Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ?
Denis Merklen
Presses de l’enssib, collection Papiers, 2013, 349 p.
ISBN 979-10-91281-14-0 : 39 €
Au point de départ de l’enquête de Denis Merklen, il y a le constat d’un phénomène « passé inaperçu » : 69 bibliothèques situées dans « les grands ensembles des périphéries urbaines » ont été incendiées entre 1998 et 2013 (p. 40), dont 32 pendant les émeutes de novembre 2005 (p. 39). D’où la question qui donne son titre au livre issu de l’enquête : « Pourquoi brûle-t-on les bibliothèques ? » Confronté à la perplexité ambiante, Denis Merklen relève le défi : il s’agit de rendre compte sociologiquement d’un phénomène tenu pour « inexplicable » ou « inintelligible » (p. 10-11), en prenant le parti d’y voir un message, à la fois « collectif et anonyme » (p. 32), à interpréter (p. 11). Un message de qui ? Des « classes populaires », des « habitants des quartiers » ou encore du « segment du populaire » caractérisé par sa « marginalité urbaine » (p. 10). Un message adressé à qui ? Aux institutions, à l’État (« la cible de l’action est l’espace public », écrit Denis Merklen, p. 307). Quel genre de message ? Pour être compris, il doit être situé dans le contexte d’une série de « conflits majeurs » (à commencer par l’émeute de novembre 2005 inscrite dans la longue chronique des « violences urbaines ») et de « conflits mineurs » (« incivilités » et indisciplines, p. 129-130, p. 204-205, p. 210-211 1) qui témoignent des rapports difficiles entre les bibliothèques et les quartiers où elles sont implantées. Reste à valider empiriquement cette interprétation et les hypothèses qui la soutiennent, quant aux auteurs, aux destinataires et au contenu du message. « Les incendies de bibliothèques ne sont certainement pas faciles à interpréter », concède in fine Denis Merklen (p. 306). Force est, en effet, de constater que « ces formes d’action ne sont pas accompagnées d’un discours explicite et revendicatif de la part de leurs protagonistes » (p. 306). À quoi on peut ajouter que ce discours absent est également sans signataire ni destinataire.
On aurait tort pourtant de croire que, s’interrogeant sur « l’intention » qui sous-tend les incendies de bibliothèques, l’enquête s’oriente, sinon vers les « suspects » – les « émeutiers » présumés, ces « jeunes qui tiennent le mur » –, du moins vers les lecteurs indisciplinés, fauteurs d’incivilités dans le cadre des bibliothèques : la question « n’est pas à poser à l’auteur ou aux auteurs de l’incendie », affirme en effet Denis Merklen (p. 32). De même qu’il s’emploie à décevoir les « attentes de justification et de rationnalisation » de ceux qui présument que le chercheur va « tendre le microphone aux incendiaires » et « s’entretenir avec les rebelles » (p. 31), on se tromperait en supposant que, s’interrogeant sur la réception populaire des incendies de bibliothèques (« l’essence des incendies est de faire parler », p. 307), il s’adresserait aux habitants du quartier : Denis Merklen oppose une fin de non-recevoir aux « bibliothécaires qui réclament en permanence des études sur leurs publics et leurs usages » (p. 242). Il y voit, en effet, des « attentes quelque peu déplacées qui habitent les classes moyennes, les lettrés », dont les sociologues (p. 31), une confusion entre sociologue et « envoyé spécial » (p. 31) ou « officier de police » (p. 33) et, en définitive, « une terrible faute méthodologique » (p. 32). En quoi consiste-t-elle ? Mettre entre parenthèses les discours indigènes parce qu’ils font obstacle à l’accès aux structures et, en l’occurrence, congédier les auteurs des incendies, supposés incapables de dire quoi que ce soit de leurs pratiques, serait concevable dans le cadre d’une perspective radicalement objectiviste, mais ce n’est évidemment pas celle de Denis Merklen. S’il est vrai que, de façon générale, nous ne savons pas complètement ce que