Des pauvres à la bibliothèque

Une enquête au Centre Pompidou

par Fabrice Chambon

Serge Paugam

Camila Giorgetti

Paris, PUF, 2013, 185 p., 22 cm
Collection « Le lien social »
ISBN 978-2-13-061902-4 : 22 €

Il y a des pauvres dans les bibliothèques publiques. C’est un des rares lieux culturels à être encore fréquenté par des personnes en difficulté, confrontées à un processus de « disqualification sociale ».

Serge Paugam, connu pour ses nombreux travaux sur la pauvreté et le lien social, et Camila Giorgetti, sociologue, auteur de plusieurs travaux sur les personnes sans domicile fixe, détaillent dans Des pauvres à la bibliothèque les différents types d’usage de la Bibliothèque publique d’information (BPI) par les personnes en situation de précarité, en les mettant en relation avec les trajectoires biographiques.

Trois grands profils sociologiques

Le cadre théorique de l’enquête est synthétisé en introduction, les différentes phases du processus de disqualification sociale précisées telles qu’établies par Serge Paugam dans ses travaux précédents. Correspondant à ces différentes phases, trois grands profils sociologiques sont présentés avec précision et nuance, aux attentes et aux comportements bien différents.

La fragilité est la première phase de la disqualification sociale et se caractérise par la volonté de dissimuler la précarité, de passer inaperçu, en se distinguant notamment des usagers les plus en difficulté, qui ne parviennent plus à masquer leur situation sociale.

Respectueux des règles, les usagers en situation de fragilité utilisent majoritairement les ressources de la BPI au service d’un projet, intellectuel ou d’insertion, entre autres au sein de l’espace Autoformation, avec notamment pour objectif l’amélioration de leur statut social et de leur niveau de vie.

La dépendance correspond à une phase de prise en charge régulière par les services d’action sociale, accompagnée d’une forme de résignation quant aux perspectives d’amélioration de leur condition. L’usage de la bibliothèque, pour les personnes proches de la phase de dépendance, est un usage très largement occupationnel, permettant de s’inscrire dans des rythmes réguliers. Aux marges de l’usage « légitime » du lieu, trimbalant parfois divers sacs, ces personnes ne maîtrisent pas nécessairement toutes les ressources de la bibliothèque. La fréquentation du lieu leur permet toutefois de se distinguer de la « figure stigmatisée du pauvre paresseux qui ne manifeste aucune volonté de se prendre en charge lui-même ».

Enfin, les personnes en phase de rupture s’adressent à la BPI d’abord « pour satisfaire des besoins physiologiques (être assis, à l’abri, etc.) » et sont souvent facilement indentifiables.

Parfois atteintes de troubles psychologiques, ces personnes peuvent être à la limite de la transgression du système normatif à l’œuvre dans les espaces de la bibliothèque.

Enquête qualitative, conduite au travers de plusieurs vagues d’observation et d’entretiens, cet ouvrage permet de mieux cerner à la fois les attentes des usagers pauvres ainsi que leur rapport, tant aux autres usagers qu’au fonctionnement du lieu en général, aux différents espaces notamment.

Émaillé de descriptions de comportements et de transcriptions d’entretiens, il révèle notamment, au-delà des différents usages et attentes des personnes interrogées ou observées, les phénomènes de distinction existant entre les différents groupes. Il illustre enfin les différences et les formes parfois originales d’appropriation du lieu (des différents modes de sieste au repas de Noël !).

Une enquête qui en appelle d’autres

À l’heure où, malheureusement, les différents mécanismes de protection sociale mis en place tout au long du XXe siècle perdent du terrain sous la pression d’un capitalisme toujours plus violent, et où le nombre des personnes précaires ou connaissant des difficultés sociales augmente, ce type d’étude paraît grandement nécessaire aux bibliothécaires.

Cette enquête permet en effet de mieux appréhender la situation et les attentes de ces populations et de réfléchir ce faisant au rôle des équipements de lecture publique dans la construction du lien social et l’aide à la construction de projets personnels ou professionnels.

Elle devra naturellement être prolongée par une réflexion professionnelle concernant l’accueil de ces populations. De nombreuses personnes interrogées dans l’ouvrage cherchent par exemple à ne pas être assimilées à une catégorie spécifique, quand dans certains cas, un accompagnement paraît au contraire nécessaire à l’appropriation des lieux, par exemple dans le cas de personnes migrantes, primo-arrivantes. Une réflexion sur la cohabitation avec d’autres publics dans certains espaces peut également s’avérer pertinente quelques fois ; il est intéressant d’observer de ce point de vue que très peu d’incidents sont relevés par les enquêteurs. Autant de discussions professionnelles que cette enquête permet d’enrichir et de relancer.

La spécificité des formes de la pauvreté à Paris (forte proportion de personnes seules parmi les plus pauvres notamment, du fait des difficultés de logement existant à Paris), rappelées en introduction, tout comme la particularité de la BPI, font souhaiter de nouvelles enquêtes de ce type au sein de bibliothèques municipales ou intercommunales, dans des zones périurbaines et rurales, afin de mettre au jour d’éventuelles nuances ou différences dans les situations rencontrées et de favoriser la réflexion professionnelle autour de l’accueil des personnes subissant le plus fortement les inégalités sociales.

Enfin, si certaines personnes en difficulté fréquentent la BPI, et sans doute beaucoup de bibliothèques publiques, d’autres, plus nombreuses, ne s’y rendent pas. Sur leur perception des bibliothèques également, et leurs attentes, d’autres enquêtes semblent nécessaires.