Contre le colonialisme numérique
Manifeste pour continuer à lire
Roberto Casati
Albin Michel, coll. « Bibliothèque Idées », 2013, 208 p.
ISBN 978-2-226-24627-1 : 17 €
Après la mort du livre, la mort de la lecture ? Tel semble être le propos de plusieurs ouvrages récents qui reviennent sur les conséquences du numérique sur nos vies (intellectuelles) : de L’emprise numérique. Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies de Cédric Biagini aux éditions L’échappée, à Écrire : à l’heure du tout-message de Jean-Claude Monod chez Flammarion… Le philosophe italien Roberto Casati, directeur de recherches au CNRS, apporte lui aussi sa pierre à l’édifice avec son essai Contre le colonialisme numérique. Manifeste pour continuer à lire dans la collection « Bibliothèque Idées » d’Albin Michel.
Dès le début de son livre, Casati prend bien soin de réfuter les accusations d’être réactionnaire qui ne manqueront pas d’être proférées à son encontre : « Celui qui s’oppose au colonialisme ne dit pas pour autant que les choses ou les activités non numériques ne doivent jamais opérer de migration numérique : il invoque le principe de précaution. Il dit seulement que la migration n’est pas une obligation qui découlerait de la simple possibilité de migration […] L’anticolonialiste n’est pas un luddiste, et il n’est pas non plus contre le numérique. Dire que l’on est contre le numérique n’a, en réalité, aucun sens ; ce serait comme dire que l’on est contre l’électricité. S’opposer au colonialisme est une autre chose, parce que le colonialisme est une idéologie » (p. 17). Et pour Casati, ce colonialisme a deux cibles qu’il convient de préserver : l’éducation et la lecture approfondie, les deux étant intimement liées.
L’environnement produit par nos sociétés contemporaines serait de plus en plus hostile à la pratique de la lecture approfondie que l’auteur définit comme « l’exercice qui consiste à se confronter à un texte long et complexe sans perdre le fil, en comprenant ce qu’on lit et en réussissant, éventuellement, à le resituer » (p. 22). Pour bien faire comprendre la mutation touchant actuellement le livre, Casati prend pour exemple la photographie : cette dernière – dans sa forme argentique – n’aurait pas été complètement métamorphosée par l’arrivée des appareils numériques mais par l’essor des téléphones portables permettant – entre autres – de prendre des photographies 1. À l’origine revêtue d’une fonction cérémonielle (capturer les événements mémorables d’une vie), la photographie se banalise et devient utilitariste (une béquille visuelle pour notre mémoire). À la source de cette transformation, il n’y aurait pas une nouvelle technologie mais un nouvel usage d’une technologie existante. Dans le cas du livre numérique, le tournant n’interviendrait pas avec des liseuses de plus en plus perfectionnées mais avec l’iPad, qui permet – entre autres – de lire 2. Quel est donc l’avenir du livre au sein de cet environnement ? Casati propose de distinguer différents genres de livres et n’hésite pas à reconnaître que certains sont mieux adaptés au format numérique comme les encyclopédies ou les livres de recettes. Il n’en irait pas de même pour les essais de niveau soutenu d’environ deux cents pages qui défendent une thèse et qui nécessitent une lecture approfondie. Dans ce cas, le livre serait avantageux puisqu’il propose un petit écosystème fini propice à l’éloignement des sources de distraction contrairement à celui de l’iPad qui permet de répondre instantanément à énormément de petits besoins et d’en susciter tout autant… La linéarité offerte par le livre constitue donc l’un de ses avantages, de même que sa matérialité : « En résumé, le livre papier présente toute une série d’avantages cognitifs précisément là où l’on veut y voir des limites technologiques que le livre électronique permettrait de dépasser 3 » (p. 66).
Pourtant, les défenseurs du numérique présentent le passage au livre numérique comme inéluctable : une simple question de temps ou de génération… Contre les tenants d’une « mutation anthropologique » célébrant l’avènement des « digital natives » experts du « multitasking », Casati démonte consciencieusement ce mythe à la définition floue et aux soubassements empiriques faibles. Alors que la plupart des zélateurs du tout numérique, que Casati désigne sous le nom de « colons numériques », se concentrent sur la prétendue aisance des jeunes à utiliser la technologie, ils occultent l’impressionnante maîtrise de la technologie par les sexagénaires qui démontre bien que la bascule s’est opérée quand il n’a plus été nécessaire de lire un mode d’emploi pour se servir d’un ordinateur. Comme le remarque à juste titre l’économiste Paul Krugman, plus notre univers devient numérique et plus nos compétences baissent car les outils sont de plus en plus instinctifs et faciles d’usage. Par ailleurs, les études portant sur l’usage de la technologie à l’école ne vont pas dans le sens d’une systématisation souhaitable : au contraire, les effets positifs liés à l’utilisation de la technologie (le plus souvent en dehors de l’école) recouvrent tout simplement des facteurs socio-économiques. Enfin, plutôt que de parler de « multitasking », Casati préfère employer le terme de « zapping » ou tout simplement de dispersion, ennemie de la concentration propice à la lecture.
Toutefois, Casati reconnaît que même sans le numérique et son idéologie, la lecture est d’ores et déjà menacée. Pour lui, la riposte doit passer par l’école, qui dispose d’un avantage paradoxal qui doit se transformer en responsabilité : souvent considérée comme à la traîne en termes de technologie, elle propose un espace protégé de la distraction et peut donc l’utiliser pour favoriser la lecture. En proposant par exemple un mois de la lecture où les cours seraient mis en parenthèse pour permettre à chaque élève de lire un livre quotidiennement. La bibliothèque aussi peut jouer un rôle analogue, et l’auteur de suggérer des espaces privatisables et du prêt illimité de documents pour créer un sentiment de disponibilité (ce qui est déjà le cas dans de nombreux établissements français). Plus généralement, les solutions de Casati s’inspirent dans leurs principes du livre Nudge : Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness (2008) des universitaires américains Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein qui propose de soigner le « design » lors de la présentation de choix afin de conduire librement un individu à retenir celui qui lui sera le plus profitable 4.
L’expression de « principe de précaution » conceptualisée par le philosophe allemand Hans Jonas et reprise par Casati dès l’introduction de son essai permet de saisir pleinement le positionnement de l’auteur qui, comme sa présence numérique l’atteste, n’est en aucun cas un irréductible amoureux du papier. À l’aide de l’exemple du vote électronique qu’il développe longuement, Casati cherche à montrer que certains domaines ne devraient jamais migrer – la « possibilité de refuser l’innovation » (p. 186) devrait toujours exister – alors que d’autres tirent des bénéfices d’un passage au numérique comme l’encyclopédie et son incarnation la plus connue : Wikipédia, dont il salue la réussite. Les limites à l’emprise du numérique sur nos vies que souhaite définir Casati relèvent avant tout de notre conception de la société et débordent donc le sujet de la lecture : « Le colonialisme numérique ne menace pas seulement nos droits, mais pose de très sérieux problèmes de préservation de notre intégrité en tant que personnes, capables de connaître, d’apprendre et de se développer » (p. 190).