nous faisons et que le constat vaut a fortiori pour « les jeunes des cités » dont les pratiques obéissent sans doute plus à l’impulsion qu’à la préméditation, s’il est vrai, en d’autres termes, que leurs pratiques ont plus de sens qu’ils ne le savent (ce qui n’en fait pas des « idiots culturels », mais ouvre un espace à l’interprétation sociologique de ce qu’ils disent), le constat n’implique pas pour autant qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, mais seulement qu’ils ne savent pas tout ce qu’ils font : dans cette perspective (celle d’une théorie dispositionnaliste de l’action), l’enquête ethnographique, à laquelle les enquêtés acceptent inégalement de se prêter, fait appel à des dispositions réflexives inégalement distribuées. A fortiori, on voit mal comment, dans le cadre de la philosophie intentionnaliste de l’action que revendique Denis Merklen, l’enquête auprès des « acteurs » – en l’occurrence auprès des « jeunes des cités » – pourrait être éludée 2… Bien que « les classes populaires ne soient pas des ethnies éloignées » (p. 273), il est vrai que ce genre d’enquête est confronté à de nombreux obstacles que mentionne l’auteur. Obstacles pratiques (méfiance à l’égard de l’enquêteur, « rapport asymétrique », p. 273) et obstacles épistémologiques (« projection sur les classes populaires d’une vision idyllique », p. 275, « onirisme ethnocentrique » comme dit Derrida p. 276). Le fait est qu’« il est beaucoup plus facile d’enquêter sur la bibliothèque » (p. 44). C’est ce qu’a fait Denis Merklen en réalisant 75 entretiens auprès des personnels de ces bibliothèques (p. 35) qui livrent leurs interprétations des incendies.
On conçoit que la démarche soit difficile à justifier pour un sociologue soucieux de ne pas parler à la place de ceux dont il parle (p. 32) – les jeunes des cités, les habitants des quartiers, les classes populaires – et convaincu, à l’inverse des sociologues qui se désolent « de ne pas pouvoir entendre une parole […] dans le cadre des émeutes 3 » (p. 252), que « la parole n’est pas absente des espaces sociaux où les incendies ont lieu » (p. 306). « La parole existe, elle afflue par torrents, circule, rebondit, se démultiplie », écrit non sans quelque emphase Denis Merklen (p. 32). Il suffit pour s’en convaincre d’écouter les vidéoclips de rap, de lire les blogs de cités (p. 155-160) et « les livres écrits par les habitants des quartiers » (p. 35) : on y trouve, selon l’auteur, un écho des émeutes et des incendies sur fond de critique d’un « État colonial et raciste ». « Il est évident, selon l’auteur (p. 19), qu’il y a là une réelle intelligentsia […] en lutte pour construire une vision du monde et d’eux-mêmes qui échappe à la fois au discours de l’école, des partis politiques et de la presse » : « la banlieue » aurait trouvé en elles ses « intellectuels organiques ». Rétive « à ce que ces segments du populaire soient parlés par d’autres », cette « véritable pléiade d’écrivains » (p. 19) se voit donc créditée du rôle de porte-parole. Mais, comme tous les porte-parole, « elle parle pour les classes populaires de banlieue », aux deux sens du terme. Et, parce qu’on ne peut tenir les représentations produites par cette intelligentsia de banlieue pour un simple « reflet » du point de vue de « la banlieue », il faut s’interroger sur la « représentativité » de ces « représentants » et des « représentations » qu’ils produisent (à la fois autobiographiques et importées de la contre-culture de l’underclass afro-américaine). Les enquêtes disponibles mettent en évidence les propriétés distinctives des représentants par rapport à ceux qu’ils représentent : schématiquement, les « rappeurs » (qui occupent une place centrale parmi les « écrivains de banlieue 4 ») se recrutent prioritairement chez des « exclus de l’intérieur 5 » dont la « bonne volonté culturelle » frustrée par l’école trouve à s’exprimer sur la