Librairies en ligne

Sociologie d’une consommation culturelle

par Benjamin Caraco

Vincent Chabault

Paris, Presses de Sciences Po, 2013, 190 p., 22 cm
Collection « La bibliothèque du citoyen »
ISBN 978-2-7246-1340-7 : 15 €

Les réflexions autour de l’avenir du livre et de son écosystème tournent principalement autour de sa migration vers le support numérique, encore balbutiante en France, alors que les conclusions des premiers effets provoqués par internet n’ont pas encore été tirées. C’est ce que propose de faire le sociologue Vincent Chabault dans son dernier ouvrage consacré aux « librairies en ligne », qui s’appuie sur le dépouillement d’articles issus de la presse professionnelle et sur une enquête qualitative auprès de sites marchands, d’éditeurs et de consommateurs.

Les librairies en ligne  1 sont de nouvelles actrices de la médiation marchande du livre, dont il convient d’appréhender « [l’]histoire, [le] fonctionnement et [les] liens avec les autres acteurs de la chaîne » afin de comprendre les « pratiques d’achat » qu’elles induisent chez leurs consommateurs. Au cœur de ce petit livre, l’on retrouve en effet l’interrogation suivante : « La librairie numérique, sans assortiment limité par l’espace et sans librairie, façonne-t-elle de nouvelles pratiques d’achat pour le livre imprimé ? » (p. 7). Bien que le livre numérique soit explicitement exclu de l’étude, cette dernière ne va pas sans effleurer et anticiper implicitement les pratiques qui président à son achat. Enfin, Librairies en ligne aborde plus largement l’impact de ces échoppes virtuelles sur toute la chaîne du livre : éditeurs, diffuseurs, distributeurs et détaillants, tout particulièrement les librairies indépendantes.

La montée en puissance de la vente en ligne

Dans un premier temps, l’auteur revient de façon claire, et en allant à l’essentiel, sur l’histoire de la librairie en France, depuis le XIXe siècle à nos jours. Ce récit a pour trame l’élargissement progressif de la concurrence dans ce domaine : des super et hypermarchés aux chaînes culturelles (Fnac, Virgin) en passant par les clubs pour en arriver aux librairies en ligne. L’auteur souligne le rôle joué par le prix unique du livre avant de proposer un panorama des détaillants actuels. En filigrane, une préoccupation à l’égard des librairies indépendantes, qui font face à un grand nombre de difficultés que l’auteur s’efforce d’identifier (hausse des loyers commerciaux, relations avec les diffuseurs, concurrence de la vente en ligne et évolution des pratiques culturelles), tout en soulignant que leur atout reste leur dimension socioculturelle.

Si ces dernières sont fragilisées par la montée en puissance de la vente en ligne, ce phénomène n’est pas propre au monde du livre : il s’inscrit dans un développement généralisé du commerce en ligne, qui n’est pas en lui-même une innovation. La vente par correspondance n’a rien de nouveau : elle s’intensifie cependant grâce à internet. En 2012, 17 % des livres ont été vendus via internet, certains pans de l’édition en bénéficiant plus que d’autres (les ouvrages de « non-fiction » se vendent mieux en ligne que ceux de « fiction »). Toutefois, les responsables commerciaux des maisons d’édition interrogés ne remarquent que peu d’écarts entre les titres acquis en ligne et ceux achetés via d’autres canaux, ce qui a tendance à invalider la théorie (non vérifiée) de la « longue traîne ».

Après cet état des lieux, Vincent Chabault revient sur la genèse des librairies en ligne, des précurseurs à la concentration actuelle des acteurs. Les premiers sont souvent « des éditeurs-libraires spécialisés et des détaillants de livres anciens » (p. 56) comme Lavoisier ou Eyrolles. Ce n’est que plus tard que les pure players entrent dans la danse avec Alapage et Chapitre.com. Amazon.fr arrive à la fin de l’été 2000 en France peu de temps après la mise en place du site de la Fnac. Ces deux géants sont aujourd’hui les principales librairies en ligne avec 90 % des ventes en 2010.

Cet oligopole n’a pas empêché les librairies indépendantes de réagir, soit en se dotant de leurs propres sites, soit en adhérant au dispositif Marketplace qui leur permet d’être présentes sur les sites d’Amazon et de la Fnac moyennant la perception d’une commission lors de la vente  2. Le choix de la mutualisation a aussi été tenté par certaines librairies avec des sites proposant de vérifier la disponibilité avant de venir retirer le livre en magasin (Lalibrairie.com et Placedeslibraires.fr), voire de le livrer à domicile (Librest.com). Le succès est toutefois mitigé comme en témoigne l’échec du portail 1001libraires.com.

