Frères ennemis ?
Les projets de culture populaire et de démocratisation culturelle (1944-1970)
Dans ce premier volet, qui sera suivi d’un deuxième article dans le prochain numéro du BBF, Guy Saez revient en détail sur les relations à la fois connexes, de méfiance, de défiance et pourtant de similitudes, qui ont émaillé les projets de culture populaire issus de la Libération, et les discours institutionnels relatifs à la notion de démocratisation culturelle et à leur mise en œuvre.
Guy Saez offers a detailed exploration of the complicated nature of projects promoting popular culture launched after the liberation of Nazi-occupied France, characterised as they were by mutual mistrust and disapproval despite their similarities. He also explores the institutional discourse surrounding the notion of cultural democratisation and how the projects were implemented. The second half of the article further exploring similar themes will be published in the next issue.
Évoquer l’articulation entre le projet de culture populaire tel qu’il a été énoncé à la Libération et celui de démocratisation culturelle qui conduira à l’institutionnalisation de la politique culturelle de l’État incite à faire preuve de la plus grande prudence. Il s’agit de revenir sur des ensembles flous, longtemps relativement indistincts que nous appréhendons aujourd’hui à travers des catégories durcies par le temps et façonnées par des institutions : le domaine de l’Éducation populaire (EP) et de ses associations, celui de la politique culturelle et de son ministère.
Aujourd’hui, chacun de ces mouvements se présente à nous comme des mondes sociaux, ainsi que les décrit H. Becker, avec une interprétation idéalisée de leur structure propre, et une relation imaginaire à leur genèse 1.
« Revenir », c’est aussi courir le risque de la répétition, et consolider les mythes constitutifs de ces deux mouvements. Dans le rappel constant aux fondations, les jeux de la mémoire et de l’histoire s’entremêlent, ce qui pose de graves problèmes d’identité 2. En renouvelant sans cesse l’enchaînement à des origines (réelles ou imaginaires) ne donne-t-on pas une garantie ontologique, une assurance de cohésion à ces mouvements : on ne se libère pas si facilement de la compulsion de répétition propre au mythe, même lorsqu’on cherche à établir une plus grande vérité des références. Enfin, si l’on y « revient », c’est qu’il y a une certaine actualité de la question, mais cette actualité ne signifie-t-elle pas que l’on va derechef voir s’exacerber les positions des uns et des autres, comme par le passé ?
D’autres obstacles doivent être franchis. Les histoires de l’éducation populaire et de l’action culturelle – conçues à la fois comme des mouvements sociaux et des formes d’intervention publique – sont entreprises dans des cadres institutionnels qui semblent redoubler des séparations elles-mêmes acquises dans le cours de l’histoire institutionnelle des appareils administratifs. Il existe un Comité d’histoire du ministère de la culture depuis 1993 et un Comité d’histoire des ministères chargés de la jeunesse et des sports créé en 2007. Leurs programmes et leurs travaux se recoupent peu. Enfin, on a vécu plusieurs épisodes récents où des tentatives de relier les deux mondes ou de redonner du lustre au plus mal en point ont laissé de l’amertume et de la déception.
Je ne m’étendrai pas sur les problèmes plus méthodologiques concernant les figures de cette articulation/opposition dans le temps. Même s’il est dangereux de découper l’histoire en tranches 3, je propose d’étudier cette articulation en deux temps. On ne contestera pas que la Libération soit un point de départ commode, à condition qu’elle comprenne les « héritages » du Front populaire et de Vichy. On trouvera également un certain consensus pour faire de Mai 68, et de l’effet de Mai 68, une césure dans la vie et la politique culturelles. S’il fallait néanmoins donner quelques arguments solides pour faire de 68 un pivotement, je dirais que c’est le moment où s’inscrit dans la conscience collective une herméneutique du soupçon accompagnée par l’idée d’un suspens de la référence, inflexions jusque-là réservées à une élite intellectuelle. Dans les arts, la littérature, les sciences sociales, toute visée ou tout projet référentiel, supposant une instance de vérité, ou un « grand récit » est renvoyé à l’enfer de l’idéologie. L’acte militant perd de son innocence, la « déconstruction » institutionnalise l’ère du soupçon. En ce qui concerne notre propos, j’y vois aussi le passage entre une conception de la société pédagogique telle que l’espéraient l’EP, ou de la société culturelle voulue par Malraux à une société créative. À ce titre, les travaux de la commission des affaires culturelles du VIe plan en 1971 ont beaucoup insisté sur ce passage : après avoir constaté le malaise des individus face à la société de consommation et rejeté une politique culturelle de contemplation au profit d’une politique de « conscientisation » et d’« esthétisation », le rapporteur écrit « c’est en s’essayant à la création qu’on cesse d’être consommateur et qu’on pénètre dans le domaine de la culture 4 ». Sur un plan plus factuel, voici comment André Philip s’adresse à ses amis de la Fédération française des maisons de jeunes et de la culture (FFMJC) en 1968 : « Depuis deux ans tout a changé. » Il démissionne à ce moment-là, Dumazedier l’avait précédé de quelques mois en démissionnant de Peuple et culture. Malraux et Vilar sont « renvoyés ». Enfin, il ne m’a pas paru utile de contredire l’intitulé de l’ouvrage collectif dirigé par G. Poujol et significativement intitulé Éducation populaire, le tournant des années 70, mais plutôt de lui rendre hommage 5. C’est donc à cette première époque qu’est consacrée la présente contribution. Elle sera suivie d’une analyse de la période des années 1970 à 2000 dans une prochaine livraison du BBF.
