L’enfant et ses cultures

Approches internationales

par Bérénice Waty

Sylvie Octobre

Régine Sirota

Paris, La Documentation française, ministère de la Culture et de la Communication, DEPS, 2013, 216 p., 21 cm
Collection « Questions de culture »
ISBN 978-2-11-128153-0 : 12 €

L’enfant et ses cultures. Approches internationales fait suite à une série de recherches, quantitatives et qualitatives, initiée et financée dans les années 2000 par le Département des études, de la prospective et des statistiques (DEPS) du ministère de la Culture et de la Communication (MCC) 1. Absents des questionnaires depuis 1973, les moins de 15 ans devaient être étudiés dans le cadre des Pratiques culturelles des Français. Le MCC, ainsi que l’Agence nationale de la recherche, ont permis l’institutionnalisation des études sur l’enfance et leur reconnaissance universitaire, scientifique, politique et sociale. Dirigé par Sylvie Octobre (DEPS) et Régine Sirota (CERLIS), ce nouvel opus propose les textes des six conférences plénières du colloque « Enfance & Cultures sous le regard des sciences sociales ».

« Enfance d’une part et culture de l’autre ont longtemps été cantonnées aux marges des sciences sociales. Est-il “sérieux” de se pencher sur les Barbie et autres Pokemons ? 2 » : en guise de réponse, les contributions proposées dans ce livre apportent des éclairages attestant de la vitalité de ce courant scientifique, nous invitant à dépasser les grilles d’analyse actuelles pour mixer différentes approches ou disciplines afin de cerner la créativité des plus jeunes, leur volatilité en matière de pratiques culturelles et la dimension connectique et numérique qui les caractérise.

Les auteurs, des interventions et du présent ouvrage, sont des références incontestées, tant leurs travaux ont marqué la sociologie de l’enfance et son histoire depuis les années 1970 dans l’aire anglo-saxonne (Childhood Studies), et plus tardivement en France. Issus d’univers scientifiques variés – sciences de l’éducation, philosophie, psychologie, littérature, sociologie –, tous ces contributeurs témoignent d’approches pluridisciplinaires indéniables.

Le détour historique est crucial pour comprendre l’intérêt de cette publication. La sociologie de l’enfance est marquée par une période historique « dite de la première modernité », bornée des années 1970 à 2010, qui correspond à l’apparition et au développement de ces travaux – que l’on peut résumer à l’ère des dichotomies –, sur laquelle reviennent A. Prout, D. Buckingham ou D. Cook. Les fréquents parallèles avec les Gender Studies, les études sur le féminisme ou les post-colonialismes rappellent combien l’analyse des pratiques culturelles des plus jeunes a dû batailler pour se faire une place au sein du concert des disciplines et comment les sujets en marge, « périphériques, voire invisibles » (p. 93) se sont construits peu ou prou sur les mêmes parcours (dénigrement, reconnaissance et impulsions nouvelles). Plusieurs articles montrent aussi que, jusqu’à présent, les enquêtes et analyses en sociologie de l’enfance se sont concentrées sur un modèle occidental, une vision de nations riches du Nord ; les pays émergents, du Sud, les groupes sociaux pauvres ne sont pas encore légion en tant que terrains d’enquête. Cela est d’autant plus dommageable que l’importance du contexte (national, économique, culturel, sociétal, familial) est indéniable dès lors que l’on parle des enfants (article de N. Canclini notamment).

