Enjeux scolaires
L’enseignement entre démocratie et démocratie
La mutation profonde des systèmes scolaires depuis une quarantaine d’années n’aurait-elle pas, sous couvert de « démocratisation », renforcé les inégalités ? En effet, l’égalitarisme prôné par tant de pédagogues semble avoir eu pour conséquence directe de niveler l’enseignement par le bas, en dévalorisant la notion de culture au profit de celle de « compétence », rendant impossible toute forme véritable d’émancipation grâce à l’école.
The article argues that profound changes in the education system over the past forty years in the name of democratisation have in fact led to greater inequality. The egalitarianism that is the watchword of so many educationalists seems to led directly to teaching to the lowest common denominator, devaluing the notion of culture in favour of “skills sets” and meaning it is impossible for schools to be the drivers of social mobility they once were.
« L’école » est soumise depuis longtemps à des transformations quasiment ininterrompues, qui en font une institution très instable. Ces transformations continues génèrent des contradictions entre ses différentes strates, entre ses agents, les discours qu’ils portent et entre les couches sédimentées de ses divers moments historiques, dont les principes sont hétérogènes et concurrents. La crise semble en tout cas être le régime régulier d’existence de cette institution, et la réforme continuelle est le mode monomaniaque de son existence.
Pourtant « l’école », ce qu’on appelle ainsi, est rarement interrogée dans ses principes métaphysiques. Elle est l’objet d’un surinvestissement militant, d’une suractivité politicienne et d’une réflexion idéologique abondante, mais la pensée de l’école est rare et sans doute inversement proportionnelle à cet excès et à cette surabondance militante, politicienne, idéologique, et disons-le, administrative. La question de l’enseignement est en effet négligée, désinvestie, oubliée et au fond peut-être implicitement méprisée par la plupart des penseurs et des philosophes.
Avant Derrida, les philosophes ont plutôt eu tendance à séparer le destin de l’enseignement de celui de la démocratie. Ils ont souvent, de Platon à Heidegger, adossé leur pensée de l’enseignement au présupposé, peut-être indéracinable, d’une basiléa philosophique sur la politique. Si on veut aujourd’hui libérer la philosophie de ce désir de basiléa et penser une politique qui n’est plus fondée sur la prétention d’une science générale, une politique sans appui, il faut enfin articuler l’enseignement à la démocratie. C’est dans cette perspective qu’il importe aujourd’hui de mettre la métaphysique de l’enseignement à l’épreuve de son mouvement de transformation mondial qui se nomme et se pense comme un mouvement de « démocratisation ». Ne faut-il pas éclairer l’équivoque métaphysique intrinsèque et essentielle au concept de « démocratisation », si on ne veut pas mettre le démocratique de la démocratie en danger en prétendant la défendre ?
La démocratie, horizon indépassable de notre temps, est comprise aujourd’hui comme l’enjeu le plus général de l’enseignement. Si celui-ci est l’institution privilégiée de la démocratie n’est-ce pas d’abord parce qu’il ouvre et qu’il établit pour tous les conditions du droit de tout dire et de la possibilité de tout penser ? Ce droit de tout dire et cette possibilité de tout penser, sans lesquels la pluralité nécessaire à la démocratie disparaîtrait peut-être, sont-ils défendus ou institués par l’enseignement dit de la « démocratisation » ? C’est la question que j’aimerais poser en jetant sur l’enseignement le regard de l’Ange de l’histoire dont parle Benjamin dans ses thèses de 1940, que je citerai à la fin de ce texte.
Opposée aux réformes de l’école, du primaire à l’université, une fronde commune peut réunir et condenser des revendications contradictoires. Si on veut comprendre ces contradictions, il faut peut-être revenir à la mutation générale et métaphysique qu’ont connue les systèmes scolaires ces quarante dernières années, et peut-être même en deçà, et s’intéresser au système éducatif français, à la systématicité de ses transformations. Un bouleversement de l’essence de l’enseignement et de ses concepts semble en effet avoir imposé, institutionnalisé ce que Claparède appelait en 1892 « une véritable révolution copernicienne en pédagogie », orientée par la finalité générale suivante : contrecarrer la « reproduction des inégalités sociales », « lutter contre l’échec scolaire », « aider les élèves en difficulté », trois syntagmes d’une phraséologie aujourd’hui automatisée. Nous parlons ici des transformations d’une institution et du sens de ses transformations, non des théories diverses et variées qui ont rendu possibles de telles transformations. Il ne s’agit donc pas ici d’histoire des idées pédagogiques, mais du diagnostic d’un devenir et des pratiques d’une institution.
Cette finalité, que certains ont appelée méchamment « humanitaire », par opposition aux traditionnelles « humanités », n’est pas seulement le fait de la réduction métaphysique du politique au sociologique mais elle témoigne aussi de la confusion, décisive philosophiquement, entre le monde et la société. Cette finalité qu’on peut dire « compassionnelle » signe l’appartenance de l’institution scolaire à l’orbe de domination du christianisme et de son principe de charité ou de pitié. Il ne s’agit pas de dire qu’a priori cette finalité est en soi un mal, mais il faut interroger ses effets et demander si l’orientation chrétienne des politiques de l’école est bonne ou mauvaise en effet. C’est la loi Jospin de 1989 qui a répondu, en France, à cette finalité en mettant de manière paradigmatique « l’élève au centre » dudit « système éducatif ».
Ce bouleversement, institutionnalisé du jour au lendemain par la loi d’orientation de 1989, a été porté par une transformation mondiale des sociétés, préparé par des expérimentations marginales qui ont précédé le mouvement de massification de 1977 (collège unique) et de 1985 (fermeture du palier d’orientation vers le cycle professionnel court), et a trouvé un appui idéologique fort, mais peut-être en partie trompeur, dans les travaux de Bourdieu et Passeron. Ce bouleversement a opéré la substitution du projet sociologique égalitariste au projet politique d’émancipation qui régissait jusque-là l’enseignement, il a emporté avec lui le rapport de l’enseignement à l’héritage des Lumières et de l’Aufklärung, à la politique révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle. Le projet égalitariste a remplacé l’éducation par la socialisation, et la culture générale par la construction de soi et du vivre ensemble dans une culture dite commune. Ce mouvement de substitution a décidé que l’enseignement ne devait plus être la transmission-traduction d’un héritage pluriel et historique, ni la condition d’un partage du monde. Le monde, avec ses vivants et ses morts, qui nous précède et nous succède, son « centre », est partout et sa circonférence nulle part. Dans le projet égalitariste, qui est le projet métaphysique (religieux) de l’école actuelle, l’élève est au contraire devenu le centre et la circonférence d’un enseignement qui n’éprouve plus de dette à l’égard du passé, ni la nécessité historique d’une transmission-traduction du monde, un enseignement qui n’est plus l’expérience d’une responsabilité historique. Il s’agit d’une décision métaphysique, d’une intentionnalité qui excède toutes les intentions des agents de l’institution et de sa politique.
On doit chercher à comprendre pourquoi une telle institution, qui ne ressemble plus à ce qu’on appelle encore « l’école » que par le nom et par la persistance en elles de contradictions et d’archaïsmes, n’a plus de projet politique mais un projet social et psychologique, et pourquoi elle prétend désormais socialiser et adapter au réel au lieu d’affranchir et d’émanciper.