Je commence par examiner comment se structurent les logiques symboliques de la culture populaire et de la démocratisation culturelle dans une différenciation qui reste ambiguë. C’est ensuite leur rapport à la matérialité (les équipements, les appareils administratifs) qui leur donne leur véritable consistance, et qu’on perçoit le mieux les raisons de la divergence, que des systèmes d’acteurs de plus en plus autonomes, enfin, ne font qu’entériner.
Le conflit des logiques symboliques
Au sortir de l’Occupation, et au-delà de leurs différences politiques et idéologiques bien réelles, tous ceux qui sont préoccupés par les questions culturelles, au sens le plus large du terme, partagent l’idée qu’il faut opposer à la situation créée par la crise de civilisation qui a conduit à l’abîme, un projet d’expansion économique (la reconstruction) et de développement social (l’État-providence) qui soit en même temps un projet de civilisation, c’est-à-dire une révision de la place de la culture dans la société et une interrogation sur les composantes de cette culture. Certes, ils n’abordent pas ce vaste problème d’une manière purement conceptuelle et ils ne puisent sûrement pas à la même philosophie de l’histoire. Mais ce qui les rassemble c’est qu’ils ne peuvent échapper à cette inquiétude ; ils sont donc forcés d’établir leurs justifications et de les confronter.
Quand on sait quel vent d’optimisme souffle parmi les militants de la culture à la Libération, une première question s’impose : dans quelle mesure l’éducation populaire reflète-t-elle cette inquiétude, et sous quelle forme ? L’enjeu est assez clair : ou bien l’éducation populaire est déphasée de l’évolution culturelle de son temps, aveugle au tragique de l’histoire et ne fait que répéter des recettes d’un optimisme réformiste ou révolutionnaire – à ce stade, les différences importent peu – et dans ce cas les germes de son effacement de la scène publique sont présents dès le début, ou bien elle en est consciente et cette conscience intègre cette dimension dans ses propositions et ses actions. Les témoignages dont nous disposons montrent une grande ambivalence à ce sujet. On est, par exemple, frappés par l’enthousiasme et l’inventivité des mois qui suivent la Libération et de l’esprit résolument positif qui anime les militants. C’est dans cette brève période d’enchantement que la formule la plus chargée d’espoir est celle de « culture populaire » du côté des militants de l’EP, celle de « théâtre populaire » ne semble qu’en être une déclinaison. En septembre 1944, est créée une Direction de la culture populaire et des mouvements de jeunesse au ministère de l’Éducation nationale, confiée à Jean Guéhenno. Dans ce même ministère, à la Direction générale des Arts et lettres, les projets de décentralisation visant à établir un théâtre de création, qui soit un théâtre populaire, s’ébauchent sous la houlette de Jeanne Laurent. À Grenoble, les militants du groupe Peuple et culture publient en janvier 1945 leur manifeste, qui allait devenir celui de la « culture populaire » : il y est question d’une « révolte » contre la séparation de la culture et du peuple. Dans la circulaire n° 2 en date du 13 novembre 1944 de la Direction des mouvements de jeunesse et de culture populaire, Guéhenno écrit que son administration hérite des services mis en place par Vichy, des œuvres post et péri-scolaires et « des services nouveaux destinés à promouvoir, à la faveur de l’événement, la Culture Populaire, c’est-à-dire la culture de tout le peuple ».
« Rendre la culture au peuple et le peuple à la culture. » La cause semble entendue : il y a bien une quête commune à ceux qui portent socialement et politiquement le renouveau de l’éducation populaire, et ceux qui militent pour la création d’une politique de théâtre populaire (bientôt les centres dramatiques nationaux). Cette gemellité apparente ne peut se comprendre sans référence aux analyses tirées des illusions du Front populaire et de Vichy 6.
En effet, que vise-t-on par cette formule ? Sans reprendre ici tout un riche courant d’analyses historiques et sociologiques qui ont examiné sous toutes les coutures les différentes conceptions de cette culture populaire, je me bornerai à deux remarques. La première est que si on juge un mouvement culturel par ses produits, alors la « culture populaire » a peu à montrer : pas d’œuvres, pas de véritable programme, une simple ébauche de doctrine. Certes, elle pourrait s’appuyer sur les espérances du Front populaire. Mais le Front populaire est encore tout empreint d’une mystique de la classe ouvrière. Et, de la même façon que Sartre remarquait qu’il avait manqué à la Révolution de 1848 une poésie qui fut sociale, il a manqué à la montée de la classe ouvrière une culture dans laquelle elle se retrouverait. Les tentatives de produire une culture prolétarienne/ouvrière/populaire/ dans les années 20 et 30 ont peu porté de fruits : on cite toujours quelques ouvrages et écrivains (M. Martinet), voire quelques films et des chansons, mais on est loin d’une culture exprimant les valeurs d’un collectif conscient de lui-même. La marginalisation du courant de la culture prolétarienne sur le plan doctrinal s’est doublée de sa difficulté à trouver un public, de la concurrence aussi d’une veine populiste (E. Dabit). Parallèlement, les souvenirs d’une culture populaire rurale s’estompent ; de toute façon, sa reprise par des auteurs traditionalistes (folkloristes et félibriges) ou par des conservateurs (Barrès) la coupe d’une « culture populaire » urbaine. De plus, Vichy a fait un usage intensif de la culture rurale folkloriste 7. Bien entendu, il existe à la Libération des centres de « culture ouvrière » ou « populaire », plus ou moins lointainement liés aux Universités populaires du tournant du siècle ou d’organismes mis en place au moment du Front populaire par les syndicats, mais ils sont peu nombreux, et d’autre part ils se consacrent principalement à la formation et la promotion des cadres des organisations ouvrières et syndicales.
