Numérisation du patrimoine
Quelles médiations ? Quels accès ? Quelles cultures ?
Avec la collaboration de Benjamin Barbier
Préface de Bruno Racine
Éditions Hermann, coll. « Cultures numériques », 2013, 311 p.
ISBN 978-2-7056-8742-7 : 27 €
Alors que les colloques et les journées d’études ont tendance ces dernières années à se multiplier dans le domaine des bibliothèques, ils ne font pas toujours l’objet de comptes rendus et donnent de moins en moins lieu à des actes en ligne et encore moins publiés. Cette absence de restitution formalisée devient préjudiciable à la réflexion professionnelle et amène à une certaine amnésie de ce qui a déjà été débattu.
Avoir réussi à rassembler plus de vingt interventions, provenant d’un cycle de quatre journées d’étude « Institutions culturelles et nouvelles formes de médiation » qui se sont tenues entre 2009 et 2010 à la Bibliothèque nationale de France (BnF), n’est pas le moindre des mérites de cet ouvrage. Ce dernier entend restituer l’état de la réflexion entre histoire et prospective au moment de ces journées d’études, cinq ans après l’annonce par Google de son projet de numériser des millions d’ouvrages et deux ans après la révélation de discussions entre cette même société et la BnF. Ainsi positionné, ce recueil de contributions constitue un ensemble important de témoignages pour écrire l’histoire de cette « affaire » médiatique, aujourd’hui bien documentée, notamment à travers l’ouvrage La révolution du livre : état des lieux, débats, enjeux publié en 2011 aux éditions Odile Jacob, dans la collection « Penser la société », avec les textes de Marc Tessier, Bruno Racine, Jean-Noël Jeanneney, François Samuelson, Bernard Fixot et Teresa Cremisi.
Les enjeux débattus lors des journées d’études organisées par la BnF et les universités de Paris Ouest Nanterre et Paris 8 sur les thèmes « Numérisation du patrimoine et moteurs de recherche » et « Institutions culturelles et nouvelles formes de médiation » sont repris dans la quatrième de couverture et regroupés autour d’une petite dizaine de questions pertinentes concernant les accès (« Comment concilier le droit d’auteur avec la logique de diffusion dans l’intérêt général ? Quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle forme d’économie culturelle ? »), les médiations (« Que devient la notion de collection ? Quels sont les dispositifs d’accompagnement ou de participation ? Quelles sont les nouvelles pratiques professionnelles ? ») et les cultures numériques (« Comment caractériser les cultures informationnelles – information litteracy –, les compétences qu’elles nécessitent en matière de lecture et de recherche d’information, les normes et les filtres qui sont mis en place ? »).
Dans un premier temps, l’attention est attirée par la transcription aussi fidèle que possible des interventions, chacune dans son style, mais le lecteur se rend rapidement compte que manquent à l’appel des contributions aussi importantes que celles de Robert Darnton, de Roger Chartier et de Milad Doueihi, pourtant directeur de la collection « Cultures numériques » dans laquelle paraît ce volume. Cette absence dont le lecteur n’a pas été prévenu dans l’introduction, est d’autant plus dommageable que Bruno Racine les cite dans sa préface comme particulièrement intéressantes et que d’autres contributeurs, comme Bruno Ory-Lavollée, y font référence pages 18 et 20.
En raison de la parution tardive à la fin de l’année 2013, des passages, voire des interventions entières de l’ouvrage peuvent paraître au lecteur comme datés. Des mises en garde sous forme d’avertissements et autres post-scriptums sont là pour l’en informer, comme celui proposé page 153, en avant-propos de la contribution « Les trois dimensions des bibliothèques numériques » de Gérald Grunberg : « Ce texte a été rédigé en 2011, dans un contexte en constante évolution qui a subi de nombreuses modifications. Des actions sont donc ici présentées comme démarrant alors qu’elles sont aujourd’hui terminées – avec parfois des conclusions fort différentes de ce qui était annoncé. Les évolutions de grandes entreprises comme Europeana, postérieures à cet article, ne seront par ailleurs pas prises en compte. Des dispositifs qui ne sont ici qu’annoncés se sont précisés, d’autres ont été créés, les évolutions juridiques ont été nombreuses […]. Ces évolutions devraient figurer dans ce texte, mais, suite au décalage entre la date d’écriture et la date de parution, elles font ici défaut. » Et de conclure à juste titre : « Le lecteur aura donc à cœur de distinguer des informations factuelles, non pérennes, les informations d’ordre théorique qui, pour leur part, constituent toujours un apport à ce champ de recherche. »
Une autre qualité de l’ouvrage est justement la richesse des contributions, parfois engagées et divergentes, proposées aux lecteurs par plus d’une vingtaine d’intervenants, qu’ils soient chercheurs, professionnels ou personnalités scientifiques et culturelles apportant des points de vue extérieurs. Devant cette profusion d’informations, manquant globalement de coordination, le lecteur averti songera sans doute, en consultant ce recueil, à la formule « jeter en touffe sans les mettre en bouquet » déclamée par Cyrano de Bergerac sous le balcon de Roxane et reprise en 2005 par Jean-Noël Jeanneney, alors président de la BnF, pour caractériser la démarche de Google, en affirmant que seuls les bouquets ont un sens.