Le modèle Amazon

Le géant américain Amazon retient bien sûr l’attention de l’auteur, qui lui consacre de longs développements, revenant sur son impact sur le marché du livre américain, sur ses déboires lors de son implantation en France – notamment concernant le respect de la loi sur le prix unique du livre  3 – et sur ses innovations commerciales.

Vincent Chabault appréhende le fonctionnement de ce dernier, et des librairies en ligne en général, à travers les trois principaux aspects de leur activité : la négociation des remises avec les éditeurs, la logistique et l’animation de la boutique virtuelle. Les remises demandées aux éditeurs par les librairies en ligne varient entre 36 % et 50 % et peuvent être assorties de services liés à la promotion de leurs publications (mise à l’honneur d’un livre, feuilletage) ou à leur gestion, Amazon proposant désormais le stockage de l’ensemble de leur production aux éditeurs le désirant.

La chaîne logistique de ces libraires sans devanture physique est guidée – chez Amazon – davantage par la consultation des pages des produits que par leur achat. Les passages décrivant l’organisation des entrepôts sont particulièrement intéressants – ou édifiants, pour un bibliothécaire, les livres étant classés aléatoirement en fonction de leur ordre d’arrivée, de la place disponible et de leur popularité.

Enfin, la partie immergée de l’iceberg n’est autre que l’animation et le développement du site. Dans ce domaine, l’auteur souligne d’emblée l’importance des données bibliographiques visant à « informer » le consommateur – où l’on apprend au passage que le catalogue d’Amazon serait plus exhaustif que celui de la BnF… (p. 124) – mais aussi des outils du « marketing relationnel » comme les courriels personnalisés, les suggestions fondées sur l’historique des achats et les algorithmes pour « anticiper » les demandes. Des contenus éditoriaux viennent enfin « rassurer » les clients face à l’incertitude de l’achat. Les commentaires des acheteurs sont les éléments clés de ce dispositif, faisant d’eux de nouveaux médiateurs.

Portrait-robot du consommateur

Dans le dernier chapitre, le seul réellement sociologique de l’ouvrage, Vincent Chabault livre les résultats de son enquête auprès des consommateurs de ces librairies en ligne. Il repère quatre raisons principales expliquant l’achat : l’absence d’une offre locale satisfaisante ; l’étendue de l’offre, en particulier pour les ouvrages en langue étrangère ou spécialisés, mais aussi pour les francophones à l’étranger ; le confort d’achat qui équivaut souvent au gain de temps ; et « la capacité à agir en lecteur homo œconomicus 4 » (p. 144), à savoir : bénéficier de la remise sur le prix du livre, de la gratuité des frais de port, accéder au marché de l’occasion et pouvoir revendre.

Les freins encore existants sont passés brièvement en revue (les doutes sur la sécurité du paiement en ligne, la distance au livre physique et le service après-vente), ainsi que les logiques d’achat : « achat planifié » contre « achat influencé » (p. 149), le premier étant prégnant chez les étudiants soumis à la prescription, le second prenant appui sur l’éditorialisation du site marchand. En dépit des conditions offertes par ce dernier, les consommateurs restent demandeurs de services personnalisés et de l’expertise de libraires professionnels. Ils continuent d’ailleurs à fréquenter les librairies indépendantes même lorsqu’ils achètent en ligne…

En bref, Librairies en ligne est à la fois une bonne synthèse inscrite dans son contexte historique de l’état contemporain des librairies en France et une enquête intéressante sur les pratiques d’achat en ligne de livres. Informatif, parfois trop réservé dans l’analyse des chiffres présentés  5, ce livre propose des pistes de réflexion pour les médiateurs en général et met en lumière le besoin d’une étude globale sur la médiation du livre à l’ère numérique.

  1. (retour)↑   L’auteur distingue les librairies en ligne commercialisant leur propre offre des plateformes ; tout comme il oppose les pure players, à la présence uniquement virtuelle, aux bricks and mortar, dont le site est un prolongement en ligne de leur enseigne physique.
  2. (retour)↑  « Pour l’opérateur, l’enjeu est de profiter de l’offre du partenaire pour accroître le nombre de références disponibles immédiatement » (p. 120).
  3. (retour)↑   Via la pratique de la gratuité des frais d’envoi, la remise de bons d’achat de bienvenue et la domiciliation fiscale de l’entreprise – au Luxembourg.
  4. (retour)↑   Si Vincent Chabault souligne à juste titre ce comportement, il oublie de souligner que le consommateur agit aussi en « passager clandestin » lorsqu’il feuillette en librairie les dernières nouveautés pour ensuite les acheter en ligne…
  5. (retour)↑   Par exemple, le lecteur restera sur sa faim concernant les raisons expliquant les écarts observés dans l’amplitude des ventes en ligne de certains secteurs éditoriaux (p. 46), ou sur les pratiques d’achats de bandes dessinées et de livres jeunesse en super et hypermarchés (p. 54).