Sur le plan politique, la décision des communistes au VIIIe Congrès de janvier 1936 de rejoindre le thème plus fédérateur de la « défense de la culture », dont Malraux a été l’un des animateurs les plus en vue, signe la fin de cette conception du populaire. S’il est vrai que les mots « populaire » et « national » doivent être considérés comme quasiment synonymes 8, alors la « culture populaire » dont on parle tant à cette époque a l’immense ambition de s’imposer comme le ciment de la reconstruction. Elle emprunte à plusieurs registres. Le premier serait bien entendu la conception d’une culture capable de reconstruire et de réunifier la nation, problème du tripartisme gouvernemental jusqu’en 1947, problème retravaillé par le gaullisme ensuite. C’est sur ce terrain que s’exacerbe la compétition entre des orientations différentes, des stratégies de surcroît, surdéterminées par des conceptions plus anciennes sur les manières de lier la construction nationale et la culture. Ainsi retrouve-t-on le vieux débat du Contrat social : « Nous ne commençons vraiment à devenir hommes qu’après avoir été citoyens », disait Rousseau. À sa suite, la tradition rationaliste républicaine impose que tout soit subordonné à la fabrication du bon citoyen. Les arts et la culture sont alors les instruments de cette pédagogie du civisme. À cette pensée s’oppose une tradition « esthétique » qui énonce : « Soyons d’abord des hommes, nous deviendrons alors de bons citoyens » ou bien « nous ne devenons hommes qu’à travers l’expérience esthétique », comme le pensait Schiller. L’art et la culture ne sont pas des instruments mais les fins à poursuivre. B. Cacérès a raconté comment dans les équipes volantes du Vercors, on discutait longtemps pour savoir s’il fallait d’abord changer l’homme ou la société, discussions qui font écho à celles qui occupaient les soirées de l’École des cadres d’Uriage entre le personnalisme de Mounier et le marxisme de Dumazedier. De la même façon, il existait un débat au sein de Jeune France entre les « esthètes coincés » restés à Paris et les animateurs inscrits dans la vie provinciale 9.
Mais, comme E. Gellner l’a bien montré, la nation se constitue à travers la diffusion de la culture des élites jusqu’à ce que « la culture savante (devienne) ainsi le medium opérationnel de toute la société 10 ». Il précise : « La culture savante est une culture dont les normes, codifiées par les textes, sont transmises par des écrivains et des érudits spécialisés au sein d’institutions scolaires officiellement reconnues. Elle s’oppose aux cultures populaires dont la coutume est seule gardienne et dont la transmission orale s’effectue, sans autre pédagogie, par l’expérience et les activités de chacun 11. »
On sait aussi que, en dépit de son prestige – ou en raison de ce prestige, dira Bourdieu –, la culture savante, dépositaire des principes qui commandent à la société tout entière, est une culture « réservée » ; l’école se bornant à en assurer la révérence. C’est précisément contre cet usage de la culture dans la construction de la nation que s’oppose la culture populaire. Le sens de cette construction ne peut se borner à être l’universalisation, par le processus de la démocratisation, d’une culture d’élite ni à la croyance universelle que ces principes commandent à toute la société. Le mot de « révolte » utilisé dans la première phrase du manifeste de PEC n’est pas trop fort. Il faut tenir compte de l’élément « populaire », même si ce populaire est plus complexe que l’usage « folkloriste » qu’en a fait Vichy ou l’ouvriérisme du Front populaire. Il est même à ce point complexe qu’il est épistémologiquement difficile de penser que la revendication d’une culture populaire puisse être objectivement ramenée à une manifestation expressive du peuple, ou que telles mesures constituent bien une réponse à des revendications de ce peuple, qui seraient l’effet, par exemple, d’un lien organique entre syndicalisme et EP 12.
Mais elle est puissante. Le succès que rencontre le Manifeste en 1946 pose les termes de ce volontarisme unanimiste qui veut prolonger en idéal national pour le temps de paix l’idéal fraternel du temps de guerre : « La culture populaire ne saurait être qu’une culture commune à tout un peuple : commune aux intellectuels, aux cadres, aux masses. Elle n’est pas à distribuer. Il faut la vivre ensemble pour la créer 13. » La tentative de rénovation à laquelle s’attache PEC et d’autres groupements amis condamne explicitement le rêve prolétarien ou populiste d’une « culture ouvrière ». Là n’est pas cependant son innovation majeure. Elle est à rechercher dans l’appropriation par la « culture populaire » du grand thème de la rencontre entre l’art et la vie. Le vitalisme (« il faut la vivre pour la créer ») de l’EP, tel qu’il s’est déjà exprimé par exemple dans le mouvement des auberges de jeunesse avant la guerre, tel qu’il se diffuse maintenant plus largement, joue un rôle de classement des positions quant à la modernité de l’art, du rapport de l’art au social. L’art moderne refuse la séparation avec la vie.