scène hip-hop (une composante de la « bohème populaire » contemporaine), mais aussi, dans une moindre mesure, dans « le monde des bandes », scolairement plus démuni, qui transpose dans l’univers du rap la logique agonistique du monde des bandes (rhétorique de l’offense : « battles » ou « clashes ») 6. De même, on ne saurait ignorer ce que ces représentations doivent à la logique du sous-champ de production 7. Si le « devoir d’authenticité » (la street credibility) s’impose comme le nomos du sous-champ, on peut néanmoins y distinguer, outre la division du travail mise en évidence par Morgan Jouvenet 8 entre les majors multinationales et les petits labels indépendants et l’opposition rituelle entre « old school » et « new school », 1°) un « pôle médiatique », tremplin vers les « majors », celui des « apprentis artistes professionnels » (« featurings », « street marketing » et « buzz » sous-tendu par la logique du « clash »), 2°) un « pôle économique », « business oriented » (celui des « businessmen de cités »), « gangsta rap », « rap street », « rap ghetto », proche de la culture de rue et de son « habitus agonistique », qui transpose dans l’univers du rap la logique agonistique du monde des bandes (« battles » ou « clashes ») et tente de s’intégrer dans le « sous-champ de grande production », 3°) un « pôle éthico-politique », celui des « rappeurs engagés », éclectique et socialement plus élevé, « rap branché », « rap conscient », « rap militant », pôle de l’engagement artistique qui s’apparente au « sous-champ de production restreinte 9 ». Enfin, même si l’on fait l’hypothèse d’une homologie entre espace de production et espace de consommation – telle ou telle fraction des jeunes des cités se reconnaissant préférentiellement dans tel ou tel pôle –, on ne saurait ignorer les différentes modalités des rapports entretenus avec ces représentations (The Uses of Literacy) : de l’incorporation d’un « prêt-à-porter identitaire » (le « look caillera »), à la distance affichée, en passant par « l’attention oblique 10 ».
Comment rendre compte des incendies de bibliothèques dans le cadre de cette « enquête » ? Denis Merklen propose une première interprétation simple mais vraisemblable. En dépit de l’écart revendiqué par rapport à l’institution scolaire – « lecture plaisir »/« lecture contrainte » (p. 114), « culture ouverte » (médiathèque)/« culture lettrée » (p. 122) –, la bibliothèque apparaît aux « exclus de l’école » comme une « institution parascolaire » (p. 117). Consacrée comme l’école à « la diffusion de l’écrit » (p. 15), la bibliothèque est perçue comme un « sanctuaire de la culture écrite » (p. 18), situé « du côté des instituteurs et des intellectuels » (p. 59), un « emblème » du « groupe des lettrés » (enseignants, bibliothécaires, travailleurs sociaux, etc.) (p. 17). Dans un contexte de « massification scolaire » où la maîtrise de l’écrit revêt une importance stratégique par rapport à la réussite scolaire dont dépend l’accès à l’emploi et où 38 % des plus de quinze ans sont sans diplôme (p. 16), on peut interpréter les jets de pierre ou de cocktails Molotov comme une escalade à partir de conflits mineurs, un équivalent des « violences antiscolaires » (dirigées contre l’école, les enseignants, les « intellos » qui « collaborent avec l’école ») : « résistance au pouvoir de l’institution » d’élèves en situation d’échec, « humiliés par l’école » (p. 124-125) ou révolte des plus démunis contre la domination culturelle exercée par ses institutions emblématiques (p. 153). Mais, cette interprétation circonscrit les signataires du « message » aux exclus du système scolaire et souligne le clivage qui les oppose à ceux qui réussissent à l’école, la division entre ceux qui soucieux de « s’en sortir » entendent « sortir » du quartier (p. 67) et ceux qui, exclus de l’école et de l’emploi (p. 71), y sont « attachés » (aux deux sens du terme).