À partir du tournant socio-psycho-pédagogique, on ne parle plus d’« instruction » mais d’« apprentissage » : l’élève ne pourrait en effet apprendre et donner de sens qu’à ce qu’il fait et découvre par lui-même, selon Pauline Kergomard, il ne pourrait pas apprendre ce qu’on lui impose ou qui le dépasse. C’est le principe général des méthodes dites « actives » : l’imposition provenant d’une instance transcendante contredirait l’apprentissage pour des raisons sociologiques et psychologiques. On met les élèves « en activité », ils participent à des expériences, des observations, et « construisent leur personnalité » par « tâtonnement expérimental » (Freinet) et « résolution de problèmes ». L’apprentissage procède donc par « méthode inductive », à partir du vécu et par imprégnation de chacun des élèves puisque, comme le dit Meirieu, « il n’y a pas deux apprenants qui apprennent de la même manière 1 ».
C’est l’idée développée notamment par Develay, selon laquelle les élèves ne pourraient rien apprendre d’après des méthodes (il s’agit plutôt de manières) identifiées et dénoncées comme « traditionnelles », puisque ces méthodes seraient insuffisamment impliquantes. Elles ne donneraient pour cette raison aucun « sens aux apprentissages ». Les savoirs disciplinaires, structurés par l’histoire longue des concepts et des problèmes, ne sont, dans cette théorie, pas la condition de la pensée, mais l’explication de la « démotivation » des « élèves ». Un « élève » ne pourrait apprendre que ce à quoi il donne du « sens ». Le sens vient aux apprentissages pour autant que l’élève n’apprend que ce qu’il fait lui-même, ce qu’il peut rapporter à soi et rencontrer dans son milieu de vie. Un « élève » ne pourrait s’intéresser qu’à ce qui parle sa langue ou son langage et qui est occasion d’« interactions communicationnelles » avec ses « pairs ».
Ces présupposés métaphysiques, communs aux promoteurs des méthodes dites « actives », si on peut parler de « méthode » à propos de conduites enseignantes qui liquident le réquisit minimal de la méthode, c’est-à-dire d’après Descartes « l’ordre », suscitent la plus grande inquiétude à qui les examine d’un peu près. Un enfant ou un adolescent serait en effet, dans cette conception qui rejoint celle de Piaget, allergique à toute altérité véritable, il ne donnerait sens qu’à ce qui vient de soi et retourne à soi sans exposition ni épreuve de l’autre. Il est entièrement déterminé dans son apprentissage par une psychologie prétendument naturelle de l’enfant, et non par un devenir culturel et artificiel, il est ainsi hostile à toute relation dissymétrique à ce qui le dépasse ou vient l’excéder.
On n’apprendrait donc jamais rien depuis l’immaturité ou le sous-développement, et les élèves seraient incapables d’admiration ou de passion pour ce qu’ils ne peuvent pas rapporter à eux-mêmes. Les élèves, dans ces conditions, doivent être protégés, défendus de ce qui peut venir les étranger, les altérer ou les excéder, ils doivent surtout être immunisés de tout événement qui pourrait venir faire effraction avec soi, avec leur milieu, leur langue, leur activité constructive. Allergique à l’infini, à l’hyperbolique, à l’au-delà, à l’inconstructible, tel est l’élève nouveau des pédagogies dites nouvelles qui sont l’accomplissement, dans l’école, du projet métaphysique (d’obédience empiriste, pragmatiste, positiviste) de liquidation de tout rapport à de la métaphysique c’est-à-dire au tout autre, et au tout autre du tout autre.
Les tenants des « méthodes actives » présupposent que l’appareil psychique est structuré de manière exclusivement égocentrique, et que la psyché de l’élève adhère sans écart ni échappement à son milieu, ils présupposent, sans jamais le dire, que l’élève nouveau est essentiellement xénophobe, au sens littéral du terme. Hannah Arendt a pu parler pour cette raison, en 1960, de « substitution » du faire à l’apprendre, et Jacques Lacan a pu dire de la psychologie piagétienne, qui assigne l’enfant à des processus d’identification cognitive et objectivante, qu’elle était une psychologie paranoïaque. Elle appartient en tout cas sans écart à la métaphysique moderne de la représentation.
Ne faut-il pas au contraire penser qu’il ne saurait y avoir d’apprentissage sans effraction ni altération du développement, sans apiration au tout autre et sans devenir autre de l’élève ? Ne faut-il pas envisager la nécessité d’une certaine passivité, plus passive que toute passivité, et penser le chiasme de la passivité et de l’activité ? N’y a-t-il pas une plus grande activité, un plus grand travail, dans une certaine passivité, ainsi qu’une grande agitation et très peu d’action dans une certaine activité ? N’est-il pas essentiel alors de discerner une activité majeure et une activité mineure, de manière à arracher l’enfant à soi-même, à son milieu et à ses pairs ? N’est-il pas grand temps pour les pédagogues d’entrer dans l’âge des élaborations psychanalytiques et de commencer à mettre en doute l’équivalence pédagogique entre la psyché, la conscience et l’unique instance du moi ? Mais leurs oreilles peuvent-elles entendre les élaborations freudiennes qui viennent crever le tympan pédagogiste ? N’y a-t-il pas urgence pour la pédagogie, à envisager au moins d’autres instances psychiques que le moi, d’autres économies et d’autres dynamismes que ceux de défense du moi, dont Freud a montré qu’elles étaient inséparables des mécanismes de névrose ?
Ce tournant pédagogique, psychologique et sociologique, s’est pensé comme renversement « matérialiste » attentif aux conditions d’apprentissage, il a transformé la nature même de l’enseignement. L’enseignant ne fait plus « cours » mais « classe », et ne doit plus être un « conférencier » mais un « animateur » selon Piaget, qui propose avant tout de faire disparaître le concours de recrutement de l’agrégation 2, il n’est plus un « transmetteur » mais un « entraîneur » dit Meirieu, et devient, pour Develay et Perrenoud, un « gestionnaire de situations d’apprentissage ». Meirieu écrit : « La pédagogie différenciée est d’abord, peut-être, tout simplement, une manière de “faire classe sans faire cours” 3. » Meirieu cite Roger Cousinet, qui écrit dans L’éducation nouvelle, en 1950 : « si le maître veut que l’élève apprenne, il doit lui-même s’abstenir d’enseigner 4 », ce que Meirieu glose à trois reprises dans le même livre : « Au-delà de l’aspect provocateur de la formule, il y a dans cette affirmation une idée essentielle : l’activité du maître doit être subordonnée au travail et au progrès de l’élève 5. » Plus loin il écrit : « Il n’est pas sûr qu’il faille s’obstiner à “enseigner” à tout prix, de manière traditionnelle, devant des élèves qui refusent cet enseignement ou le reçoivent passivement 6. » Meirieu semble donc supposer que la perversité, qui viendrait transformer une acceptation véritable en refus apparent, ne saurait exister, et qu’on peut, sans équivoque et de manière évidente, décider de la passivité d’une réception. Il conclut : « Mais s’il faut, peut-être, parfois renoncer à enseigner, il ne faut jamais, pourtant, renoncer à “faire apprendre” 7. »
Dans cette perspective, ce qu’on appelle désormais l’« apprenant » ne peut plus rien rencontrer d’inconstructible ni d’imprésentable (l’impensable de la pensée), il ne peut donner de sens qu’à la réalité qu’il connaît et qui parle un langage communicationnel – on peut le faire « entrer en littérature » par l’étude des « sms », disait-on dans les IUFM, chez les formateurs et les professeurs des écoles. Il s’agit d’être attentif à la vie quotidienne de l’élève, au « vivre ensemble » et à la vie professionnelle.
