point répétées sur la nature de son œuvre de revuiste : un « apostolat par la plume », au nom de la morale et de la foi, et non un exercice de critique littéraire. L’abbé est pourtant un grand lecteur (par nécessité professionnelle et pastorale, si l’on veut !) dont les préférences trahissent parfois un certain goût pour la littérature profane : bienveillant envers les romans de Jules Verne, il sait apprécier et recommander la poésie de Lamartine, voire celle de Victor Hugo. Ce sont bien là les seules concessions faites – et avec quelles précautions ! – par Louis Bethléem à la création littéraire post-révolutionnaire, dès lors que celle-ci paraît s’affranchir des vues officielles de l’Église sur la société. Bien que sa Revue des Lectures reproduise scrupuleusement les décrets de l’Index romain, il n’a de cesse de mettre lui-même en garde contre Balzac, Sue, Dumas, Flaubert, Zola, Mirbeau et autres « pornographes ». Sous sa plume, le théâtre est « l’école du soir de tous les vices » et Molière « doit être rangé parmi les ennemis les plus mortels et les destructeurs les plus impies de la famille chrétienne » (p. 108).
L’abbé Bethléem, on le voit, prend la littérature très au sérieux, et pour cause : loin de se réduire à la dénonciation de quelques auteurs jugés « sensuels » ou « athées », son œuvre se conçoit comme une participation active à la défense d’une « civilisation chrétienne » en perte de terrain et de fidèles, plus d’un siècle après la publication de l’Encyclopédie et la Révolution française. Cet engagement le conduit, dès la fin de la Première Guerre mondiale, à étendre son expertise et sa vindicte à d’autres supports, tout en cherchant de nouveaux moyens d’agir. À partir des années 1920, il engage une véritable croisade contre « l’immoralité publique », s’en prenant tour à tour aux œuvres radiophoniques et cinématographiques, aux magazines féminins, aux petites annonces, aux « mauvaises chansons », à la voyance et à la cartomancie, mais aussi aux matches de boxe et de football, aux foires et aux bals publics, aux plages et au costume de bain. En 1926, fort de l’écho qu’il rencontre dans une partie de l’opinion catholique, il invite les fidèles à combattre la « pornographie » publique en « lacér[ant] les affiches immorales » (p. 212). Joignant le geste à la parole, il déchire à plusieurs reprises des publications qu’il juge obscènes aux kiosques des gares et sur les grands boulevards parisiens, provoquant la surenchère des surréalistes. Dans la Revue des Lectures comme dans les tracts qu’il fait apposer sur les murs de Paris, il revendique une œuvre de « police littéraire » et appelle de ses vœux la naissance d’un « office national d’épuration et de surveillance de la littérature et du théâtre contemporain » (p. 215).
Quoique souvent reléguées au second plan de son action, les bibliothèques ne sont pas absentes de la croisade morale de l’abbé Bethléem. À la nécessité maintes fois affirmée de développer un réseau de bibliothèques paroissiales à même de faire pièce aux cabinets de lecture, s’ajoute une mission de prescription pratique auprès des différentes œuvres des « Bons Livres », ces bibliothèques catholiques itinérantes dont le développement remontait au XIXe siècle. L’abbé peut bien intituler l’un de ces articles « Un danger : les bibliothèques municipales », il a par ailleurs toute conscience de ce que le développement de la lecture publique a de nécessaire et surtout d’inéluctable face à la rage de lire d’une société de plus en plus alphabétisée, et au moment même où Jean Zay et le Front populaire prêtent une oreille attentive aux arguments avancés depuis les années 1920 par les pionniers de la lecture publique. La stratégie retenue par l’abbé est donc moins d’interdire les bibliothèques publiques que d’intervenir dans la composition de leurs fonds, selon l’exemple qu’en donne alors le régime franquiste, dont les « commissions d’épuration des bibliothèques » sont saluées par La Revue des Lectures. À ce sujet, on le voit, l’abbé prêchait pour l’avenir, tant il semble que, quatre-vingts ans plus tard, les méthodes des extrémismes pour conformer les collections publiques à leurs vues politiques n’aient guère changé 1. Lui-même put en constater les effets en 1937-1938, années où il se félicite à plusieurs reprises de ce que sa revue ait été d’un utile secours pour expurger les collections de bibliothèques municipales, sans néanmoins préciser lesquelles. Au lecteur qui s’interroge sur la réalité de ces purges, un retour aux travaux pionniers de Marie Kuhlmann et Nelly Kuntzmann sur la période rappelle aisément qu’il y avait sans doute là, de la part de Louis Bethléem, beaucoup plus de prudence que d’exagération 2…