À cette première période, lui succède celle de « la modernité dite tardive » avec la prise en compte du processus d’agency 3, l’« être-au-monde » et les « moyens de connaissance » que les enfants possèdent et développent avec la culture, dans un processus de réciprocité. D’autres auteurs parlent de « métiers », « carrières » ou d’« enfant acteur ». Précédemment, les plus jeunes étaient considérés comme des êtres en devenir, uniquement passifs, gérés par des instances en charge de leur développement (parents, École, monde économique, société). Auparavant, dans des « oppositions binaires […], des polarisations » (p. 77), le discours adulto-centré sur les enfants ne leur accordait aucun droit de parole, singeait leur innocence, stigmatisait les effets de la marchandisation de cette tranche d’âge (on parle alors de sociologie de l’enfant consommateur) ou minorait les processus proactifs de co-constructions responsables dans leurs goûts ou pratiques culturels. Dorénavant, « la sociologie de l’enfance, à travers les notions de reproduction interprétative d’agency [permet] d’aborder de manière renouvelée les thématiques de la production/transmission de la culture, notamment dans le contexte des médias numériques » (p. 19) et selon les logiques de cumul, de démarcation et d’affiliations (famille, pairs), ainsi que de négociations identitaires. Le développement de la notion de « tiers médian » ou de la « théorie de l’acteur-réseau » (p. 83) explique aussi cet appel à une refondation certaine, une « révolution conceptuelle » (p. 15). C’est à une « nouvelle sociologie de l’enfance » que ces six contributions nous invitent, ou tout du moins à la porter hors des sentiers (re)battus (dichotomies être/devenir, nature/culture).

Le fondu enchaîné de la lecture des contributions donne l’impression d’une flamboyance sur cinquante ans de recherche : la terra incognita (l’enfant) des années 1970 se transforme en champ des possibles gigantesque au sein duquel beaucoup, voire tout, reste à (ré)inventer. C’est l’un des enseignements de l’ouvrage : la sociologie de l’enfance est jeune, mais elle se régénère déjà, modifiant ses angles de vue, au nom de son adéquation avec son objet : la période de l’enfance a connu des modifications dans son bornage, dans ses usages, dans les manières dont le monde adulte (familial, scolaire, marchand) la prend en compte. La culture jeune se modifie, fait sienne la culture numérique et le « zapping ». Les jeunes – tout-petits, préadolescents, adolescents, jeunes adultes, adulescents ou adonaissants – possèdent des sociabilités spécifiques constituées autour de leurs pairs, des médias. La prise en compte de cette pluralité, de ce mixage d’identités plurielles et de pratiques culturelles en mash up, implique « un renouvellement des regards » (p. 26).

« Sorte d’Ocnis, objets culturels non identifiés » (p. 160), les jeunes ont déjà été observés, dans leurs logiques de cumul et de mixage en matière culturelle. Les contributeurs pointent l’importance de poursuivre ces efforts et de développer de nouvelles méthodologies pour mieux saisir les dynamiques en jeu, leur rôle de prescription. La sociologie de l’enfance en est rendue à ce point de basculement, et c’est un vent novateur que la contribution d’A. Prout apporte en ce sens avec le déploiement de cinq concepts : interdisciplinarité, symétrie, réseaux et médiations, mobilité, relations entre générations (p. 44-54).

Cet ouvrage donne l’occasion, rare (les travaux de ces auteurs sont quasiment tous indisponibles en langue française), de se plonger dans leurs réflexions. C’est une belle entreprise que celle des deux directrices de publication, dont l’introduction est d’une stimulation certaine, ainsi que la préface de J.-F. Chaintreau. Ce livre est aussi riche d’une importante bibliographie qui donne presque 200 références, souvent récentes, quasi exclusivement en langues anglaise et espagnole.

  1. (retour)↑   Les travaux ont été publiés par le DEPS du MCC, dans la collection « Questions de culture », sous la direction de Sylvie Octobre. Pour rappel : Les pratiques culturelles des 6-14 ans (2004) – chroniqué par le BBF, 2004, n° 6, p. 139-141. Enfance et culture. Transmission, appropriation et représentation, 2010. L’Enfance des loisirs. Trajectoires et parcours individuels de la fin de l’enfance à la grande adolescence, 2010 (avec Christine Détrez et al.).
  2. (retour)↑   Sylvie Octobre et Régine Sirota, « Enfance & Cultures : la rencontre de deux “petits” objets scientifiques », Introduction aux Actes du colloque international « Enfance & Cultures
  3. (retour)↑   On parle des enfants, de « leur capacité à définir leurs propres significations et leurs propres plaisirs, et à exercer pouvoir et contrôle […] la “culture de participation” » (p. 64).