La littérature, de ce point de vue, n’est qu’un régime d’écriture arbitraire, marqué par le désir aristocratique de distinction, et susceptible de servir, selon les sociologues, d’instrument de « domination ». Son principal effet serait l’intériorisation, par les élèves les plus défavorisés, de ce que Bourdieu et Passeron nomment « l’indignité sociale et culturelle ». C’est pour cela que, selon le sociologue François Dubet, toute « réussite » à l’école est suspecte d’un « délit d’initié ». Les textes des promoteurs d’une éducation « progressiste », et les décrets régissant l’enseignement de la littérature dans le primaire et le secondaire, parlent de la littérature comme d’un support textuel parmi d’autres et sans spécificité. On reconnaît ici le concept d’« arbitraire culturel », constitutif, selon Bourdieu et Passeron, de la « violence symbolique » de toute « action pédagogique ». Mais Bourdieu et Passeron ont, dans le même geste, anticipé l’illusion, la violence et la domination du tournant métaphysique pédagogiste que j’essaie d’analyser ici. Ils écrivent en effet : « Toute AP [autorité pédagogique] est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel 8. »
Cette conception pédagogique utilitaire et pragmatique de la littérature est solidaire d’une conception instrumentale du langage. La littérature doit en effet servir de support et d’occasion à une activité communicationnelle. Elle n’existe alors plus « en tant que telle » (elle qui trouble et déstabilise tout « en tant que tel »), mais en tant qu’elle rend possible des « interactions langagières » entre « pairs ». Elle n’est donc non pas texte et écriture, mais activité, elle n’est pas de l’art mais de la communication, ses enjeux ne sont pas métaphysiques mais identitaires, sociologiques et psychologiques. Elle doit donner l’occasion de rapports identificatoires à soi-même et permettre l’expression ou la prise de parole publique, destinées à la socialisation et à l’insertion professionnelle. Meirieu écrit par exemple : « Seul un enseignement dont les acquis sont utilisables en dehors du contrôle de l’enseignant et de la situation de formation elle-même, permet véritablement l’émancipation du sujet. Il coupe définitivement l’élastique du Jokari 9. » Dans le meilleur des cas, les textes littéraires doivent servir de matériau à des projets qui relèvent de l’action culturelle. Qui ne voit dans cette détermination pédagogiste de la littérature, la manifestation d’une nouvelle barbarie, qui ne s’oppose pas à la civilisation, puisqu’elle est une barbarie de la civilisation et de la société ?
Comment a-t-on pu permettre un tel tournant métaphysique ? C’est ce que demande aussi par anticipation Georges Orwell, dans son roman 1984. « Vers 2050, assure Syme, toute connaissance de l’ancienne langue aura disparu. Toute la littérature du passé aura été détruite. Chaucer, Shakespeare, Milton, et Byron n’existeront plus qu’en version novlangue. Ils ne seront pas changés simplement en quelque chose de différent, ils seront changés en quelque chose qui sera le contraire de ce qu’ils étaient jusque-là. » Et plus loin : « Vous est-il jamais arrivé de penser Winston, qu’en l’année 2050, au plus tard, il n’y aura plus un seul être humain capable de comprendre une conversation comme celle que nous tenons maintenant ? »
Cette mutation de l’essence de l’enseignement et de l’instruction a sans doute commencé, dans l’école et hors d’elle, par une mutation de l’éducation, qui a pris la forme de la destitution de l’autorité, sans laquelle l’enseignant ne peut plus exister. L’autorité est une parole efficiente, susceptible de produire des effets. Sa puissance trouve sa source dans une certaine transcendance de celui qui la profère, qui devient par la parole un sujet supposé savoir. Bourdieu et Passeron, en exergue de La reproduction, citent Rousseau : « une autorité d’un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans convaincre », ce qu’ils traduisaient dans leur livre de la manière suivante : « Tout pouvoir de violence symbolique, i.e., tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa propre force, i.e., proprement symbolique, à ces rapports de force 10. » Mais l’asymétrie qui structure la puissance de l’autorité n’est pas seulement une aura destinée à susciter une conduite religieuse, elle est avant tout une parole d’auteur, une parole qui tire sa puissance de sa singularité. Cette singularité, Bourdieu et Passeron pensent qu’elle est fondée sur un arbitraire culturel et qu’elle est solidaire de la dissimulation des rapports de force sociaux qui la portent et la rendent possible. Pourtant, la singularité de l’auteur qu’est l’enseignant commence et s’augmente de la tradition qu’elle répète et dont elle est la réitération, elle n’est donc pas d’abord et seulement une relation de pouvoir et de dissimulation des rapports sociaux. Toutes les sociétés sont structurées de manière différenciée et inégalitaire. L’enseignement participe de ces structures, mais certaines de ses strates permettent de résister à la hiérarchie inégalitaire. Liquider ces strates, c’est faire disparaître la possibilité de toute résistance, de toute subversion et de toute transformation.
Si l’autorité est inséparable de la tradition qu’elle représente et avec laquelle elle rompt à force de répétition, c’est l’héritage et l’autorité qui vont se trouver remises en cause par le mouvement de mutation de l’enseignement. Les héritages constitués essentiellement, dans l’institution scolaire, par l’organisation disciplinaire des « matières » (historique et rationnelle) sont considérés comme une entrave pour les nouvelles pédagogies. Les disciplines représentent la part archaïque et ringarde de l’institution qui doit sans cesse être dépassée pour faire droit au pathos de la nouveauté, inséparable de l’idée de professionnalisation de l’enseignement. Les héritages et les disciplines sont un obstacle au progrès et à la motivation des élèves, ils appartiennent, dans cette perspective, à une strate et à un régime non démocratique de la société, une aporie dont il faudrait se débarrasser pour entrer dans une société postmoderne et enfin démocratique. Quoi qu’on puisse penser de manière critique de la structuration disciplinaire de l’enseignement et de la nécessité d’introduire du jeu et des traductions interdisciplinaires et extra-disciplinaires dans cette structuration, la vacuité de l’idée de « transversalité des apprentissages » est solidaire de la déstructuration qu’elle provoque.
De ce point de vue, l’autorité constitue la relique d’une société non démocratique et religieuse. Elle est systématiquement confondue pour cette raison avec l’autoritarisme d’origine théocratique, c’est-à-dire avec un pouvoir abusif et tyrannique. Que l’autorité soit inversement proportionnelle à l’autoritarisme, que sa puissance excède et dépose le pouvoir, et qu’elle provienne d’un transfert de puissance de la multitude, c’est-à-dire qu’elle soit véritablement démocratique en tant qu’elle vient « d’en bas », semble échapper aux militants de la professionnalisation de l’enseignement qui s’avancent sous la bannière de la « démocratisation ».
Ne faut-il pas essayer de penser que la puissance de la parole permet aussi d’émanciper les élèves, y compris d’elle-même, et qu’elle est peut-être à même de susciter un « désir d’apprendre » ? Peut-il en effet y avoir une émancipation sans l’effectivité d’une puissance ? Cette puissance enseignante est pensée, par les pédagogistes, de manière théologique, comme l’origine d’un mal radical dans l’école, elle doit pour cela faire place à une théorie qu’on pourrait appeler de « l’enseignant impuissant », inséparable des nouvelles pédagogies. Meirieu dit que « le pédagogue est faible parce qu’il connaît sa faiblesse 11 ». C’est pour cela que l’enseignant, mis en accusation, sommé d’expier sa culpabilité, doit désormais transférer son autorité aux élèves, il doit considérer, comme le dit Philippe Perrenoud, que tout peut se négocier et se discuter, et il lui faut travailler à partir des « représentations » des élèves, comme si, à l’âge moderne, un seul savoir et une seule pensée pouvaient procéder de l’induction et de représentations empiriques.