Dans le langage de l’époque, la culture populaire est un appel à basculer d’une conception de la culture fondée sur des œuvres (à distribuer) au profit d’une conception fondée sur la vie. La question de la réconciliation entre l’art et la vie est une autre manière de penser la pleine réalisation de la vie à travers son esthétisation. Mais les expressions qui tentent de cerner cette réalisation sont ambiguës. Pour nombre d’artistes 14, elles signifient une manière d’abolir la scandaleuse distinction entre forme et contenu, entre représentant et représenté. Contre une existence qui oblige à vivre perpétuellement cette séparation, une quotidienneté de plus en plus segmentée, la « vie » exprime une sorte de réconciliation dans l’ordre de la pensée, de l’art ou de la politique. Peu importe alors que la « vie » soit en réalité hétérogène et en permanence médiatisée par les objets techniques. « L’art n’est point la vie, mais contre-sujet, il demeure réponse à la vie », dit R. Bayer 15. On sait que Malraux a souhaité conserver une psychologie de l’art « humaniste » tout en faisant de l’art un anti-destin. L’EP ne veut pas d’un anti-destin, mais d’un destin tout court, un destin qui puisse se présenter comme une totalité : « Joie, force, intelligence, voilà les trois conditions capitales du théâtre populaire 16. » Là où les militants de l’EP cherchent passionnément et impatiemment une fusion entre l’action dans le monde et sa représentation, Malraux oppose une esthétique et bientôt une politique différente, plus « mûrie » : la mission de la politique culturelle sera une tentative de re-création, d’invention du monde plutôt que de fusion avec lui.
Le terme « vie » peut se comprendre en plusieurs sens. On peut y voir comme un écho baudelairien, une injonction aux artistes de peindre la vie moderne telle qu’elle est et non de se réfugier dans les recettes de l’académisme. Il est vrai que l’académisme a la peau dure 17 ; cela, au moins, les partisans de l’art moderne peuvent le partager. On peut y déceler une philosophie vitaliste qui anime les militants : par exemple, on a parfois évoqué le nietzschéisme de Dumazedier 18, un nietzschéisme plus volontariste que nihiliste. On peut y voir enfin, l’irruption d’une conception « anthropologique » de la culture dans laquelle celle-ci ne se borne pas à un domaine particulier mais embrasse toutes les dimensions de la vie en société. Cette dernière élaboration, influencée par les sciences sociales américaines et l’ethnologie française, va prendre un certain temps avant d’être précisée et de s’imposer, ce qui provoquera la crise de la conception traditionnelle.
Je formerais volontiers l’hypothèse que ces trois définitions possibles ne sont nullement exclusives l’une de l’autre et se trouvent en réalité entremêlées. Mais si les deux premières dimensions ne doivent pas être négligées, j’insisterai particulièrement sur l’innovation que constitue la troisième. Il s’agit en effet d’une élaboration conceptuelle justifiant les interventions dans la « vie » (de loisir, familiale, de travail, etc.) en rupture avec la conception française habituelle de la culture humaniste et des beaux-arts, que P. Bourdieu appellera plus tard « cultivée ». L’enjeu est bien une définition nouvelle de la culture plutôt qu’un combat sur les qualificatifs qu’on pourrait lui accoler. Au moment où elle est formulée, elle reste parfaitement utopique, et cela doublement : d’une part, la « vie », c’est-à-dire aussi l’histoire, va se charger de dissocier les groupes les uns des autres : l’unanimisme transpolitique, le rêve de l’amalgame d’Uriage est bien mort. L’appel à une « culture commune » rassemblant des mondes culturels et sociaux séparés sera d’ailleurs caricaturé au moment de l’intense politisation des années 60. D’autre part, comment imaginer concrètement ce que serait une prise en charge par l’action publique de cette culture populaire coextensive à la vie tout entière ? Ce sera le débat que la politique dite de « développement culturel » tentera de résoudre et qui occupera toute la fin du XXe siècle. J.-M. Domenach fera le constat de cet échec en ces termes : « La culture cultivée s’est répandue grâce à la démocratisation de l’école et aux médias de masse, mais elle est trop éloignée de l’expérience vécue dans la société technique pour fournir les bases d’un humanisme contemporain. Entre Cicéron et l’aérospatiale le fossé est trop large 19. »
C’est précisément cette conception qui va faire problème au moment de la création du ministère des Affaires culturelles. L’interprétation que j’en fais déplace légèrement la focale qui avait été jusque-là pointée sur le débat « éducation/dilection » – l’éducation populaire a une fonction pédagogique, la politique culturelle cherche à faire aimer les œuvres 20 – pour mettre en discussion un clivage plus profond entre deux conceptions de la culture, celle qui s’attache à la tradition des beaux-arts, légèrement modernisée, et celle qui embrasse plus largement l’ensemble des expressions sociales. Au fil des années, les positions évoluent sensiblement lorsque les mondes de l’action culturelle et de l’éducation populaire rencontrent les sciences sociales de manière plus intime et plus continue. La conception « anthropologique » de la culture ne cessera de gagner du terrain. À ce propos, la genèse de la formule « socio-culturel » qui va bientôt prendre le pas sur d’autres formules comme socio-éducatif, devrait être très instructive. Dans les années 60, on opposera volontiers les loisirs comme univers de sens à une action culturelle étroitement « artistique », puis on opposera, comme on le fait encore souvent aujourd’hui la « culture » et les « arts ».
La tension qui se met en place entre la volonté de rénover la conception de la culture et les divers enjeux de l’époque se répercute sur l’évaluation que les acteurs font de la création du ministère des Affaires culturelles. Dans la mesure où cette création est confiée à un écrivain et intellectuel « moderne », on a pu caresser l’espoir qu’une nouvelle conception de la culture allait s’imposer et rassembler tous ceux qui depuis la Libération avaient œuvré pour une politique différente de la simple modernisation (démocratique) du rapport de la société à la culture humaniste et des beaux-arts. C’est la raison pour laquelle une plus grande partie des cadres de l’éducation populaire apporteront localement et durablement leur soutien à l’action ministérielle.