La radicalisation des théories et des expériences politiques dans les années 1930, particulièrement à partir de 1934, entraîne insensiblement la publication « morale » de l’abbé Bethléem vers le commentaire de la politique, au risque d’encourir l’interdit pontifical qui frappa en son temps L’Action française. L’abbé n’est guère éloigné des idées politiques de Charles Maurras, dont il partage la haine pour les Juifs, les « métèques » et surtout les francs-maçons, au point d’en donner dans La Revue des Lectures des listes nominatives, comme le font ou le feront les tristement célèbres Au pilori ! et Je suis partout. Mort en août 1940, Louis Bethléem n’aura pas le temps de prendre connaissance des premières mesures du régime de Vichy. Oublié ou peu évoqué après 1945, sa véritable victoire consiste, selon Jean-Yves Mollier, dans le vote de la loi du 16 juillet 1949, si fidèle par son esprit, il est vrai, à ses préoccupations de censeur. Rappelons néanmoins avec l’auteur que les forces politiques qui portèrent ce texte et le votèrent dans un assez large consensus (démocrates-chrétiens, socialistes et radicaux en première ligne, sans parler des communistes qui, après l’avoir initié, s’en démarquèrent) furent âprement combattues durant les années 1920 et 1930 par un Louis Bethléem qui leur reprochait précisément leur conception par trop libérale de la diffusion de l’écrit 3. Étonnant renversement, que les motifs économiques de la loi de 1949 – limiter les progrès de l’industrie américaine du divertissement en France – n’expliquent qu’en partie, tout comme le souci commun et très contemporain de protéger une jeunesse jugée vulnérable face à la violence du monde des adultes. À relire les débats qui ont précédé l’adoption du texte, on se convainc surtout que les préjugés en cours sur les « mauvais livres » furent, dans le fond, le plus solide liant politique de cette législation appelée à placer plus durement la création imprimée sous la coupe de la morale d’État 4.
Qu’en conclure, sinon que l’étude parfois ingrate et difficile de la censure reste ce moyen privilégié d’approcher les imaginaires associés à la place de l’écrit dans nos sociétés ? Et comment ne pas s’interroger, à rebours, sur ce que La Revue des Lectures nous laisse malgré nous en héritage ? Ces monceaux d’imprimés dans lesquels « le bon abbé » mit tout son venin et sa verve ne sont sans doute guère plus pour le lecteur d’aujourd’hui que des curiosités aux accents tantôt glaçants, tantôt comiques. Louis Bethléem y est ce publiciste antisémite qui assure à ses ouailles – avec ce ton solennel et inquiétant des prédicateurs qui cherchent à édifier – que la folie meurtrière de Ravachol est la conséquence de sa fréquentation prolongée du Juif errant d’Eugène Sue. Il est ce censeur sourcilleux qui impute la recrudescence de la criminalité juvénile à la lecture de romans policiers, à commencer par le sanglant Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux. On peut bien rire de ces fantasmes grotesques, et ce rire a quelque chose de rassurant jusque dans la distance qu’il paraît imposer à ce fanatisme dont on peut vouloir espérer un instant qu’il est passé d’âge. C’est oublier ou ne pas vouloir s’apercevoir que les mécanismes frustes et puissants que l’abbé Bethléem fait jouer à son profit sont rigoureusement les mêmes qui affectent aujourd’hui – entre autres – la réception des gender studies, l’écoute du death metal ou la pratique des jeux vidéo. Au-delà de ses apports solides et érudits à l’histoire culturelle de la France de l’entre-deux-guerres, ce sont ces mécanismes que la Mise au pas des écrivains donne à voir, et le substrat irrationnel qui leur est nécessaire pour survivre et pour prospérer. On saura donc désormais qui est l’abbé Bethléem, et ce n’est pas le moindre mérite de ce livre que d’avoir choisi de le prendre au sérieux.