L’enseignant a désormais pour tâche d’organiser des situations qui susciteraient quasi magiquement, souvent par imprégnation, l’émergence d’un mouvement d’apprentissage. Il se doit de faire travailler les élèves sur leurs propres « productions », puisqu’il n’y a désormais, pour les pédagogistes, plus vraiment d’autres œuvres que les productions des élèves, qui sont les auteurs ultimes de l’époque postmoderne de l’école. L’équivalence généralisée tient lieu d’égalité dans les relations entre enseignants et élèves, et tout principe d’inéquivalence ou de distinction doit être combattu comme un mal non démocratique. Les relations de parité entre élèves constituent alors le modèle de l’égalité. L’enseignant des pédagogies nouvelles oublie de cette manière sa responsabilité à l’égard, non du réel, mais du « monde », constitué de vivants de tous âges et peuplé aussi par les morts. Cet enseignant d’un nouvel âge oublie aussi, par là même, que l’enfance et l’adolescence, comme tous les âges de la vie, ne constituent pas un absolu mais un passage, un devenir, et qu’il est absurde de les avoir érigés en « centre ».
L’amateurisme et le désordre en matière de savoir, de discipline et de transmission tiennent lieu, désormais, de professionnalisation. La pédagogie est de cette manière réduite à la dimension techniciste et normalisante. La prétendue « professionnalisation » n’est rien d’autre qu’un pathos de la nouveauté qui prive les élèves, et d’abord les plus fragiles, d’un enseignement structuré, ordonné, cultivé, et d’une parole forte et digne d’admiration ou de désir, sous prétexte de « démocratisation » et d’« aide aux élèves en difficulté ». Si les nouvelles pédagogies correspondent au mouvement social dont on dit qu’il est celui de « l’enfant roi », elles ont surtout institutionnalisé, sous couvert de l’idée d’« aide », un certain abandon de l’enfant à lui-même qui signe non pas sa royauté, mais ce que Hannah Arendt a appelé en 1960 « la tyrannie de la majorité ».
Arendt, dans La crise de l’éducation, a énoncé trois idées de base qui ont transformé, selon elle, la crise de l’éducation en catastrophe. « La première idée est qu’il existe un monde de l’enfant et une société formée entre les enfants qui sont autonomes et qu’on doit dans la mesure du possible laisser se gouverner eux-mêmes 12. » Ce qu’elle commente de la manière suivante : « Quant à l’enfant dans ce groupe, il est bien entendu dans une situation pire qu’avant, car l’autorité d’un groupe, fût-ce d’un groupe d’enfants, est toujours beaucoup plus tyrannique que celle d’un individu, si sévère soit-il. Si on se place du point de vue de l’enfant pris individuellement, on voit qu’il n’a pratiquement aucune chance de se révolter ou de faire quelque chose de sa propre initiative. Il ne se trouve plus dans la situation d’une lutte inégale avec quelqu’un qui a, certes, une supériorité absolue sur lui – situation où il peut néanmoins compter sur la solidarité des autres enfants, c’est-à-dire de ses pairs – mais il se trouve bien plutôt dans la situation par définition sans espoir de quelqu’un appartenant à une minorité réduite à une personne seule face à l’absolue majorité de toutes les autres. Même en l’absence de toute contrainte extérieure, bien peu d’adultes sont capables de supporter une telle situation, et les enfants en sont tout simplement incapables.
Affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à une autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. En tout cas, il résulte que les enfants ont été pour ainsi dire bannis du monde des adultes. Ils sont soit livrés à eux-mêmes, soit livrés à la tyrannie de leur groupe, contre lequel, du fait de sa supériorité numérique, ils ne peuvent se révolter, avec lequel, étant enfants, ils ne peuvent discuter, et duquel ils ne peuvent s’échapper pour aucun autre monde, car le monde des adultes leur est fermé. Les enfants ont tendance à réagir à cette contrainte soit par le conformisme, soit par la délinquance juvénile, et souvent par un mélange des deux 13. »
La mutation de l’instruction et de l’éducation, portée par l’idée chrétienne d’aide compassionnelle (nous parlons de la mutation, non des multiples théories et expérimentations qui l’ont préparée), est inséparable d’une conception historico-politique de l’enseignement, qui sert à légitimer l’institutionnalisation du concept de « compétence » et l’organisation du cursus scolaire sous la domination de ce concept. Il y a alors un malentendu puisque les savoirs dits « savants » sont considérés comme « élitistes », après avoir été dénoncés comme « arbitraires », on leur substitue des savoirs « scolaires » et des « compétences ». On destitue la culture générale, littéraire et scientifique, qui aurait été, selon Meirieu, complice de « la barbarie », en oubliant que c’est cette culture qui a été détruite par les mouvements fascistes et les États totalitaires.
Dans l’idéologie de la démocratisation de l’école par la pédagogie, à laquelle j’essaie d’arracher une tout autre pensée de la démocratie, Philippe Meirieu occupe une place particulière. Il argumente en effet à partir du nazisme et du totalitarisme érigés en paradigme. La culture universelle et générale, issue des Lumières, aurait été, selon lui, complice de ce qu’il appelle « la barbarie », et la rationalité de cette culture serait la même que celle à l’œuvre dans le nazisme. À ce titre, le « cours magistral », particulièrement lié à l’histoire de l’institution scolaire en Allemagne, relèverait d’une organisation psychique « totalitaire ». Dans Le choix d’éduquer 14, Meirieu cite favorablement la phrase suivante : « La clinique nous montre au travail chez tout formateur le projet d’une formation totalitaire. » Ou encore, dans un autre texte : « Les expériences que certains d’entre vous connaissent de l’Allemagne nazie ou de l’Italie mussolinienne en matière d’utilisation de l’image sidérante, montrent bien en quoi la possibilité de remplacer l’image disciplinaire par la sidération est une possibilité qui a toujours été liée à une forme d’autoritarisme, voir de fascisme 15. » Et dans un autre livre : « Les disciplines scolaires sont devenues en réalité, au fil du temps, et à l’insu même de ceux qui ont présidé à leur organisation, des “monceaux de cadavres exhumés des caveaux et des charniers” (Shelley) 16. » Ces allusions sont diffuses, mais constantes, sous la plume de Meirieu. Elles constituent le décor qui sert à légitimer historico-politiquement les transformations pédagogistes de l’école.
Il semble que Meirieu s’inspire ici de La dialectique de la raison d’Adorno et Horkheimer. Mais s’il avait lu un peu attentivement ce livre, et quelques autres livres d’histoire consacrés au nazisme, il aurait entrevu que ce mouvement politique a cherché à liquider la culture générale issue des Lumières, le projet d’une émancipation par la diffusion de l’encyclopédie des sciences et des arts, et le projet européen d’émancipation auquel la Révolution française a donné sa modernité. Meirieu aurait compris que sa conception non dialectique est justement ce qu’Adorno et Horkheimer cherchent à récuser quand ils analysent le devenir instrumental et technologique de la raison se retournant contre soi, et que de ce point de vue, si on veut encore parler d’une victoire posthume de l’hitlérisme, celle-ci ne se rencontre pas là où Meirieu la voit.