Dans l’introduction, Bernadette Dufrêne présente de manière très synthétique l’ensemble des interventions en trois temps : « Une nouvelle forme d’économie culturelle », « Culture de masse et masse de la culture », « Numérisation du patrimoine et culture informationnelle ». De manière raisonnée, elle met en valeur l’apport de chaque contribution aux débats.
L’ordre des interventions présentées dans l’introduction est cependant sensiblement différent de celui de la table des matières, également en trois parties : « Moteurs de recherche et numérisation du patrimoine » (Bruno Ory-Lavollée, Yann Moulier Boutang, Daniel Renoult, Jacques Perriault, Bernhard Rieder, Michèle Battisti Sandra Travers de Faultrier et Bernard Lang) ; « Institutions culturelles et médiations numériques » (Bernadette Dufrêne, Denis Bruckmann, Jean-Yves Mollier, Gérald Grunberg, Vincent Puig, Corinne Wegler-Barboza, Geneviève Vidal et Anne-Laure Brisac-Chraïbi) ; « Usages et cultures informationnelles » (Raymond-Josué Seckel, Marc Hiver, Alexanda Saemmer, Hervé Nabarette, Michel Arnaud et Véronique Mesguich).
L’ordre a également été rebattu par rapport à celui des interventions annoncé dans le programme des journées d’études, sans que le sens de cette réorganisation soit explicité, voire intégré aux textes, aboutissant à quelques incohérences, comme à la page 23 où Bruno Ory-Lavollée dit conclure une série d’interventions, là où il signe la première intervention du corpus, ou à la page 304 qui parle d’une « table ronde qui va suivre » alors qu’il s’agit de la dernière intervention.
Tout au long de l’ouvrage, le lecteur ressent l’absence d’une réelle coordination éditoriale, sans possibilité pour lui de relier aisément les interventions mais sans rien enlever à la qualité des contributions des auteurs qui apportent pour la plupart des réflexions originales au débat. Je pense parmi d’autres aux communications de Jean-Yves Mollier, « Collection et lecture, collection et livre », et de Raymond-Josué Seckel, « De l’humanisme de la Renaissance à l’humanisme numérique », reprenant à bon escient l’expression de Milad Doueihi.
Aucune liste des auteurs, indiquant leurs institutions et les fonctions occupées, n’est proposée au lecteur, ce qui lui aurait permis de mieux percevoir le positionnement des interventions divergentes : que Sandra Travers de Faultrier défende le droit d’auteur et s’en prenne à « l’idée rampante selon laquelle le droit d’auteur est une entrave qu’il s’agit de contourner à coup de mesures d’exception » (page 90 de sa contribution « Droit d’auteur et développement durable »), dans le même ouvrage où Yann Moulier Boutang parle page 42 d’un « climat passablement hystérique des groupes de pression des industries culturelles » (« Capitalisme cognitif, numérique et économie ») et Bernard Lang qualifie les éditeurs de « pilleurs de tombes » dans un post-scriptum page 115 à sa communication « œuvres orphelines : intérêt patrimonial contre droit moral ».
Alors que de nombreuses contributions, par exemple celle de Véronique Mesguich, « Amateurs versus professionnels ou experts : quelles nouvelles autorités sur le savoir », insistent à juste titre sur l’importance de l’indexation des contenus pour les « bibliothécaires du XXIe siècle, ancrés tant dans les savoirs et les contenus que dans leur mode d’accès et leur enrichissement documentaire », l’absence d’index à la fin de ce même ouvrage en rend la consultation moins aisée et peut même apparaître comme un comble pour un ouvrage s’interrogeant sur les médiations et les accès.
Affirmant qu’« au contenu d’une publication doit être associée une forme adéquate, le plus souvent, nouvelle », Anne-Laure Brisac-Chraïbi reprend justement page 235 (« Éditer/éditorialiser : quelques réflexions ») les arguments de Pierre Ménard, auteur du blog Liminaire : « Un ouvrage n’est plus uniquement destiné à être lu mais permet au lecteur de faciliter son accès à certaines informations. » Or, pour des actes de journées d’études, « la dimension linéaire traditionnelle du livre » semble devoir être écartée, car ils supposent « une autre logique que la logique linéaire ». Sur de tels sujets, il revenait à cet ouvrage de « passer de l’édition, à l’éditorialisation ».
Regroupant les pistes de lecture proposées par cinq contributions, une bibliographie générale aurait par ailleurs été très utile pour des sujets aussi importants.
En dépit de ces défauts de coordination éditoriale, le lecteur trouvera dans cet ouvrage, selon les vœux des auteurs, « quelques balises utiles pour naviguer à l’ère du patrimoine numérisé » et de nombreux éléments de réponses aux questions fondamentales posées par ces journées d’étude.