Une autre différence doit être soulignée à propos de l’opposition éducation/dilection. Si l’EP est globalement vue comme le monde des pédagogues par le monde des esthètes, ce n’est pas seulement en raison de sa compulsive pédagogie du civisme. Cette pédagogie souffre d’une conscience malheureuse dans la mesure où l’histoire vient à chaque crise lui rappeler à quel point elle a été insuffisante ou mal conduite. On ne peut conjurer cet échec en répétant les mêmes formules. Un responsable du scoutisme écrit que l’inefficacité provient de ce que « trop souvent, l’on s’est contenté de reproduire les formules et les méthodes d’autrefois 21 ». Ce sera le leitmotiv de Peuple et culture. Innover en cette matière, c’est placer sa confiance dans les nouvelles sciences de l’homme et de la société dans la mesure où elles peuvent déployer la complexité des sociétés et éclairer le chemin que les militants doivent suivre. Le rappel insistant des erreurs du passé, que l’on trouve répété sous la plume de J. Dumazedier, fait aussi rimer jeunisme avec présentisme, comme l’illustre cette déclaration : « Il importe que les adultes comprennent que, dans un monde bouleversé par le progrès scientifique, un monde qui recherche laborieusement son équilibre, le passé ne peut plus guère fournir d’exemples 22. » Signe d’un optimisme et d’un rationalisme ancrés dans l’esprit républicain, il faut inventer des méthodes modernes, c’est-à-dire scientifiques. Rien n’est plus étranger à l’esprit de ceux qui mettent en place l’action culturelle au ministère. Il est très significatif que lorsque le service d’études et de recherche est créé au ministère par Augustin Girard, c’est auprès des « intellectuels » de Peuple et culture qu’il trouvera ses meilleurs soutiens. Ce qui hante Malraux est un autre spectre, celui du profond abîme dans lequel est tombée la civilisation du fait des pulsions barbares, dont l’irruption est toujours possible. Pour un esprit pessimiste, la politique, comme l’avait perçu Schiller, n’apporte pas de réponse à la recherche du bien ou à la question du mal, la sociologie encore moins, malgré ce que croient les positivistes, seule la recherche esthétique… Bien entendu, on ne peut pas prétendre que Malraux en rejetant le militantisme et les sciences sociales, deux caractéristiques de la modernité d’alors, ne soit pas un « moderne » de son époque (ni un « républicain »), mais s’il est moderne, c’est essentiellement dans ses choix artistiques personnels.
L’épreuve de l’équipement : du rêve à la dérive
Si l’on rapporte ces oppositions doctrinales à leurs manifestations concrètes, on est conduit à les nuancer et en même temps à les complexifier. L’engagement dans ce qui va donner et conforter la matérialité de l’EP et de l’action culturelle, c’est la question des équipements. Elle est un rêve qui devient vite une constante obsession. Voici ce qu’en disait Jean Guéhenno en 1928 : « Dans chaque village une maison d’école transformée, agrandie, où il y aura plusieurs grandes salles pour les jeux, pour le travail, pour la lecture… Elle serait un foyer, le foyer de l’esprit moderne, je veux dire une maison rayonnante où l’on irait jusqu’à 16 ans pour apprendre à penser, c’est entendu, mais où on continuerait d’aller après, toute sa vie, parce qu’on serait sûr d’y trouver toujours de la joie et des lumières, tous les moyens de mieux penser encore et de mieux vivre 23. » La circulaire du 13 novembre 1944 déjà citée de Jean Guéhenno reprend cette inspiration : « Nous voudrions qu’après quelques années une maison d’école au moins dans chaque ville ou village soit devenue une “Maison de la culture”, “une maison de la Jeune France”, un “foyer de la nation”, de quelque nom qu’on désire la nommer, où les hommes ne cesseront plus d’aller afin d’y trouver un cinéma, des spectacles, une bibliothèque, des journaux, des revues, des livres, de la joie et de la lumière. Cette maison serait en même temps une maison des jeunes. C’est eux qu’il faut servir d’abord, lancer vivement dans la vie pour qu’ils ne vieillissent pas et ne s’endorment pas trop tôt. Elle serait le point d’appui de nos grandes organisations de jeunes dont par ailleurs nous avons la charge. »
L’équipement est d’abord ce rêve de Guéhenno. À la Libération, ces maisons de la Jeune France et ces maisons de jeunes créées par Vichy, il faut les récupérer et les réorienter. Les initiatives de Vichy, dit encore la circulaire de Guéhenno, « au moins nous laissent l’héritage d’immeubles où nous comptons installer des centres éducatifs de pédagogie active, de culture populaire ». Ce sera la mission de la République des Jeunes, créée par André Philip, qui se transforme en fédération en 1946 puis en Fédération française des jeunes et de la culture en 1948. En 1945, naît à Grenoble une première maison de la culture. Elle est très active, mais sans toit. Elle y appelle Jean Dasté qui y établit une troupe de théâtre. Le grand projet est d’installer la troupe et la maison de la culture de Grenoble au théâtre municipal en bénéficiant de l’appui de Jeanne Laurent. En effet, la décentralisation théâtrale figure comme une mission de l’État dans le décret de création de la Direction des spectacles et de la musique du 18 août 1945. Les discussions sont très avancées et le projet d’un centre dramatique à Grenoble devrait voir le jour. Mais le maire refuse que son théâtre municipal soit occupé par des artistes qui ne programmeront plus les opérettes et les tournées de boulevard auxquelles son électorat est attaché. Le rêve s’évanouit, pour un temps.