À la culture générale, on préfère désormais une « culture commune », socio-technique, institutionnalisée par le « socle commun de connaissances et de compétences » de la loi Fillon de 2005, que F. Dubet, un des promoteurs de cette loi, appelle avec satisfaction « le smic culturel ». « Le cadre supérieur moderne doit apprendre l’art de la lecture rapide, du résumé, des langues étrangères orales, le tennis. Il vaut mieux connaître Wilander que les Géorgiques 17 » de Pindare, écrivaient déjà en 1989 Baudelot et Establet. « La priorité démocratique, c’est de définir la culture commune non pas en fonction de ce que les professeurs peuvent offrir, mais en fonction de ce dont les jeunes ont besoin pour vivre pleinement leur vie 18 », écrivent Dubet et Duru-Bellat. Il faut donc « promouvoir une école moins sélective, moins anxiogène, avec des programmes moins lourds et plus concrets 19 » selon le sociologue Éric Maurin.
On voit ici comment le mépris est travesti en amour, et comment l’intérêt apparent pour les élèves dissimule une opération de refoulement de toute culture scientifique et littéraire. L’idée d’inégalités entre les « héritiers » et les « déshérités », pour reprendre les concepts de Bourdieu et Passeron, fournit le support théorique au beau programme qui consiste à déshériter tout le monde et à faire disparaître tout héritage artistique ou scientifique. « L’école », qui était un des lieux où les dits déshérités pouvaient aussi avoir part à l’héritage dit « culturel », perd non seulement sa légitimité, mais aussi sa raison d’être. Changée en son contraire, cette institution est chargée désormais d’établir « l’égalité des acquis » par l’institution d’un « smic culturel » (constitué essentiellement de compétences socio-techniques), et elle ne doit plus transmettre à tous, de manière élitaire, le trésor des sciences et des arts, mais elle institutionnalise désormais la misère culturelle et l’exclusion des conditions du savoir et de la pensée, au nom de l’égalitarisme social.
Je cite un texte américain de 1953 de A. E. Bestor, Educational Wasterlands, The retreat from learning in our public schools : « La querelle scolaire aux États Unis ne divise pas ceux qui soutiennent l’érudition mais sont indifférents à la qualité de l’enseignement et ceux qui soutiennent la qualité de l’enseignement mais sont indifférents à l’érudition. Le débat divise ceux qui croient qu’un bon enseignement doit avoir des fins intellectuelles solides, et ceux qui sont heureux de détrôner les valeurs intellectuelles et cultivent l’art d’enseigner comme fin en soi, dans un vide culturel et intellectuel 20. » Contrairement à ce qu’on entend dans les lectures pieuses des théories pédagogistes, si la logique des compétences rafle la mise, c’est que le vide culturel et intellectuel a été préparé par les « méthodes actives ». Il n’y a aucune raison pour qu’un tel vide soit la condition d’une « démocratisation », mais toutes pour penser que ce « vide culturel et intellectuel », qui semble combler les pédagogistes, constitue de manière inapparente une véritable catastrophe pour la démocratie à venir.
On remet pour cette « raison » en question les disciplines, qui empileraient les connaissances « toutes faites », savoirs « morts » et dénués de sens pour les élèves, disent les psychologues, les sociologues et les experts des nouvelles pédagogies, au profit d’un savoir « vivant », qui ne pourrait naître que de l’activité et de la transversalité des apprentissages, de « l’interaction entre pairs », de la polyvalence de l’enseignant et d’une psychologie standard de l’enfant. Cette psychologie est celle de Piaget, agrémentée d’un pathos « chrétien ». La pédagogie, qui se dit « moderne » et « progressiste », recueille les fruits de l’inachèvement tragique de la modernité et porte en elle l’idée métaphysique selon laquelle penser fait perdre du temps au regard des critères de la performance ou de l’égalitarisme – pédagogie qui ne veut plus ni ne peut plus entendre parler de l’impensable, c’est-à-dire de la chose de la pensée.
À la pensée de l’impensable, ouverte élitairement à tous par les sciences et les arts, et orientée par l’idée d’émancipation et d’égalité des intelligences cultivées et critiques, on préfère désormais une « démocratisation » et une égalité passant par le « bien-être » des élèves, le « développement personnel », et les « parcours individuels de formation ». L’institution scolaire nouvelle, qui pense de cette manière sa « démocratisation », cherche son horizon régulateur dans la socialisation et la normalisation des vies, des pensées, des paroles et des sensibilités.
Il importe à cette conception de la « démocratisation », non pas de convaincre, mais de diffuser l’idée que la puissance instituante de l’enseignement serait anti-démocratique, qu’elle couperait la parole aux élèves, et susciterait angoisse et « perte de confiance en soi ». Il faut, pour justifier la démocratisation, penser la « violence à l’école » comme un effet de la « violence de l’école » (Perrenoud). Meirieu écrit en 1996 : « Quand il s’agit d’adolescents des quartiers difficiles, on imagine qu’il suffit de les mettre par paquets de trente dans des “boîtes à chaussure” pour qu’ils se respectent spontanément et s’écoutent sérieusement les uns les autres 21. » Cette mise en accusation de l’école, comme source de la violence, est sans doute un travestissement du concept de « violence symbolique » de Bourdieu et Passeron, qui sont aujourd’hui détournés et mécompris, lus et utilisés de la pire des manières c’est-à-dire de manière moralisante : « De toutes les manières de lire ce texte, écrivent en effet Bourdieu et Passeron, la pire serait sans doute la lecture moralisante qui, s’appuyant sur les connotations éthiques attachées par l’usage courant à des termes techniques tels que ceux de légitimité ou d’autorité transformerait des constats en justifications ou en dénonciations ou qui, en prenant des effets objectifs, pour des produits de l’action intentionnelle, consciente et volontaire des individus ou des groupes, verrait mystification malveillante ou naïveté coupable là où il est dit seulement dissimulation ou méconnaissance 22. » Il faut dire aussi que le livre deux de La reproduction, « le maintien de l’ordre », trahit continuellement cette exigence « amorale » à laquelle prétendait le livre premier, « fondements d’une théorie de la valeur symbolique ».
Cette mécompréhension moralisante de la « violence symbolique », qui permet de soumettre l’enseignement à un soupçon systématique, et de l’accuser de toutes les violences dont elle est le lieu, est solidaire d’une conception doxique, convenue, non historique et non critique de la démocratie, qui soutient la transformation pédagogique suivante : au lieu de mettre les élèves en relation avec des auteurs, l’enseignant doit leur donner « démocratiquement » la parole, s’ouvrir à la discussion, et travailler à partir de leurs représentations et de leurs « productions ». À cette démocratie du consensus, on opposera la part essentielle et première du dissensus pour le démocratique de la démocratie. Les analyses de La reproduction auraient dû prévenir une telle naïveté (qui confine à la niaiserie) : « S’il arrive que l’on puisse croire aujourd’hui à la possibilité d’une AP [autorité pédagogique] sans obligation ni sanction, c’est par l’effet d’un ethnocentrisme 23. » Bourdieu et Passeron parlent en effet du « projet populiste de décréter la légitimité de l’arbitraire culturel des classes dominées tel qu’il est constitué dans et par le fait de sa position dominée en la canonisant comme “culture populaire” 24 ».