Denis Merklen propose alors une deuxième interprétation. Dans le cadre de la concurrence entre offres d’encadrement des classes populaires – scolaire (ZEP), politique (municipalités communistes), religieuse (imams, p. 102), sociale (travailleurs sociaux, p. 65), culturelle (« culture hip-hop »), étatique (« politique de la ville »), etc. 11 –, les bibliothèques, quelle que soit la position adoptée dans les controverses récurrentes entre « populisme » et « élitisme » (p. 231), ont pour mission de « promouvoir la culture écrite au sein des classes populaires » (p. 218), d’inculquer « l’idiome d’un groupe social particulier » (celui de l’école, des administrations et de la politique) (p. 283), d’« amener les gens à la culture » (p. 227), « vecteur d’intégration sociale » (p. 284) et, en définitive, de « transformer les classes populaires » (p. 244). Il s’agit donc d’une « intervention d’un groupe social sur le territoire d’un autre » (p. 247), d’une « pénétration » (p. 287) qui suscite des « formes multiples d’opposition » (p. 251) à « l’arbitraire de cette intervention de l’État » (p. 281, p. 317), porteuse « d’une discrimination sociale et raciale qui commence à l’école » (p. 66). Dans cette perspective, « les actes de violence contre les bibliothèques » apparaissent à la fois comme une défense du territoire conçu comme « point d’appui pour l’action collective » (p. 58) et, de façon générale, comme « des actes d’opposition à un projet de transformation sociale par l’État (à travers l’action municipale) » (p. 49). Et, pour peu que l’on considère avec Denis Merklen que « les classes populaires » d’aujourd’hui ne se définissent plus par rapport au « travail » (« la classe ouvrière ») ni par le volume de leurs ressources économiques, scolaires, etc., mais par rapport à la « citoyenneté » (p. 276-280) et à leur « inscription territoriale », on peut interpréter « toutes ces formes de conflit, voire de contestation » (p. 285), « guidées par des soucis d’intégration » (p. 280) et une « conscience affirmée de la citoyenneté » (p. 285, p. 309), comme des « luttes contre l’arbitraire de l’État » (p. 281) porteuses d’une « exigence de démocratie et d’intégration républicaine » (p. 317).
Denis Merklen semble conscient du risque de « surinterprétation abusive » (p. 287) ou d’« excès de généralisation » (p. 277) sans s’interdire pour autant un usage incontrôlé de la synecdoque : les auteurs des incendies « sont-ils seuls ou avec les “habitants” du quartier, avec les “jeunes”, la “racaille”, les “émeutiers”, les “casseurs”, les “classes populaires”, les exclus de l’école ? », s’interroge-t-il (p. 46). « Je parle à partir de l’observation d’une fraction des classes populaires, celle-là mêmes qu’on trouve dans les cités HLM », conclut-il (p. 277). La restriction (insuffisante) s’impose d’autant plus que l’enquête menée contourne, rappelons-le, l’observation de cette fraction (elle-même diversifiée) des classes populaires… Reprochant à la sociologie contemporaine sa « réticence aux théorisations excessives » (p. 287), Denis Merklen revendique « la prise de risques » (p. 287). Ainsi n’hésite-t-il pas à souligner la subtilité des incendies de bibliothèques – « les quartiers parlent à travers des actes qu’ils manient avec finesse comme des messages adressés à l’espace public où il est difficile de se faire entendre », écrit-il (p. 240) – et à conclure qu’il faut les inscrire dans la dynamique de « l’effort des classes populaires pour se doter d’un point de vue, pour organiser collectivement leur expérience du social et pour se placer au sein de la société » (p. 303). Il n’y a pas grand risque à l’inverse à décrire ce genre d’interprétation comme un cas idéal-typique d’« onirisme ethnocentrique » ou, plus précisément, d’ethnocentrisme scolastique d’autant plus débridé qu’il se soustrait au contrôle de l’enquête.