La maison de la culture que préconise Guéhenno pousse loin l’intégration des univers éducatifs et culturels. La vision qu’il en donne est à la racine de la conception qu’en auront les « animateurs » et ceux qui, au début des années soixante-dix, vont promouvoir les équipements intégrés. Dans le même temps, les responsables de la maison de la culture de Grenoble, écrivent sous l’influence de PEC un « Projet de maison de la culture ». Les Grenoblois veulent poser les principes d’une politique nationale de décentralisation et on peut aussi concevoir ce texte comme une contribution pour cette nouvelle Direction. Il propose plusieurs catégories de maisons de la culture, des équipements pluridisciplinaires de prestige pour des capitales régionales, des maisons pour des villes d’art, centrées sur le patrimoine architectural et muséographique, des maisons pour des cités industrielles orientées vers la promotion de la culture populaire, enfin, des maisons pour « pays dévastés » qui ont bien besoin d’une autre orientation architecturale et urbanistique que celle du Commissariat à la reconstruction. Pour l’architecture de ces maisons, le projet est très inspiré des conceptions de Le Corbusier et de Jeanneret. Pour mener à bien un tel programme, il faut, dit le texte, « la foi bouleversante des envoyés en mission des armées révolutionnaires 24 ». Si l’on saute quelques années, on trouve dans le document écrit en 1961 par E. Biasini, après de longues discussions avec G. Picon, sur la politique des Maisons de la culture une même inspiration. Et E. Biasini ne s’est-il pas reconnu dans l’envoyé en mission plein d’ardeur 25 ? On peut regretter que les entrepreneurs du ministère en 1961 n’aient pas eu l’élégance de reconnaître la dette contractée à l’égard des pionniers grenoblois de Peuple et culture de 1945.
Si Jeanne Laurent a souhaité répondre à la demande des militants de culture populaire regroupés autour de Peuple et culture à Grenoble, c’est en grande partie parce que la méthode d’action publique qu’elle veut appliquer donne une place fondamentale au dialogue avec les élus locaux d’une part, et avec un « milieu local porteur » d’autre part. Ce milieu local porteur, à Grenoble comme un peu plus tard à Strasbourg, Saint-Étienne ou Rennes, se constitue de groupements d’éducation populaire, de leaders associatifs, de syndicats, d’amateurs qui se reconnaissent sans mal autour du projet de culture populaire. Les créations officielles des centres dramatiques à partir de 1947 sont précédées de la mise en mouvement de ce milieu porteur dans les villes 26. Pour les artistes qui prennent la direction des centres, et qui ont pour beaucoup une socialisation au sein de l’éducation populaire, une expérience du travail au moment du Front populaire puis au sein de Jeune France pendant l’Occupation, il n’y a encore ni conscience ni volonté d’une séparation. E. Copfermann résume ainsi l’état d’esprit : « Pour tenir bon, les pionniers des centres dramatiques devaient se chercher des alliés du côté de ceux qui, eux aussi aspiraient au changement de la société. Ce furent les associations culturelles, mouvements de jeunes et d’éducation populaire, comités d’entreprise...» 27 Le théâtre populaire, on le verra avec le succès du TNP de Jean Vilar en 1951, réunit en un même projet des aspirations venues du Front populaire, de l’Occupation et de la Résistance ; il gardera ses fidèles bien après la parenthèse enchantée de la Libération.
Avec la rapide urbanisation des années 50 et 60, l’équipement devient une réalité administrative qu’il faut planifier, un prolongement du logis pour les urbanistes, un point de rencontre pour les associations locales, un ensemble d’activités pour ses usagers, le lieu d’exercice d’une mission de service public assuré par des fédérations, etc. Il est particulièrement difficile à définir ; il devient à la fois l’objet, l’enjeu, le signe des oppositions entre les deux mondes. Il va les exacerber, et les conflits qu’il suscite seront parfois très violents.
À cet égard, l’exemple de l’opposition entre les villes regroupées dans la FNCCC et le MAC dès 1960 est particulièrement riche. Elle porte essentiellement sur le type d’équipement à proposer aux villes, les conditions de leur production et de leur mode d’existence. L’exposé très clair que nous en a donné Philippe Urfalino 28 distribue en deux camps irréconciliables la nouvelle conception de l’action culturelle que portent Malraux et son équipe à celle qu’expriment, au nom de l’éducation populaire, certains élus. Mais il n’épuise pas la question. On peut se demander en effet, plutôt qu’un échec, s’il ne s’agit pas de la construction d’une politique culturelle portée par deux référentiels en tension permanente, qui, en l’occurrence, se traduit par deux conceptions opposées de l’équipement culturel portées par des réseaux d’acteurs qui vont se spécialiser. L’analyse des politiques publiques nous a souvent conduit à rechercher le référentiel unique à la base de la constitution d’un secteur de politique publique cohérent. On voit ici une pluralité de référentiels possibles en tension. S’il y a débat sur cette conception, il va se concentrer sur les équipements à produire pour une société entrée dans l’âge de l’urbanisation et de la consommation de masse.