Le processus de « démocratisation » exige, dans cette conception manichéenne (c’est-à-dire théologique) de la politique, non qu’on pense l’unité de la démocratie et de la république (entendue comme régime où les hommes sont gouvernés par des lois universalisables), mais qu’on les oppose jusqu’à la contradiction. C’est pourquoi on ne doit plus mettre les élèves ou les enfants dans une relation d’obéissance consentie à des lois républicaines, mais leur faire « construire » des règles de vie commune, comme on leur fait construire des « savoirs ». On cherche ainsi à rendre les élèves autonomes et à les socialiser, à obtenir des comportements réguliers et réglés, normalisés (à faire « apprendre à apprendre »), qui les prépareraient au « vivre ensemble » et à la vie professionnelle. On peut penser qu’il s’agit là de leur permettre de « vivre pleinement leur vie » comme le disent Dubet et Duru-Bellat ou au contraire, que cette idée du « vivre ensemble » ne permet, dans le fond, que de rentabiliser et de contrôler socialement des ressources humaines. On peut ainsi penser que si les intentions des réformateurs sont bonnes, l’intentionnalité des réformes est mauvaise, et que l’enfer civilisationnel est pavé des bonnes intentions pédagogistes.
On passe en tout cas d’une politique de l’égaliberté, constituée par le rapport à des lois universalisables et exposées à la transformation critique, à une socialisation par la construction et l’intériorisation de normes de comportement. Le concept d’« autonomie » des élèves, prégnant dans les transformations pédagogistes de l’école, est pensé en dehors de tout rapport à la loi, puisque celle-ci est confondue avec les règles à construire et jamais inconstructibles. Dans cette perspective, l’éducation est identifiée à la « socialisation », qui est l’adaptation au milieu socio-technique ambiant. Mais peut-il y avoir « apprentissage » ou même désir, sans un rapport à quelque chose comme de la loi 25 ? Au contraire de la loi, l’élément technologique des normes, comme l’a montré Michel Foucault, subordonne la souveraineté et la discipline au contrôle des vies, réglé par la surveillance autonome des vivants sur eux-mêmes.
Il s’agit ici des fameuses « compétences » du « socle commun » déterminé par la loi Fillon 2005, mais aussi du référentiel de compétences qui sert de cadre à la formation et à la validation des acquis des professeurs. On s’est étonné à juste titre qu’un tel concept, appartenant au lexique des entreprises et des ressources humaines, puisse faire son entrée dans la pensée de l’enseignement, de manière à prendre le pas sur toutes les autres formes d’analyse en matière de « formation », d’« évaluation » et de « qualification ». Ce concept provient en effet du monde du travail, de la conception économique libérale de la concurrence individuelle, et de la gestion des hommes comme ressource. On peut s’étonner aussi de la translation non critique imprimée à un concept qui semble inadapté et même dangereux pour une institution dont l’histoire est si intimement liée, comme c’est le cas de l’école, à la culture scientifique et littéraire. Le concept de « compétence » est en effet le signe manifeste d’une transformation de l’institution de la culture générale en institution socioprofessionnelle, le signe de la confusion entre enseignement et formation continue.
Mais le concept de « compétence » est aussi étonnant parce qu’il sert de cheville opératoire à l’idée de la démocratisation de l’école, à l’idée d’aide aux plus fragiles, et de lutte contre les inégalités, alors que les compétences adaptent pourtant l’enseignement aux conditions de l’économie politique ultra-libérale, le livrent au mouvement de mondialisation et aggravent les inégalités en faisant le don au marché et à sa sélection d’une main-d’œuvre précaire, non instruite et peu éduquée. Elle ne relève de rien d’autre que d’une nouvelle forme de pouvoir que Michel Foucault a analysée sous le concept de « société de contrôle ».
Le concept de « compétences » est investi par des analyses provenant des sciences humaines, qui relèvent à la fois d’une sociologie idéologique et d’une psychologie simpliste de l’enfant. Les tenants des nouvelles pédagogies introduisent ce concept d’abord dans leur discours sur la question de l’évaluation. La notation chiffrée serait, selon eux, un archaïsme humiliant et angoissant, elle susciterait chez les élèves des stratégies de dissimulation et de comédie. La notation serait un instrument de domination permettant aux inégalités de se reproduire, et aux enseignants d’exercer, par leur arbitraire, un « secret désir de vengeance ». Elle servirait alors les procédures de distinction élitiste, de sélection inégalitaire, et serait contre-pédagogique à cause de son absurdité. Les pédagogues comme Meirieu, Cardinet, Develay, Perrenoud, de France, Oury, et tant d’autres, s’accordent pour dire qu’il faut en finir avec l’institution « démotivante » de la notation. La motivation de l’apprentissage exigerait non seulement la disparition de l’évaluation classante et hiérarchisante, mais aussi son remplacement par un nouveau type d’évaluation, positive et qualitative, qui aboutit à l’appréciation en termes de compétences.
D’un point de vue sociologique, les compétences ne serviraient pas seulement à la levée de l’humiliation et de l’oppression des élèves, mais à l’accomplissement de « l’égalité des chances » par « l’égalité des acquis », ce qu’on appelle aussi sans rire « la réussite de tous » ou « pour tous », mouvement de liquidation de l’idée révolutionnaire et républicaine d’égalité démocratique des traitements, qui était pensée comme condition de l’égalité politique. La socialisation par les compétences est donc l’accomplissement de l’égalitarisme sociologique. On est entré dans une logique de la « qualification » de tous par les compétences, qui correspond au droit de tous à la « réussite », du fait de l’appartenance à l’humanité. L’humanisme est ici solidaire de la sélection sociale la plus inégalitaire, qui ne tolère plus aucune exception.
La politique de réussite pour tous, par l’égalité des acquis, définie comme socle commun de connaissances et de compétences, à laquelle œuvre la gauche anti-libérale tout autant que la droite ultra-libérale, disqualifie ces partages politiciens dans un tournant métaphysique de l’enseignement. En substituant une logique de qualification de tous (80 % d’une classe d’âge au bac, 60 % désormais au niveau licence, 95 % de réussite au baccalauréat général) à l’ancienne logique démocratique de la distinction « aristodémocratique » (pour emprunter ce concept nietzschéen au psychanalyste René Major), a-t-on fait disparaître la sélection, comme l’affirment les promoteurs de telles politiques éducatives ? A-t-on rendu au contraire la sélection générale et indiscernable, en la déplaçant de l’école au marché du travail ? A-t-on fait autre chose que substituer la sélection sauvage et inégalitaire par le marché à la distinction scolaire par la culture et la pensée ?
La vacuité des compétences, qui sont des savoir-faire socioculturels sans culture générale ni disciplinaire, et la substitution de ce que F. Dubet appelle le « smic culturel », qu’il voit dans le socle commun, à une culture générale et historique, élitaire pour tous, œuvrent-elles à « l’égalité des chances » ? N’est-ce pas au contraire une exclusion rigoureuse de la culture, du savoir et de la pensée (donc de la politique) qui s’opère ainsi avec une puissance et une profondeur encore inédites ? L’école a-t-elle quelque chose à gagner à travailler à la socialisation par les compétences, qui sont l’intériorisation de normes de comportements réglés et standardisés ? L’adaptabilité des élèves et des professeurs, la normalisation et le conformisme, sont-ils vraiment meilleurs et plus démocratiques que le projet d’émancipation issu des Lumières ou de l’Aufklärung, qui prétendait donner à chacun des conditions culturelles, élitaires et universelles, de la pensée et de la singularité ? La « socialisation » peut-elle tenir lieu d’émancipation ? N’est-elle pas une très puissante et très inapparente docilité ?
