Du changement dans l’école
Les réformes de l’éducation de 1936 à nos jours
Antoine Prost
Collection « L’univers historique »
ISBN 978-2-02-110574-2 : 21 €
Faut-il rappeler le double visage d’Antoine Prost ? Historien de l’éducation et acteur politique, il a cette particularité d’étudier la matière sur laquelle il lui est arrivé d’intervenir tantôt comme praticien, tantôt comme conseiller ou comme expert 1.
Il a aussi cette particularité, rare, de reprendre ses travaux pour les améliorer. C’est le cas de ce changement dans l’école, qui, dit-il, fait suite à Éducation, sociétés et politique (Seuil, 1992) « mais de nouvelles recherches sur de nouvelles archives ont trop gravement invalidé certaines de mes analyses antérieures pour que je me contente d’une mise à jour ou de simples retouches » (p. 8).
Réformes et changements
Cet ouvrage analyse, donc, les réformes du système éducatif depuis 1936, en 14 chapitres qui, classés chronologiquement de Jean Zay à François Fillon, étudient autant de cas. Il est, bien sûr, impossible de revenir ici sur chacun des sujets traités. Avant d’en évoquer quelques-uns, un détour sémantique pour commencer.
Dans sa conclusion, Antoine Prost revient sur cette question : « Tous les changements dans l’Éducation nationale ne viennent pas de réformes » (p. 301). Une réforme est « un changement important et voulu par les autorités responsables » (p. 302). Des réformes ont pu réussir (les bacs professionnels), avorter (les classes nouvelles) ou n’avoir qu’une vie éphémère (le projet d’établissement, les IUFM, par exemple). Un changement est là, concret, même s’il n’a pas été voulu (la disparition des blouses, l’image de l’école privée, le comportement des élèves, par exemple). Ce livre porte sur les réformes, même s’il évoque ici ou là des changements.
Réformes dont le ministère de l’Éducation nationale n’est pas avare. Antoine Prost analyse ici surtout le primaire et le secondaire, un seul chapitre portant sur les réformes de l’université (loi Faure, 1968). L’architecture du système a été réformée, les programmes ont été réformés, le rapport entre l’État et l’école privée a été réformé, la formation des enseignants a été réformée, un seul échec, permanent : « Dans l’ensemble, si d’ambitieuses réformes de structure ont abouti, celles qui concernent les façons d’enseigner, la pédagogie, ont échoué. Toutes les réformes qui s’y sont employées ont tourné court : les classes nouvelles, la réforme pédagogique des années 1960, celle de Savary et pour finir les IUFM. Là réside la véritable différence : à la limite on peut tout changer dans l’Éducation nationale, sauf la façon d’enseigner » (p. 307).
Réformer pour démocratiser
C’est par cet angle que j’évoquerai certaines des réformes étudiées par Antoine Prost.
On se souvient que, jusqu’à la Seconde guerre, le système scolaire était double : un système court qui s’arrêtait au certificat d’étude et un système long qui menait au bac, le premier formant les classes populaires et le second ayant vocation à former les élites. L’unification de ces deux systèmes en un cursus linéaire fut la grande œuvre de la Ve République, marquée par la création du collège unique et l’obligation de scolarité jusqu’à 16 ans (1969). D’où l’explosion des effectifs : les collèges comptent 830 000 élèves en 1958-1959, 2 390 000 en 1968-1969, 3 090 000 en 1973-1974 (p. 99).
Ce bouleversement se fit en affrontant, pas toujours victorieusement, des obstacles de nature diverse. Le premier fut le malthusianisme de la classe politique. Dans les années 1950, on se rend compte que, contrairement à une analyse répandue, il n’y a pas trop de lycéens (6 % d’une classe d’âge) mais pas assez en fonction du nombre d’ingénieurs et de techniciens dont le pays a besoin (p. 83). Mais le projet d’augmenter les effectifs s’accompagne du projet de sélectionner par l’orientation. « On va dépenser une masse de crédits pour absorber une masse de crétins qui, normalement, n’auraient pas eu accès à l’enseignement supérieur », dit de Gaulle en 1965 (p. 100). Georges Pompidou demande une diminution du nombre de lycéens dans l’enseignement général et souhaite mettre en place une orientation plus directive vers le technique (p. 105). « Le baccalauréat sera le certificat de scolarité secondaire et n’accordera pas l’accès automatique dans les facultés », dit Christian Fouchet en 1964 (p. 116). « Le malthusianisme rejeté avant la 3e s’impose au-delà », résume Antoine Prost (p. 100).
Le deuxième obstacle fut l’afflux massif et rapide d’élèves bien plus nombreux, qu’il fallut accueillir, orienter et instruire. Problème de moyens, de locaux (les collèges Pailleron), de recrutement et formation d’enseignants (l’ouvrage est peu prolixe sur ce point – mais rappelle que la part du budget de l’État consacrée à l’éducation est passée de 7 % en 1952 à 20 % en 1993).
Un troisième obstacle fut la critique, précoce, de l’enseignement dispensé : en 1964, Bourdieu et Passeron publient Les héritiers, en 1971, Baudelot et Establet publient L’école capitaliste en France : « réduite à son pouvoir de violence symbolique, écrit Antoine Prost, l’école ne peut constituer un outil de transformation démocratique de la société » (p. 159). Il poursuit : « L’un comme l’autre, ces deux livres condamnent radicalement et le système scolaire, instrument d’inculcation de l’idéologie dominante, et le réformisme, qui perpétue en fait la domination capitaliste » (p. 160). C’est, déjà, « la politisation du débat pédagogique » (p. 164).
Un quatrième obstacle est l’hétérogénéité des élèves et leur inégale aptitude à suivre un cursus. Cette question traverse tout l’ouvrage – peut-être parce qu’elle est la question centrale aujourd’hui. « L’école républicaine n’a jamais été le mythe doré que construit la nostalgie contemporaine » (p. 131), des sorties, des échappatoires, des « digues, des barrages, des canaux de dérivation » (p. 100), comme l’examen d’entrée en 6e, organisaient la sortie précoce des élèves inaptes ou rétifs. Dans la nouvelle structure éducative tous doivent rester dans le système jusqu’à 16 ans. L’échec scolaire est une préoccupation depuis les années 1970, la violence scolaire fait l’objet de rapports depuis 1979, le traitement spécifique des « mauvais élèves » (désignation reprise p. 253 à propos des lycées professionnels) est contourné (avec la réforme Haby, « le problème des élèves qui ne peuvent pas suivre n’est donc pas réglé : il est seulement dilué par leur dispersion dans toutes les classes », p. 192) ou territorialisé, avec la création des ZEP (p. 195). Le collège était et demeure le point noir du système : la « cause première est la généralisation d’une scolarité de premier cycle dont les contenus et les méthodes, inadaptés à ce nouveau public, le mettaient en difficulté, voire en échec » (p. 194). « Pessimiste à court terme », Antoine Prost veut croire que « la nécessité » permettra de résoudre l’anomie actuelle (p. 325).
Ce livre d’histoire, par ses données et ses analyses, nous éclaire donc sur notre aujourd’hui – il faut lui en savoir gré.