Des systèmes d’acteurs sur la voie de la divergence
En se portant sur les équipements, ce débat change aussi de dimension. Les équipements pour l’éducation populaire sont conçus dans une loi-programme de 1961 et ceux qui vont donner son assise à l’action culturelle font l’objet d’une planification au sein de la nouvelle commission du IVe plan. Il serait pourtant faux de croire que cette division distribue définitivement, d’un côté l’éducation populaire, et de l’autre l’action culturelle. En effet, et quand bien même c’est en 1962 que le ministère « reverse » la tutelle qu’il exerce sur certaines fédérations d’EP au Haut-commissariat à la jeunesse, le plan reste l’institution de leur rencontre. La commission de l’équipement urbain est dirigée par F. Bloch-Lainé, haut fonctionnaire passé par l’EP, Uriage et Jeune France. Une commission de l’équipement culturel et du patrimoine artistique se met en place dont le rapporteur est Pierre Moinot. C’est celle des Maisons de la culture. Elle a un objectif d’abord qualitatif, celui d’inventer la Maison de la culture comme nouvel équipement culturel. Au Haut comité, une commission de l’équipement et de l’animation est également créée pour suivre l’exécution de la loi-programme et préparer la suivante. L’objectif est ici plutôt quantitatif : on prévoit de créer entre 600 et 700 équipements du type maison de jeunes, près de 450 foyers ruraux. Énorme effort pour « rattraper le passif », mais aussi énormes enjeux financiers et institutionnels pour des acteurs désormais attachés à la réussite de « plans » bien distincts administrativement.
Les associations d’EP ne peuvent plus douter de la résolution des pouvoirs publics à construire des équipements. Même si les objectifs sont loin d’être atteints, les lois programmes de 1961, et celle de 1963 préparée par le nouveau secrétariat d’État à la jeunesse, changent inéluctablement le paysage des villes. En 1961, une loi sur les congés culturels permet aux jeunes salariés de partir en stage une semaine. Cette mesure vient compléter des dispositions concernant la promotion sociale. La création de l’Office franco-allemand pour la jeunesse est un autre dispositif qui rend aigu le besoin en animateurs. Pour pouvoir gérer tous ces équipements, dans la mesure où il y a consensus pour que cette gestion soit concédée aux associations, il faut disposer d’animateurs en grand nombre ; on évoque les chiffres de 2 000, et même 4 000 postes à pourvoir. C’est au sein du Haut comité, instance consultative, qu’est définie une politique prévisionnelle de la professionnalisation des animateurs et de leur formation.
La période est à la fois à l’euphorie et à la tension entre les associations d’EP et l’administration de la Jeunesse. Pour sa part, le ministère des Affaires culturelles ne propose rien d’équivalent. On comprend donc que la déception symbolique de ne pas avoir été « reconnues » par le ministère est largement compensée par les opportunités qu’offre le secrétariat à la Jeunesse d’autant que son titulaire, Maurice Herzog, fait preuve d’un dynamisme et d’une attention qui tranche avec l’attitude de Malraux. La période qui s’ouvre consacre le règne de l’équipement et l’assomption de l’animateur. Mais si euphorie il y a, elle sera de très courte durée. D’un côté, les missions et les modalités de fonctionnement de ces équipements entrent vite en crise ; de l’autre, les animateurs professionnels se structurent en groupes de plus en plus influents pesant sur l’identité même de l’EP. La dérive menace. Elle est parfaitement expliquée par André Philip dans sa lettre de démission au conseil d’administration de la FFMJC le 31 mars 1968. « Les progrès mêmes de la fédération ont ossifié sa structure ; les Maisons en expansion, accaparées par leur activité propre, ont, peu à peu, perdu le sens de la solidarité fédérale, cela d’autant plus que les délégués fédéraux sont devenus, par la force des choses, des contrôleurs d’administration plutôt que des animateurs d’activité ; les directeurs de maison, au lieu d’être des serviteurs des usagers, sont devenus leurs guides et leur influence croissante dans le conseil d’administration fédéral tend à substituer à l’auto-gestion démocratique l’autoritarisme d’un corporatisme professionnel, les séances du conseil d’administration fédéral sont de plus en plus consacrées à des problèmes de gestion du personnel, négligeant l’animation culturelle qui devait être sa fonction principale. »
Du côté du ministère, la définition du programme d’équipement incombera à E. Biasini, après que P. Moinot a échoué à trouver une articulation entre les deux familles d’équipement. Dès lors, toute l’énergie est absorbée par les équipements et par l’élaboration de la doctrine de l’animation qui les justifie. On change alors d’univers : il faut se faire expert ou à tout le moins sociologue, c’est-à-dire être capable de justifier les besoins en équipement dans un discours qui s’éloigne de la tradition politique et du républicanisme un peu convenu des fédérations pour aborder les problèmes de la civilisation technique, de la modernisation urbaine, du temps des loisirs, etc. Le monde de l’EP est désormais accaparé par son expansion quantitative. Les associations, maintenant dévorées par leur tâche de gestion, peuvent-elles prendre le tournant des sciences sociales et transférer leurs principes et idéaux dans ce nouveau langage ? Il semble que non.
