L’impératif numérique
Michel Wieviorka
CNRS Éditions, 2013, 64 p.
ISBN 978-2-271-07981-7 : 4 €
Serions-nous en passe d’entrer dans une nouvelle ère, d’assister à un changement profond de nos sociétés, sous l’effet des mutations enclenchées par le numérique ? Telle est la question posée en introduction du court essai L’impératif numérique par son auteur, le sociologue Michel Wieviorka, actuellement administrateur de la Maison des sciences de l’homme (MSH). Possesseur d’un carnet de recherche sur la plate-forme hypotheses.org 1, fondateur d’une nouvelle revue en sciences sociales, Socio, dont l’un des prochains numéros portera sur « Les sciences humaines et sociales [SHS] à l’ère du numérique 2 », ce spécialiste reconnu (entre autres) du racisme se penche ici sur l’impact du numérique sur la recherche en SHS.
Ces dernières seraient à la traîne à la fois dans la compréhension du phénomène « numérique » et dans l’utilisation des nouveaux outils qu’il engendre. L’impératif numérique est ainsi né de cette double préoccupation de l’auteur qui, de par ses fonctions d’administrateur de la MSH, a pris conscience de la dimension globale des changements provoqués par le numérique dans des domaines comme ceux de la recherche, de l’édition ou des bibliothèques. Dans le cadre de sa réflexion, Michel Wieviorka souhaite dépasser le clivage entre les partisans de la rupture enthousiaste à l’attitude saint-simonienne, tels les auteurs des deux volumes de Read/Write Book, Marin Dacos et Pierre Mounier 3, et les contempteurs qui voient en la rupture une vraisemblable régression de l’esprit, incapable désormais de penser « en profondeur », comme le linguiste italien Raffaele Simone 4. Alors que les médias relayent par ailleurs cette oscillation entre louanges (célébration de l’accessibilité et de la créativité) et accusations (dénonciation de la mise en danger de la concentration et de la lecture), les SHS devraient se donner les moyens de dépasser cette opposition par moments simplement rhétorique.
Trois champs d’investigation semblent émerger au sujet du numérique : le premier se penche sur les « liens entre changements généraux et potentialités techniques » et se résume grosso modo au courant des digital humanities 5 ; le second vise la « compréhension des projets et des transformations qui président à l’informatisation de telle ou telle activité humaine ou sociale » et a été notamment illustré par les travaux de l’espagnol Manuel Castells ; le troisième et dernier espace de recherche se préoccupe de l’« étude des nouveaux modes de production et d’acquisition des connaissances » (p. 14-15) avec des chercheurs comme Yves Jeanneret et Emmanuel Souchier. Certaines disciplines renouvellent ainsi leurs approches et leurs fonctionnements à l’aide du numérique : devenant plus collaboratives comme l’histoire, s’ouvrant aux amateurs avec un projet comme « Photo Normandie », alors que le domaine de la littérature a connu la révolution de la mise à disposition d’énormes corpus de textes pour lesquels une analyse systématique (text mining) est désormais possible.
Toutefois, Michel Wieviorka met tout de suite en garde le lecteur contre certaines dérives possibles liées à l’émergence des Big Data : avec le déluge de données, il faut garder la tête hors de l’eau et ne pas se noyer dans l’illusion d’objectivité obtenue par l’accumulation de données chiffrées que Pitrim Sorokim désigne sous le nom de « quantophrénie ». Ces dernières n’en restent pas moins construites par des êtres humains et ne sont compréhensibles qu’accompagnées d’analyses et d’un effort de théorisation. Dans le même ordre d’idées, si l’encyclopédie collaborative Wikipédia se montre fiable concernant les faits, les « concepts » lui font parfois cruellement défaut. En dépit de ces nuances, l’auteur estime que les digital humanities ne doivent pas être condamnées et/ou considérées comme une science au rabais : elles n’en sont qu’à leurs débuts.
Reprenant les réflexions de François Ewald dans le domaine de la santé et de l’assurance 6, Michel Wieviorka replace les digital humanities dans un mouvement sociétal plus général de révolution quantitative du domaine de la connaissance aux deux extrêmes de l’échelle : global et individuel ; le tout permettant de saisir avec plus de finesse le passé et d’anticiper de façon pertinente le futur grâce à une meilleure « connaissance des singularités individuelles et de leurs implications éventuelles » (p. 32). Et le sociologue de souligner au passage les risques liés à l’exploitation de ces masses de données, la récupération commerciale en constituant l’un des plus dangereux et des plus probables.
Dans ce cadre, quel peut être l’apport des SHS à la compréhension de ces différents enjeux ? Outre l’étude de la nouvelle culture infusée de numérique qui prend forme, elles pourraient profiter de cette mutation pour opérer leur renaissance. Le web 2.0 offre des opportunités de coopération, de démocratisation de la recherche et de nouvelles formes de discussion. Plus largement, par ce biais, les SHS contribueraient au renouvellement de la participation et in fine de la démocratie.
La vigilance prônée à l’égard d’un néo-positivisme induit par l’avalanche de chiffres ne devrait pas empêcher l’émergence de nouvelles méthodes bien souvent hybrides. L’on peut ainsi imaginer des protocoles d’enquêtes en sociologie débutant sur la toile pour trouver des sujets via des questionnaires préliminaires pour continuer par des entretiens classiques. Le système actuel, de par sa structuration et son financement, peut-il envisager cette intégration des outils numériques ? Pour Michel Wieviorka, un tel développement passera par la constitution de centres spécialisés comme dans les pays anglo-saxons, faisant travailler et se rencontrer plusieurs corps de métiers (bibliothécaires, chercheurs et ingénieurs) à la recherche de méthodes innovantes.
L’enjeu est de taille : il s’agit de déterminer la direction que pourra prendre le nouveau cours de la recherche en SHS : renouveau ou appauvrissement de la recherche, rébellion contre ou renforcement du système actuel, nouvelles inégalités et formes de domination potentielles via une instrumentalisation des Big Data ? Dans ce domaine, les bibliothèques doivent-elles alors se positionner pour éviter une privatisation des données ? En bref, c’est un appel à la vigilance vis-à-vis des usages possibles du numérique par le pouvoir. Pouvoir que les SHS doivent s’efforcer d’influencer grâce à la « médiation » des résultats de la recherche (que l’auteur conçoit via des think tanks mais d’autres formes pourraient être envisageables). Mais cela ne passera que par une prise de conscience de l’« impératif numérique » qui leur permettra d’« opérer un saut qui soit donc un changement dans la conception qu’elles ont de leur apport à la vie de la Cité » (p. 60).
Au terme de la lecture de cet essai, l’on pourra regretter une réflexion qui expédie un peu vite les caractéristiques de la « rupture » évoquée, en refusant de prendre parti. De même, un catalogue de réalisations, certes intéressantes, semble se substituer à la typologie des champs de recherche esquissée. Il n’en reste pas moins que Michel Wieviorka pose de vraies questions sur les usages, les potentialités et les risques liés au numérique. Ses remarques sonnent justes et l’on pourra utilement les confronter à deux ouvrages récents : Contre le colonialisme numérique de l’italien Roberto Casati et le Manifeste : la connaissance libère du collectif Champ libre aux sciences sociales 7.