Réinventer la bibliothèque ?

Alain Sainsot

Faut-il réinventer la bibliothèque, au vu des évolutions qui mettent aujourd’hui l’accent sur le rôle social de l’institution ? C’est à cette question qu’une dizaine d’intervenants se sont efforcés de répondre, au cours de la journée d’étude organisée à Arras, le 4 avril 2013, par le SCD de l’université d’Artois, avec la participation du rectorat de l’académie de Lille. En introduction à cette journée, Dominique Arot (IGB) a placé délibérément la question sur le terrain de la politique : de quel projet politique la bibliothèque est-elle aujourd’hui porteuse ? Quels manques aujourd’hui constatés peut-elle combler ? Ce qui l’amène à recentrer les missions des bibliothèques sur trois axes :

  • Apprendre, informer : en particulier pour remédier aux déficiences de formation constatées en fin de scolarité ;
  • Vivre ensemble : en affirmant que les bibliothèques sont des lieux permettant la rencontre et l’échange ;
  • Penser, chercher : en ce que la bibliothèque aide à faire des tris, à tracer des chemins.

Ce recentrage ne peut se faire sans les deux révolutions culturelles que sont pour les bibliothécaires le fait de placer les publics au cœur de l’organisation de l’établissement et le fait de repenser de façon approfondie la relation de la bibliothèque et de l’école.

Les bibliothèques en prospective

Anne-Marie Bertrand (Enssib) s’est penchée ensuite sur les bibliothèques en prospective. Le contexte est marqué par la révolution numérique, qui est en même temps une révolution épistémologique en ce qu’elle redéfinit l’organisation du savoir à travers l’opposition entre le livre (objet fini) et le document numérique (objet indéfini, jamais fini), l’opposition entre les amateurs et les experts, la dématérialisation et la rematérialisation des documents. L’image de la bibliothèque est difficile à appréhender : l’image auprès des publics n’est pas la même que l’image auprès des professionnels, qui diffère encore de l’image auprès des décideurs. L’ambivalence semble caractériser la représentation de la bibliothèque : le lieu est de plus en plus fréquenté, alors qu’il apparaît souvent comme désuet et souffrant de multiples contraintes. L’avenir des bibliothèques repose sur le fait qu’elles constituent un bien commun. Dans un monde baigné par le numérique, caractérisé par l’immédiateté, la profusion, la confusion, la solitude, les bibliothèques ont pour elles le temps, elles constituent le savoir dans le temps, l’espace, elles sont des lieux de vie et offrent la valeur ajoutée de la médiation. Leurs meilleurs atouts résident dans leur activité d’accumulation et de diffusion du savoir, et dans leur capacité à être (ou devenir) des lieux ouverts, accueillants, peu normés, et généreux.

Le troisième lieu

Mathilde Servet (BPI) a présenté la notion de bibliothèque troisième lieu. Le troisième lieu, concept inventé par Roy Oldenburg au début des années 1980, constitue un terrain neutre, un niveleur social, un lieu accessible, un espace de conversation et d’échange, et en même temps de plaisir et d’amusement. C’est le « home away from home » qui permet des expériences nouvelles et qui exerce un véritable rôle politique, en tant que structure favorisant l’émergence de sentiments d’appartenance communautaire et la promotion de valeurs communes. Selon Alistair Black (professeur en histoire des bibliothèques et en gestion de l’information à l’université de l’Illinois, États-Unis), la bibliothèque constitue un exemple de troisième lieu, en ce qu’elle est un des derniers lieux publics et gratuits proposés à la mixité sociale et qu’elle affirme une vocation sociale forte.

L’exemple hollandais (OBA d’Amsterdam, DOK de Delft) illustre cet aspect de laboratoire bibliothéconomique où s’affiche l’ambition de créer de véritables paradis publics. Revendiquant un ancrage physique fort, ces institutions désacralisent les lieux, en proposant un univers chaleureux, fondé sur le « zoning », et qui, sachant faire place à l’intimité, permet aux différents types d’usagers de s’approprier les espaces. Attentives à ce qui peut se passer dans d’autres lieux comme les cafés-librairies ou les bistrots à lire, elles assument une dimension sociale affirmée, se veulent des « espaces Facebook à trois dimensions » et se situent au croisement de l’« infotainment » et de l’« edutainment », créant par là les conditions d’une réelle démocratisation culturelle. Promouvant un autre rapport à l’usager, elles favorisent de nouvelles pratiques collaboratives, participent du « sacre de l’amateur », et encouragent le développement du « co-working », en proposant fab-labs et city-labs. La « belevinisbiblioteek 1 » promet à chaque lecteur une expérience inédite.