Les promoteurs d’une telle conception éducative sont majoritaires dans l’institution, ils y sont en position hégémonique : ce sont les dirigeants, les gestionnaires et les journalistes de l’éducation, de « gauche » comme de « droite », au-delà des clivages politiciens qu’ils traversent et qu’ils portent. Leur pouvoir s’exerce sans reste au nom de la « démocratie » ou de la « démocratisation », il s’impose au nom d’une rhétorique du Bien, opposée à des adversaires dits « républicains », « rétrogrades » et « réactionnaires », qui pourtant se réclament la plupart du temps du moment révolutionnaire des Lumières. La politique est ainsi réduite à la sociologie et soumise, de manière théologique, à la dictature de la morale. On a affaire à un polemos qui se joue au cœur de l’enseignement entre deux conceptions de la démocratie, deux métaphysiques. Une démocratie de l’équivalence généralisée, consensuelle, sociale et égalitariste (fondée sur un présupposé inégalitaire), conforme au principe d’équivalence du capitalisme qu’elle prétend combattre, et une démocratie à venir, une démocratie du dissensus qui cherche un principe d’inéquivalence dans l’émulation et la distinction (assimilées à la sélection et à l’élitisme par la conception précédente). Mais la seconde conception n’est plus une conception, c’est une pensée de l’impensable, d’où peut-être sa force et sa fragilité au regard des processus de transformations actuels et mondiaux.
Il faut ici faire un sort à la récusation conjointe de l’élitisme philosophique platonicien et de l’égalité sociologique bourdieusienne par Jacques Rancière dans Le maître ignorant à travers son postulat d’une « égalité des intelligences ». Malgré l’apparente originalité des analyses du projet d’« émancipation universelle » de Jacotot, Rancière réinvestit tous les présupposés des nouvelles pédagogies, notamment ceux de Piaget. L’intelligence est en effet pensée comme développement, naturelle et non culturelle ou artificielle, et l’apprentissage est dérivé et secondaire par rapport au développement. « Le maître lui-même n’a-t-il pas dit qu’il n’y a pas de méthode Jacotot, mais seulement la méthode de l’élève, la méthode naturelle de l’esprit humain 26 », écrit Rancière. Ou encore « pour émanciper un ignorant, il faut et il suffit d’être soi-même émancipé, c’est-à-dire conscient du véritable pouvoir de l’esprit humain 27 ». L’intelligence, telle que la pense Rancière à travers Jacotot, connaît un auto-développement d’origine interne et non pas un devenir autre par rencontre de l’étranger et par altération de soi et exposition à l’autre.
Les structures de l’intelligence sont, pour Rancière, séparées de toute matière et de toute histoire ou organisation conceptuelle et disciplinaire, comme si les concepts pouvaient être réinvestis ou réinventés sans être au préalable appris dans leurs contextes d’invention. Rancière écrit : « La connaissance de Télémaque [de Fénelon] ou de toute autre chose est en elle-même indifférente. Le problème n’est pas de faire des savants. Il est de relever ceux qui se croient inférieurs en intelligence, de les sortir du marais où ils croupissent : non pas celui de l’ignorance, mais celui du mépris de soi, de mépris en soi de la créature raisonnable. Il est de faire des hommes émancipés et émancipateurs 28. » C’est à peu près ce que disait déjà en 1982 Louis Legrand dans son rapport Pour un collège démocratique : « Au collège, la finalité d’un enseignement disciplinaire n’est pas de produire des savants ; il est de former des hommes, c’est-à-dire des êtres capables de s’insérer dans une société qui n’est qu’exceptionnellement “savante” mais plus généralement civile et professionnelle 29. » L’humanisme pédagogiste finit dans le socio-professionnel.
L’intelligence est alors, en dernière instance, réflexion sur l’empirie et non abstraction ou rapports logiques au sens large, sophistiqués et dignes d’apprentissage. Pour Rancière via Jacotot, seule la parole est objet d’apprentissage, jamais l’écriture, qui est conçue de manière implicite comme un supplément technique secondaire inessentiel au regard du projet d’émancipation. L’écriture a seulement pour fonction de reproduire la parole. Rancière lisant Jacotot ne semble pas soupçonner que c’est justement le langage écrit qui requiert un rapport plus indépendant et plus libre que le rapport à la parole. C’est pour cela qu’au fond, comme chez Piaget, l’apprentissage scolaire ne joue dans son livre aucun rôle décisif par rapport au développement naturel et spontané de l’intelligence qui définit le projet dit d’« émancipation universelle ».
C’est pour la même raison que chez Jacotot, comme chez Piaget, c’est toujours l’apprentissage de la langue maternelle qui sert de paradigme ou de modèle à l’apprentissage. « Dans l’inégal rendement des apprentissages intellectuels divers, ce que tous les enfants apprennent le mieux, ce que nul maître ne peut leur expliquer, c’est la langue maternelle 30. » Pourtant rien de ce que Rancière écrit ou pense n’aurait jamais été possible sans l’institution scolaire élitaire que Le maître ignorant conteste. Rancière finit même par avouer que l’école pensée par Jacotot doit produire l’émancipation universelle non de l’ignorance mais du mépris de soi. Il ne s’agit donc jamais de donner la culture et le savoir nécessaire à la critique, à la pensée et à l’écriture, mais de susciter chez toute créature raisonnable confiance en soi. On n’accède jamais à une intelligence rationnelle mais psychologique : comment la critique politique finit dans le psychologisme.
On ne sort donc pas, avec Rancière et Jacotot, de l’humanisme chrétien. On le voit, ce projet d’« émancipation universelle » n’a d’émancipation que le nom, car il couve en son sein le germe d’un profond mépris pour la multitude, mépris comme il se doit inversé et travesti en son contraire. Quand Rancière écrit « l’enseignement universel est la méthode des pauvres 31 », comment ne pas penser que si le « maître ignorant » est le maître des pauvres, seuls ceux qui ne le sont pas ont droit au maître savant ? Ce qui est confirmé par le récit suivant : « on riait de ce maître ignorant de guitare dont l’élève avait joué un autre air que celui qu’il avait sous les yeux 32 », sans que le maître ne puisse à aucun moment, du fait de son ignorance de la musique, percevoir cette substitution. Doit-on rire de l’enfant d’universitaires dont le professeur de musique joue comme premier violon dans un grand orchestre, alors que l’enfant pauvre n’a droit, pour sa part, qu’à un maître ignorant la guitare ?
Je cite encore un texte américain de 1953, extrait de The conflict of education in a democratic society de B. Hutchnis : « Le syllogisme est le suivant : tout le monde a le droit à l’enseignement. Mais seulement un petit nombre a les capacités de recevoir un bon enseignement. Ceux qui ne peuvent recevoir un bon enseignement doivent en recevoir un pauvre, parce que chacun a le droit à l’enseignement. Quiconque favorise un bon enseignement doit, donc, être anti-démocratique, parce qu’un petit nombre seulement en a les capacités, alors que le vrai démocrate insiste sur l’enseignement de tous. La conséquence est que ceux qui croient aux capacités des individus sont qualifiés de réactionnaires et d’anti-démocratiques, tandis que ceux qui doutent de ces capacités se disent démocrates 33. » Le sophisme s’est actualisé et ceux qui se disent aujourd’hui « démocrates » sont peut-être les vrais « réactionnaires », travaillant à liquider l’héritage et l’esprit des Lumières, anti-démocrates à leur insu et profondément anti-révolutionnaires, quoi qu’ils disent, et bien que le consensus se soit constitué aujourd’hui autour de leur position.