Toutes les Fédérations n’ont pas un « bureau d’études » avec des intellectuels capables d’investir les sciences sociales. PEC va se distinguer : l’association n’a pas d’équipement à gérer et très peu de personnel, elle a en revanche quelques intellectuels productifs. J. Dumazedier, membre de la commission « Équipement culturel et patrimoine historique », et Augustin Girard, au Service études et recherche du ministère, sont d’accord sur la stratégie : la meilleure garantie d’un progrès véritable, c’est la présence auprès des milieux d’animation de chercheurs en sciences sociales. Ils sont également d’accord sur le fait que ces sciences sociales ne seront pas « normaliennes », c’est-à-dire qu’elles garderont une préoccupation d’action, normative. Le thème de la civilisation des loisirs va générer un ensemble de représentations nouvelles. Si PEC continue de se présenter comme un « mouvement de culture populaire », si l’expression est encore employée ça et là, elle est en voie d’être supplantée par la notion de développement culturel. La volonté d’expérimentation propre aux sciences sociales, la participation au processus de planification, l’état d’esprit « moderniste » sont parmi les ingrédients qui vont assurer le succès du développement culturel, et le rassemblement autour de cette nouvelle notion des réseaux de l’ancienne culture populaire 29. Consacrée scientifiquement par le colloque de Bourges en 1964, artistiquement par les Rencontres d’Avignon organisées par J. Vilar la même année, légitimée politiquement lors de la préparation du Ve et du VIe plan : le développement culturel est un signe de ralliement qui dépasse – ou efface – la déception de certaines associations d’EP de ne plus être reconnues par le ministère. Elle offre un concept rassembleur où puissent se retrouver les gens des maisons de la culture et ceux des maisons de jeunes, et à l’intérieur de ces deux institutions ceux qui s’opposent sur le sens à donner à la pratique de l’animation. En effet, si la doctrine officielle du ministère, celle de l’action culturelle, semble nettement inspirée par les idées de prestige et d’excellence artistique pour tous selon la tradition de la démocratisation culturelle, les pratiques à l’intérieur des maisons de la culture reprennent souvent les techniques éprouvées par le théâtre populaire en matière de rapport au public et d’animation. Il faut donc se garder de penser que l’action culturelle est, dès les années 60, une façon de congédier l’esprit et les hommes de l’EP hors les murs. Cela ne se produira finalement qu’au tournant des années 70 et au début des années 80, à la faveur, il faut le souligner, d’une relève générationnelle. Dans ces conditions, le développement culturel garde un certain pouvoir d’unification, au moins intellectuel, des deux mondes. Pourtant, l’observation des pratiques sur le terrain montre que des dynamiques irréversibles sont maintenant enclenchées et que les systèmes d’acteurs s’institutionnalisent en suivant des trajectoires divergentes.
Il y a une grande différence dans la forme de la relation des acteurs culturels avec les pouvoirs publics selon que l’on regarde du côté de Jeunesse et sports ou du côté des Affaires culturelles. Les associations étaient très attentives à ce que l’administration ne se substitue pas à elles, elles s’étaient dotées d’une instance de réflexion, le GEROJEP (Groupe d’études et de rencontres des organisations de jeunesse et d’éducation populaire) pour coordonner leurs attitudes à l’égard de l’administration. La doctrine du faire-faire (par les associations), héritée de Léo Lagrange, leur convenait parfaitement, en même temps il fallait bien un minimum de coordination dans la mesure où les questions de jeunesse ne sont pas un problème sectoriel mais intéressent toutes les administrations : les problèmes de la jeunesse sont ceux de la société tout entière. La création du Haut comité de la jeunesse en 1955, où sont rassemblées les principales fédérations avec des responsables politico-administratifs, inaugure une ère de cogestion entre l’administration et les fédérations d’EP. Ce Haut comité devra à partir de 1958 composer avec le Haut-commissariat à la jeunesse et aux sports qui devient secrétariat d’État en 1963. Le Haut comité et les réflexions du GEROJEP sont à l’origine de la première loi-programme sur les équipements éducatifs et sportifs de 1961. Dans ces instances, on réfléchit également aux conséquences de la production massive d’équipements sur les besoins en animateurs et leur statut salarial. En 1964, un nouvel organisme paritaire, le FONJEP, voit le jour et c’est à lui qu’il incombera de distribuer les postes d’animateurs entre les fédérations et d’engager le dialogue avec les collectivités locales qui participent au financement de ces postes. Les subventions reçues entre 1958 et 1966 ont été multipliées par 14 ! Rien de tel au ministère, ni en matière de cogestion institutionnelle ni même de cogestion des équipements locaux, et rien de tel du point de vue financier. On peut donc considérer que la déception causée par le ministère qui a « reversé » sa tutelle des associations d’EP à l’administration créée en 2003 a été largement compensée par les moyens financiers accrus qu’elles ont reçus.
De même, la création du diplôme de conseiller d’État d’éducation populaire, le 9 septembre 1964 (d’abord pour la cinquantaine de conseillers du secrétariat d’État), est une première institutionnalisation de la formation que les fédérations ont très vite adoptée parce qu’elle légitimait l’expertise des animateurs et offrait la possibilité de définir une carrière. Rien de tel non plus au ministère car l’action de l’Association technique d’action culturelle, créée en 1966 pour assurer la formation des animateurs dépendant du ministère, est restée bien modeste.
Cet ensemble de mesures arrime définitivement les fédérations du côté du secrétariat d’État ; elles offrent une telle expansion aux fédérations, qui maintenant sont en charge du nouveau service public de l’animation socio-culturelle que, comme le dit très lucidement André Philip le jour de sa démission de la présidence de la FFMJC : « Tout a changé. » Faisant appel aux dures lois de la sociologie des institutions, Michel Amiot, dans son travail de 1968 consacré à la question de la consultation dans le domaine de la jeunesse, fait remarquer l’existence d’une dialectique entre l’accroissement de l’importance des fédérations et la domination de plus en plus forte que l’État exerce sur elles. Il ajoute : « Lorsque leurs animateurs seront payés par l’État, jouiront d’un statut de fonctionnaires ou de quasi-fonctionnaires, quel sens peut avoir la consultation de partenaires nationalisés ? 30 »
À la lumière de ce que dit le sociologue, et qui rejoint parfaitement ce que J.-P. Rioux constatait en historien 31, une conclusion provisoire peut être tirée des évènements et débats retracés ici. C’est bien d’un projet global de construction de la nation qu’il s’agit, dont l’enjeu a consisté d’abord à faire coïncider dans l’ordre culturel « populaire » et « national », puis à imposer une vision de ce que devait être cette culture nationale et, enfin, de contrôler ceux qui la nourriraient et l’exécuteraient.