Culture Num
Jeunesse, culture & éducation dans la vague numérique
Avec des contributions de Karine Aillerie, Guénaël Boutouillet, Brigitte Chapelain, Alan Charriras, Chantal Dahan, André Gunther, Xavier de La Porte, Laurent Matos, Elisabeth Schneider
C&F Éditions, 2013, 207 p.
ISBN 978-2-915825-31-2 : 20 €
Bizarre petit objet hétéroclite que cet ouvrage collectif à l’édition approximative (subsistent de nombreuses coquilles) qui mêle joyeusement des sujets très variés sous le titre Culture Num : jeunesse, culture et éducation dans la vague numérique. En introduction pourtant, les éditeurs déclarent avoir souhaité « articuler le récit autour des pratiques et des analyses concernant les adolescents et plus largement la jeunesse » afin de faire tomber certains mythes en présentant la réalité de quelques expériences ou expérimentations. Cependant, les différentes contributions qui composent l’ouvrage répondent plus ou moins bien à cette problématique rendant difficile la lecture linéaire du recueil. Revenons sur ces mythes largement relayés par les médias généralistes dont l’idée que les digital natives seraient experts en choses numériques dans la mesure où ils sont contemporains de leur diffusion massive dans les ménages… Pourtant, Mark Prenski 1, qui invente cette expression en 2001, ne fait que théoriser sur le fait que les « natifs du numérique » n’ont pas eu à l’apprendre comme les personnes plus âgées qui ont découvert les outils et les contenus numériques à un âge plus ou moins avancé. Or il le dit dans son article, et, après lui, bien des études l’ont montré, maîtriser l’outil de manière à en obtenir des résultats efficaces et « juste » suffisants pour ses besoins, ne signifie ni compétences sur les contenus, ni sur leur architecture, ni sur leur organisation, etc.
Des contributions très variées autour des multiples facettes du numérique
L’ouvrage est organisé autour de trois grandes thématiques d’un intérêt variable. La première partie, consacrée à ce que font réellement les jeunes sur internet et joliment intitulée « adolescences numériques », permet à trois chercheurs ou chargés d’études de présenter leurs travaux récents sur ces jeunes générations qui constituent l’objet de leurs recherches. La deuxième partie, sur les « pratiques numériques », mêle contributions sur le prêt de liseuses en bibliothèque (rendant compte d’une expérience de début 2011 qui semble déjà appartenir à un passé lointain), l’usage du numérique en atelier d’écriture (où il n’est plus question de jeunesse, objet supposé du recueil), les droits qui s’appliquent à la production musicale à l’ère numérique (le lien au sujet se distend un peu plus), et une contribution de Xavier de La Porte qui retrace l’évolution de la radio depuis 2000 pour le producteur qu’il est (où il est principalement traité des questions de production radiophonique). La troisième partie, consacrée à la culture numérique, rassemble également des articles à l’intérêt varié, l’un que vous lirez certainement si vous êtes fan des web-séries ou des machinimas ; un autre plus en prise avec la thématique supposée centrale de l’ouvrage sur la culture du partage. Enfin, Hervé le Crosnier, coordonateur de l’ouvrage, signe un article fort intéressant sur l’impact du numérique sur l’éducation, où la question est de savoir « comment le numérique s’inscrit dans ces tendances de fond [que sont le partage, la transmission, l’éducation] et les remodèle, au-delà de son usage comme un simple outil pour communiquer et informer ».
Le numérique comme outil de construction de soi
Selon ses centres d’intérêt, on pourra donc piocher certains éléments et en laisser d’autres de côté. C’est ainsi que j’ai lu avec une attention particulière la contribution d’Elisabeth Schneider qui, de façon très pragmatique, a suivi quarante jeunes lycéens pendant quinze mois afin de mieux comprendre leurs pratiques numériques. Elle revient sur l’ennui qu’ils éprouvent à l’école et cette obsession de « donner une épaisseur au temps scolaire ». Échanger des SMS pendant les cours est, explique-t-elle, un remède à cet ennui. Partager sa vie sur Facebook devient « un moyen de mettre en ordre le monde, de le soumettre en nommant les choses, les émotions, les personnes ». Les pratiques numériques intenses de ces cinq classes suivies pendant plus d’un an sont analysées par l’auteur comme des moyens de construction identitaire (Le « Penser/Classer » de Perec devient « Publier-Partager/Classer »), comme si l’étape du partage et de la publication avait non seulement la vertu de combler l’ennui du temps scolaire mais aussi celle d’une mise à distance des événements ou des situations, une façon de se les approprier ou de les maîtriser à l’âge de l’insécurité émotionnelle et physique.
Chantal Dahan, qui écrit sur les « Mutations de l’espace et du temps chez les adolescents », fait écho à cette première contribution en revenant sur l’usage du temps, rappelant que les 12-17 ans passent environ 16 heures par semaine sur internet. C’est pendant ce temps qui échappe à la contrainte scolaire et parentale que les adolescents trouvent « le moyen d’expérimenter [leur] identité et [leur] autonomie en explorant des nouveaux espaces et développer des pratiques sociales en s’appuyant notamment sur les pratiques artistiques et culturelles ». L’auteur insiste sur l’espace de création que peut constituer l’internet pour ces jeunes qui deviennent auteurs de contenus originaux ou remixés.
Enfin, Karine Aillerie propose une contribution où elle replace l’activité de recherche d’information au sein du vaste ensemble des pratiques en ligne (à côté des activités de jeux et de socialisation) en insistant sur le fait que la première « demeure la plus transversale au sein des pratiques internautes ordinaires des adolescents ». Des entretiens semi-directifs lui ont permis de mesurer comment la « recherche pour l’école peut n’être pas seulement liée à la seule prescription scolaire, mais faire l’objet d’une initiative personnelle du jeune, soit par intérêt pour le sujet abordé dans un cours, soit par incompréhension d’un point de la leçon qu’il va décider d’éclairer par ses recherches, par exemple ». Elle montre comment, selon que l’investissement personnel est plus grand dans ces recherches, la pertinence de la sélection des résultats varie. Mais, au-delà de la collecte du contenu glané ça et là en fonction des compétences et de l’intérêt du jeune dans la recherche qu’il est en train de faire, il semble intéressant de retenir l’idée que « le rapport au savoir s’exprime aujourd’hui comme capacité à localiser autant qu’à digérer l’information ».
Ces différents constats sont fort éclairants pour les bibliothécaires que nous sommes, qui devons accompagner ces natifs du numériques vers une meilleure compréhension de la navigation au sein du labyrinthe de l’internet, mais aussi à une meilleure représentation de la cartographie des connaissances, et enfin à une meilleure analyse des contenus pertinents. La profession a donc de beaux jours devant elle, au moins pour jouer le rôle de sémaphore guidant les internautes, même natifs du numérique, dans l’océan des contenus en ligne. Cet ouvrage sympathique réunit quelques éléments précieux pour s’en convaincre.