La littérature à quel(s) prix ?

Histoire des prix littéraires

par Benjamin Caraco

Sylvie Ducas

La Découverte, 2013, 245 p., 22 cm
ISBN 978-2-7071-7517-5 : 22 €

Voilà un livre auquel on ne pourra pas faire le reproche d’être un coup éditorial, du moins pas seulement. Bien que publié à l’automne 2013, La littérature à quel(s) prix ? couronne plus de quinze ans de recherches de la part de son auteur Sylvie Ducas, maître de conférences en littérature française à l’université Paris-Ouest, chercheuse au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines et responsable d’un master Métiers du livre.

Angles morts de la recherche universitaire, les prix littéraires nous éclairent pourtant sur « l’irruption au fil du siècle de biens culturels de masse dans le champ de la culture contemporaine et des modifications des voies d’accès à la consécration culturelle que de telles mutations supposent » (p. 6). L’avènement d’une industrie culturelle du livre a modifié en profondeur le statut d’écrivain et la constitution de la valeur littéraire, tant et si bien que monde marchand et monde culturel sont difficilement opposables à l’heure actuelle. Le monde culturel a perdu son monopole de désignation de la valeur littéraire comme le révèlent à leur façon les prix. Ces derniers sont en effet travaillés par deux logiques, l’une économique, l’autre de consécration, qui conduisent à remettre en cause le sacre d’un auteur et de son œuvre sur le long terme en consacrant ses livres dès leur parution. Pour saisir ce phénomène, Sylvie Ducas adopte une démarche relevant de l’histoire culturelle, tout en empruntant quelques outils intellectuels à la sociologie, en se penchant sur une « comédie littéraire » qui apparaît habituellement comme superficielle. Son histoire des prix littéraires couvre un grand xxe siècle allant de la fondation du prix Goncourt en 1903 à nos jours.

La création du prix littéraire français le plus prestigieux est inséparable de son contexte historique : celui de la transition d’un XIXe siècle, où règnent en maître les grands barons de l’édition, ce qui ne va pas sans générer des tensions avec leurs auteurs, à un XXe siècle faisant place aux entreprises d’édition cheminant dans le sillon du marché et bridant en conséquence les écrivains. Les prix en général et le Goncourt en particulier naissent de cette frustration. Ils s’inscrivent dans une tentative de dépassement de la condition littéraire de l’époque imposée par ce nouvel environnement économique. Toutefois, ces aspirations initiales sont rapidement perverties par les éditeurs : « [Leur] stratégie consiste dès lors à vouloir briguer dans le même temps les lauriers de la reconnaissance littéraire et les deniers du succès commercial » (p. 19). Ils s’emparent alors des prix afin de convertir au plus vite le capital symbolique engrangé en capital économique. En effet, ces prix ne ciblent pas les happy few mais les lecteurs occasionnels, ceux qui lisent le moins et qui se trouvent donc démunis face à une offre éditoriale (déjà) pléthorique. De défenseurs des auteurs, les prix se transforment ainsi en affaires d’éditeurs.

Dans l’esprit d’Edmond de Goncourt, la fondation du prix, qu’il dotera généreusement à sa mort, doit permettre de lutter contre l’industrie des lettres au profit du grand homme de lettres nécessiteux afin de le mettre à l’abri des exigences du marché. Académie rivale de celle du quai de Conti, la rente offerte à ses dix membres doit leur offrir une échappatoire à la condition honnie de journaliste, tout comme le prix doit redorer le blason de l’écrivain devenu romancier au XIXe siècle alors que le roman reste longtemps privé de reconnaissance. Malheureusement, le Goncourt se révèle rapidement très vendeur et en vient ironiquement à symboliser le mariage de l’argent et des lettres comme le note Sylvie Ducas : « De fait, l’Académie Goncourt est sans doute le plus bel exemple de détournement d’un mécénat littéraire par l’économie de marché » (p. 43). Dans le même temps, le prix ne fait pas preuve d’aventurisme dans ses choix et se « rattrape » tous les dix ans en couronnant un auteur du calibre ou de la stature de Marcel Proust. Progressivement, le prix est en effet devenu un prix d’éditeur comme en témoigne la cuvée 1932 qui échappe au Céline du Voyage au bout de la nuit, ce dernier étant publié par le « petit » Denoël, ne pouvant rivaliser avec (déjà) Gallimard ou Grasset. D’éclaireur du monde des lettres, le Goncourt en est réduit au rôle de simple indicateur de tendances, de baromètre des ventes…

Cela n’empêche pas que sur son modèle les prix prolifèrent, au contraire. Du Fémina aux prix actuels issus de la blogosphère, ils constituent tous autant de « labels » visant à encourager la vente de livres, sous couvert de diverses revendications et de plus en plus à l’instigation des médias (prix des lectrices de Elle, prix du livre Inter, etc.). Parallèlement, l’on passe de jurys de pairs aux jurys populaires, présentés comme objectifs car réputés en dehors de la corruption et des rapports incestueux du monde des lettres. Sacre de l’auteur ou sacre du lecteur-consommateur pour lequel les prix sont calibrés ?

Analysant les choix de certains jurés, comme Hervé Bazin, Michel Tournier ou encore Colette, Sylvie Ducas conclut sévèrement avec le recul offert à l’historien que « dans les palmarès littéraires issus de jurys lettrés ou amateurs, le point de rencontre est que rien ne s’y donne à lire de bien révolutionnaire. […] ils contribuent donc honnêtement au maintien d’une certaine qualité littéraire moyenne qui, sans être médiocre ou indigente, ne bouleverse en rien le paradigme romanesque et les paramètres du lisible que les éditeurs mettent sur l’orbite du succès » (p. 184).

Ces prix récompenseraient désormais plus une profession, selon une logique corporatiste, qu’une vocation (un auteur, une œuvre). Dans ce livre écrit avec style, prenant parfois des allures de pamphlet lorsqu’il emprunte le ton de la dénonciation   1, Sylvie Ducas nous raconte finalement l’histoire de la ruse du marché qui a su tirer profit d’une « machine de guerre » originellement au service de l’auteur. Un récit qui devrait nous inviter à relire d’un autre œil les théories bourdieusiennes de la légitimité culturelle fondée sur une (trop stricte ?) distinction entre esthétique et économique : les prix témoignent bel et bien du fait que le livre reste toujours un bien marchand.

  1. (retour)↑   De façon assez surprenante, le livre ne mentionne pas une seule fois le livre d’Olivier Bessard-Banquy, L’industrie des lettres, Pocket, 2012, alors que leurs analyses convergent en bien des points.