Jacotot pense, de ce point de vue opposé aux Lumières, que les explications sont un « abrutissement 34 » et il ne propose qu’une « émancipation » par l’ignorance. C’est d’ailleurs déjà le présupposé du plan Rouchette pour le primaire des années 1970 : « Le maître devra expliquer le moins possible, parler peu. » Pareille « émancipation » est une fable. Elle n’est rien d’autre en effet que l’aliénation pensée par Marx comme vérité de l’idée hégélienne d’objectivation dans le travail, mais retournée et déguisée par Rancière en émancipation : « Chaque citoyen, écrit-il en effet, est aussi un homme qui fait œuvre, de la plume, du burin ou de tout autre outil 35. »
Cette falsification par Jacotot de la vérité aliénante du travail n’est pas seulement un retour non dit à Hegel, c’est une récusation du projet révolutionnaire d’émancipation au nom d’une révolution fictive et compassionnelle, d’une émancipation vide qui ne consiste en rien d’autre qu’en sa propre annonce incantatoire, c’est-à-dire religieuse : « l’égalité des intelligences : une annonce 36 ». On a finalement affaire ici à une « émancipation » qui cloue la multitude à la servitude politique et intellectuelle au nom de l’émancipation psychologique. Le « maître ignorant » de Rancière est le récit mythologique qui assoie le pouvoir des prêtres d’une nouvelle religion. Rancière cite, en conclusion de son livre, « le credo » inscrit sur la tombe de Jacotot : « Je crois que Dieu a créé l’âme humaine capable de s’instruire seule et sans maître 37. » La métaphysique des pédagogistes relève-t-elle d’autre chose que d’un credo religieux ? Le credo n’a-t-il pas remplacé la pensée de l’enseignement ?
La « démocratisation » de l’équivalence généralisée s’est imposée à la plupart des systèmes éducatifs, et ses effets sont connus et mesurés, malgré le travail d’occultation ou de falsification mené par les idéologues porteurs de son catéchisme. La position de la réussite relative des enfants d’ouvriers depuis 1980 n’a cessé de régresser, et l’expansion scolaire des années 70-80 a été suivie, après 1990, d’une diminution de « l’égalité des chances » devant la sélection pour l’accès aux positions sociales privilégiées. Il n’existe pas d’inconnue quant à l’état des savoirs à l’école 38. Le ministère connaît l’ineffectivité de sa politique, il sait que l’école des « pédagogues » (puisque les fameuses « nouvelles pédagogies » – « méthodes » actives, constructivismes – qui se décrivent comme minoritaires et martyrs de la cause « démocratique », règnent sans partage, de manière hégémonique, au moins sur tout l’enseignement primaire) produit depuis vingt ans des inégalités d’une ampleur inouïe, une exclusion institutionnalisée.
Le catéchisme pédagogiste, c’est-à-dire la forme religieuse de l’idéologie, n’a cessé d’occulter et d’effacer ces effets inégalitaires. Le pédagogisme n’a jamais été rien d’autre qu’une formation religieuse cherchant à s’appuyer sur une nouvelle mythologie. C’est pour cela que les références aux textes et aux métaphores chrétiennes sont constantes. Deux occurrences encore. D’abord Claparède, qui écrit « les leçons sont faites pour les élèves et non les élèves pour les leçons 39 » en paraphrase de l’un des logia de Jésus : « Le shabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le shabbat 40 », mais Claparède ne dit rien de la fin de la citation : « de sorte que le Fils de l’homme est maître même du sabbat. » Dans l’école pédagogiste, on peut se demander alors qui est le maître des leçons. Ensuite Meirieu, qui répond à cette question théologique, appuie sa conception de l’éducation sur l’extrait de Isaïe 9, 6, « un enfant nous est né 41 », mais il omet lui aussi la fin de la citation qui sert d’annonce à la venue de Jésus pour les chrétiens : « un fils nous est donné. Et la domination reposera sur son épaule. » L’école est désormais, grâce aux pédagogistes, sous domination théologique des « enfants », mais cette nouvelle religion, qui, comme l’a vu Nietzsche, doit sa victoire à sa manière de flatter honteusement chaque égocentrisme dans sa nullité et sa vacuité, équivaut-elle à une rédemption démocratique de l’institution ?
Les conclusions du rapport SIVIS, après SIGNA en 2000, sont, elles aussi, accessibles. Ce rapport centralise depuis 2004 les actes de violence « graves » transmis par les chefs d’établissement – 80 000 actes en 2000 avec une augmentation d’environ 8 % par an – compte non tenu des violences « ordinaires », quotidiennes, à l’origine d’un état d’angoisse diffus autrement plus grave (rapport Obin) que la prétendue humiliation inhérente à la parole enseignante. Une certaine « violence symbolique » de la parole enseignante n’est-elle pas ce qui protégeait en effet les enseignants et les élèves de la violence asymbolique mais très réelle qui semble aujourd’hui dévaster l’école ? Au sein du ministère, tout le monde sait, mais tout reste inchangé, sans doute en partie à cause du travail des idéologues qui occultent tout événement et histoire, en démontrant avec des arguments contradictoires, qui ressemblent à bien des égards à l’argumentation dite « du chaudron 42 », que la violence scolaire est un mythe, que sa mutation d’essence est un effet médiatique, et que cette violence est le résultat de la violence faite aux élèves, qui sont structurellement opprimés, humiliés, dominés, colonisés par l’institution scolaire.
Aujourd’hui nous ne sommes plus exactement à une croisée des chemins. Les devenirs de l’enseignement travaillent souterrainement et nous traversent sans s’offrir à la disponibilité d’une décision. Que va-t-il alors advenir ? Va-t-on continuer à gérer indéfiniment les contradictions ? Va-t-on plutôt assister à la complète liquidation du travail de la raison cultivée – qui va jusqu’à l’utopie d’une culture hyperbolique qui s’est appelée « déconstruction » –, de la démocratie et de la liberté issue des Lumières ? Ou va-t-on enfin connaître la réinvention d’une raison, de lumières et d’une démocratie dans des conditions télé-technologiques entièrement renouvelées ? Comme l’a fortement montré Jean-Luc Nancy, le sens est suspendu, il n’y a plus de projet d’émancipation qui viendrait nous libérer d’une aliénation : il faut alors penser une liberté sans projet ni aliénation, une ouverture, c’est-à-dire sans doute une ouverture métaphysique en un sens entièrement renouvelé et à venir. Cette ouverture, de rien d’autre qu’une raison et de Lumières à venir, refuse de livrer l’école à l’inquiétante béatitude des pédagogies nouvelles, et elle exige peut-être qu’on porte d’abord sur cette institution le regard de l’Ange benjaminien de l’histoire. Ce regard nous dit qu’il faut arrêter le processus et interrompre « le progrès », qui n’est rien d’autre qu’une continuelle catastrophe. Si quelque chose peut aujourd’hui encore arriver à l’enseignement et venir altérer le mouvement de mutation inexorable qui le transforme, les chances pour qu’il y ait de l’événement sont logées dans l’hétérogénéité des différentes strates de l’institution.
« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Là où nous voyons une succession d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès 43. »