Évariste Galois

La fabrication d’une icône mathématique

par Thierry Ermakoff

Caroline Ehrhardt

Paris, École des hautes études en sciences sociales, 2011, 300 p., 24 cm
Collection « En temps & lieux », n° 29
ISBN 978-2-7132-2317-4 : 28,50 €

Autant le souligner d’emblée, une fois n’est pas coutume, la biographie proposée par Caroline Ehrhardt, si elle ne réjouira pas les petits, qui préféreront sans doute Ogrus, de Grégoire Kocjan, publié à l’Atelier du Poisson Soluble, enthousiasmera les adultes.

Un mythe républicain

Il s’agit d’une « investigation biographique » tout à fait bienvenue sur la « fabrication d’une icône mathématique », pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage, sorte de mythe national : autant dire qu’il s’agit à la fois d’une histoire scientifique, sociale et politique.

Lorsqu’elle est venue à l’Enssib présenter cet ouvrage, Caroline Ehrhardt a souligné combien ce mythe est actif : nombre de collèges ou de lycées portent le nom du mathématicien sans doute le plus célèbre de France, dans la banlieue qui fut rouge, suggérant ainsi que ce mythe est national ET républicain. C’est bien de la construction d’une image, d’une résurgence et d’une résilience portée par la mort brutale (en duel, en 1832, à l’âge de 21 ans) dont il est question, portées par son travail et la réalité de ses découvertes mathématiques, par son attachement à la République, par son aptitude à la rébellion, plus sans doute qu’à la révolution.

Caroline Ehrhradt s’attache donc à analyser la personnalité de Galois dans trois épaisseurs : l’histoire, politique, sociale et scientifique. L’ouvrage est divisé en trois grandes parties, une qui concerne l’état de la théorie mathématique au début du XIXe siècle, une seconde qui concerne les études de Galois et son engagement, et une troisième relative à l’actualité de Galois.

La première partie s’attache d’abord au travail mathématique pur, à la place de l’algèbre et de l’analyse : entre autres, un chapitre indispensable sur la théorie des équations au XIXe siècle ; il est indispensable en ce qu’il restitue l’état de l’art, et donc, permet de remettre en perspective les tentatives infructueuses de publication des différents mémoires que Galois envoie à l’Académie des sciences ; outre que celle-ci ne semble pas tout à fait organisée pour lire le flot ininterrompu de livraisons, que ses membres sont parfois un peu désordonnés, Galois n’est pas un paria : Poisson et Lacroix lui ont fait réponse. Par ailleurs, c’est un chercheur qui publie : dans le Bulletin de Ferussac, et dans les Annales de Gergonne, dès 1822.

La seconde partie aborde Évariste Galois élève, étudiant. On sait qu’il ratera l’entrée à l’École polytechnique et qu’il intégrera l’École préparatoire (future ENS), dont il sera exclu pour avoir écrit des propos très durs envers le directeur, Joseph-Daniel Guignault, propos qui seront repris (et donc rendus publics) par la Gazette des écoles, journal d’opposition à la direction et donc de facto républicain, Gazette qui avait pris fait et cause pour les Trois Glorieuses de juillet 1830. À ce moment, tout se joue et se cristallise : la non-reconnaissance immédiate par ses pairs, la mise en cause de l’institution et la quête d’un nouveau régime. Là aussi est tout le mérite de Caroline Ehrhardt : de ces histoires entremêlées, il n’y a, en fait que peu de traces : peu d’archives, peu de textes, sinon ceux que Galois envoie (ou publie), et, en particulier, les traces sur les feuilles de travail (reproduites dans l’ouvrage) qui prouvent son attachement à la république : « liberté, égalité, fraternité ou la mort. »

On fit appel à Lie

La troisième partie met en scène l’histoire de l’institution : pour le centenaire de l’École préparatoire, en 1905, la direction fait appel à Sophus Lie, célèbre mathématicien norvégien, qui, outre le discours qu’il prononce, donne deux dimensions importantes à ce siècle débutant : l’internationalisation des sciences (mathématiques) et la reconnaissance officielle de Galois, fondateur d’une théorie de groupes générale, reconnue en Angleterre et en Allemagne.

Ainsi, l’histoire sociale et politique donnera raison à Galois ; l’histoire mathématique aussi, même si son itinéraire fut fulgurant, un éclair ; et même l’histoire littéraire et philosophique : Alain, puis Victor Segalen évoqueront Galois dans leurs écrits ; Galois, c’est en quelque sorte le Rimbaud des mathématiques. Caroline Ehrhardt, en agrégée de mathématiques, a su montrer en quoi l’œuvre de Galois était actuelle, avait marqué son époque et la nôtre (« tant qu’il y aura des mathématiciens, le nom de Galois sera illustre », relève-t-elle de Jules Tannery) et, en historienne, fait non seulement une œuvre biographique scientifique, mais aussi une histoire de ces institutions dans un siècle bouleversé : l’École préparatoire, l’Académie des sciences. Elle a montré pourquoi, après l’avoir répudié, l’ENS a salué son œuvre, permettant ainsi par un double mouvement, la réhabilitation de l’un et la magnificence de l’autre. Livre à triple entrée, donc, dont le célèbre duel, sorte d’acmé de cette trajectoire, est sans doute insignifiant et indépassable, qui est une clé pour comprendre aujourd’hui les enjeux et les apports si particuliers de cette science, la mathématique, dont elle a parlé avec conviction, compétence et intelligence ce 9 avril 2013 dans l’amphithéâtre de l’Enssib.