Le livre arménien de la Renaissance aux Lumières : une culture en diaspora
Paris, Éditions des Cendres/Bibliothèque Mazarine, 2012, 189 p., 28 cm
ISBN 979-10-90853-02-7 : 22 €
C’est à l’occasion des 500 ans de l’imprimerie arménienne que la bibliothèque Mazarine et la Bulac ont monté cette exposition et le catalogue qui l’accompagne. Commençons par dire que cet ouvrage est superbe. Les illustrations sont de grande qualité et leur présentation détourée sur fond blanc met réellement en valeur les ouvrages, tout en donnant à un livre sur des fonds anciens un graphisme très contemporain. Sur un plan plus technique, ce catalogue est tout à fait précieux pour les descriptions précises et soignées de ces livres arméniens qui, jusque-là, n’avaient pas été décrits. On notera notamment les mentions concernant les provenances qui ont fait l’objet d’un travail particulièrement abouti. En supplément des descriptions de l’ordre de la bibliographie matérielle, le catalogue replace chaque ouvrage dans l’histoire du livre imprimé arménien et complète en cela les analyses de Jean-Pierre Mahé et Mikaël Nichanian qui introduisent le catalogue lui-même. L’imprimerie a été un tel bouleversement pour toute l’Europe qu’on en perd de vue ce qu’elle a pu apporter communauté par communauté. Ces articles, à partir de l’histoire du livre imprimé arménien, nous donnent à voir les enjeux liés à la diffusion des textes et des idées.
Le livre arménien : de quoi parle-t-on ?
C’est en 1512 que paraît la première impression d’un ouvrage arménien. Malgré les difficultés, d’une part en termes de public et de contenu liés à la dispersion de la communauté arménienne, et d’autre part en termes techniques et économiques liés aux caractères typographiques arméniens, les livres arméniens ont amorcé leur mutation vers l’imprimerie bien plus tôt que d’autres pays et/ou communautés de l’est de l’Europe.
Caractériser le livre arménien pose plusieurs questions. De quoi parle-t-on ? De livres publiés par des Arméniens ? De livres publiés dans une Arménie qui n’existe plus en tant que telle à l’époque ? De livres d’auteurs arméniens ? Ou encore de livres sur ou pour la religion arménienne ?
Le livre arménien est un peu tout ça. D’abord publié en Occident, avec des caractères arméniens, plus tard publié en Orient mais avec un contenu qui s’est éloigné entre-temps de la doctrine pure de la religion arménienne, le livre arménien ne se laisse pas enfermer dans des catégories qui ne rendraient pas justice à la diversité de son histoire. Mikaël Nichanian (p. 23) parle de trois moments du livre arménien : réappropriation, intégration et émancipation.
Réappropriation
Ce premier moment est celui d’une réappropriation par les Arméniens de leur propre tradition, notamment religieuse, par la circulation des textes.
Les livres édités par Yakob, qui sont soit des livres religieux utiles pour les clercs, soit des livres relevant plus de la superstition et du rituel ont des formats de poche qui laissent entendre qu’ils étaient à destination des marchands. Ces voyageurs, qui ne peuvent participer aux offices, trouvent dans ces livres la possibilité d’une pratique religieuse quotidienne. D’autres ouvrages imprimés bien après Yakob s’adressent ainsi aux voyageurs et proposent, entre calendriers, prières et rituels, des pages de jeux et de devinettes. Yann Sordet (p. 12) remarque avec justesse que « les livres arméniens sont de fait, peut-être plus que d’autres, des livres voyageurs ». Le voyage, qu’il soit volontaire pour le marchand, qu’il relève de l’histoire ou de l’imaginaire avec la figure poétique de l’Arménien Errant, est en effet central pour comprendre ce qui se joue dans le livre imprimé arménien. « Diaspora, commerce international, Église et culture livresque sont donc intimement liés chez les Arméniens et contribuent ensemble à la cristallisation d’une forme spécifique de “conscience nationale” qui n’est pas adossée à un État ou à un territoire commun » (Mikaël Nichanian, p. 24).
Intégration
Le deuxième moment de cette histoire du livre est celui où la culture arménienne se verra intégrée et donc repensée, changée, dans la culture européenne (la religion catholique pendant un temps, les Lumières par la suite). Les analyses de Jean-Piere Mahé et Mikaël Nichanian apportent un éclairage intéressant sur la question de la religion et du livre imprimé. Le rôle de la Propaganda Fide – actuellement connue sous le nom de « Congrégation pour l’évangélisation des peuples » – dans l’imprimerie arménienne est très révélateur du fait que « le rôle du livre, outil de mission et instrument de polémique contre la doctrine de l’Église Arménienne, était perçu comme décisif » (Mikaël Nichanian, p. 28). Via le texte et le livre, l’Église catholique a usé de plusieurs voies pour influencer la religion, accordant ou pas des privilèges, sélectionnant les textes, formant des Arméniens au catholicisme…
Si le livre joue un rôle dans le développement d’une religion au détriment d’une autre, il joue aussi un rôle dans l’évolution des idées et des pensées. Ainsi « la diffusion des Écritures et de leurs commentaires encouragera la réflexion individuelle et le libre examen des textes. Inversement la foi des Lumières va se substituer, peu à peu, dans la diaspora à la piété ritualiste héritée du moyen-âge et des origines chrétiennes » (Jean-Pierre Mahé, p. 21)
Émancipation
Le troisième moment est celui où les techniques d’imprimerie seront importées aussi en Orient, offrant une possibilité renouvelée de produire des textes arméniens indépendamment des autorisations européennes. Jusqu’à ce troisième moment, l’impression arménienne reste l’affaire de places européennes : Venise, Amsterdam, Marseille, dans lesquelles officient des imprimeurs arméniens. Le catalogue est notamment organisé par lieu de parution des ouvrages et en manifeste par là même l’importance géopolitique. La question de la langue participe bien sûr aussi de cette émancipation. Pendant les premiers siècles de l’imprimerie arménienne, « pour lire, il ne suffisait donc pas de savoir parler l’arménien dialectal en usage dans une région donnée, il fallait nécessairement avoir appris la langue classique » (Mikaël Nichanian, p. 41). Le livre était donc de fait réservé aux élites religieuses ou marchandes. Autant l’intérêt pour l’imprimerie s’est manifesté très tôt chez les Arméniens, autant l’intérêt pour la langue vulgaire s’est révélé bien plus tardif. Il a fallu du temps pour que l’utilité de la langue non classique soit perçue dans sa capacité à toucher un plus grand nombre de lecteurs et à réunir et éduquer la communauté dispersée.
Pour conclure, ce livre est riche d’informations, d’analyses, de détails et de descriptions. Cela en fait un ouvrage fort intéressant, bien qu’un peu complexe pour celui ou celle qui, comme moi, ignorait jusque-là tout de l’histoire arménienne.