Ces conceptions se retrouvent pour partie dans les expériences britanniques : les Discovery Centers, Idea Stores, associés à des centres commerciaux, programmés après de très vastes enquêtes marketing, constituent des outils de cohésion sociale, autour de collections et de services à la personne. Le même principe est à l’œuvre dans les Kulturhus hollandais, réservés à des localités de taille plus petite, et qui associent bibliothèques et services sociaux  2.

Jeunes et institutions culturelles

Anne Barrère (université de Paris Descartes) s’est interrogée sur ce qu’il advient des institutions culturelles quand les jeunes se forment par eux-mêmes, et a donné les principaux enseignements des différentes enquêtes qu’elle a réalisées sur les activités électives des collégiens et des lycéens. Ces activités, formalisées ou non, numériques ou traditionnelles, solitaires ou en groupe, effectuées ou non dans un lieu institutionnel, sont choisies et sont liées à la décompression/pression scolaire. Chargées de beaucoup d’ambivalence aux yeux des enseignants et des parents, elles constituent la sphère où se forme le caractère des adolescents, à un moment où l’école a renoncé à la formation de l’individu. Les jeunes y font l’expérience de la démesure (caractère illimité des connexions, des possibles). Dans cet espace, la lecture est présente, mais elle n’est pas centrale. Les contours en sont d’ailleurs brouillés avec le numérique. Affrontés à une nécessaire découverte de la limite, de la coupure, les jeunes sont aussi en quête d’intensité, qu’ils entretiennent autour d’une passion. Cette « accroche » d’intensité apparaît comme très importante. Or, la lecture, de ce point de vue, est une activité de faible intensité. Les jeunes cherchent en même temps à construire une singularité et à affirmer leur personnalité par une alternance de convergences et d’écarts, ce qui les amène à se démarquer, à assumer l’authenticité de leurs goûts, à rechercher la créativité et l’expressivité. En même temps qu’ils construisent leur singularité par imitation constante, ils l’habitent par compétition, par défi ludique.

Les bibliothèques sont donc confrontées à cette nécessité de « gérer la coupure » tout en entretenant l’intimité, et en prenant en compte la singularité. Elles ont le handicap d’être liées à une image ascétique de la culture. Il leur faut aujourd’hui mettre en place d’autres liens.

MOSAIC, learning center à taille humaine

Anne-Marie Schaller (université de Haute-Alsace) présentait ensuite un projet concret, MOSAIC, qu’elle définit comme celui d’un learning center à taille humaine. L’université de Haute-Alsace (deux sites : Mulhouse et Colmar, cinq campus, huit mille étudiants dont 30 % de boursiers et 60 % d’inscrits en cycle licence) se caractérise par une forte culture technologique et une activité de formation continue très développée. Son contrat 2013-2017 a pour objectif « réussir ensemble », ce qui implique que tous les étudiants, quel que soit leur niveau de sortie, doivent avoir acquis des compétences pour parler une langue étrangère, se repérer dans la société de l’information, utiliser les nouvelles technologies de la communication. MOSAIC, dans ce contexte, doit associer un centre de ressources documentaires, un centre de langues multimédia, un centre d’innovations pédagogiques, un lieu de travail et d’échanges pour les étudiants et les personnels de l’université. Cette structure doit affirmer le caractère professionnalisant de l’université, la prise en compte d’un apprentissage tout au long de la vie, et le rôle de campus de référence du campus de l’Illberg.

Le projet associant trois partenaires (bibliothèque de l’Illberg qui abrite aussi les services transversaux du SCD, le centre de Langues en apprentissage multimédia, la mission Innovation pédagogique Tice), est inscrit au contrat de projet État-Région, pour un montant de 14,7 millions d’euros. Sa conduite nécessite de faire travailler ensemble de multiples partenaires. Dans le cadre du SCD et de la bibliothèque de l’Illberg, où l’on a déjà l’habitude des groupes de travail et de la démarche de projet, et où l’activité de formation des utilisateurs est importante, cela implique une formation professionnelle accrue, la nécessité reconnue d’un changement de culture, la nécessité de faire évoluer les compétences, le tout dans une démarche de qualité. Avec le Clam et la mission Tice, il s’agit de renforcer une collaboration déjà engagée. Mais d’autres partenaires internes à l’université, comme le service d’Orientation, la maison de l’Innovation et de l’entreprise, le service des Relations internationales… sont aussi à prendre en compte et à associer aux différents groupes de travail. Au total, un projet de fond progressivement décliné en actions, qui met en cohérence, établit du partenariat, qui accueille et qui renvoie aussi sur d’autres lieux.

Un outil de politique publique

Dominique Lahary (bibliothèque départementale du Val-d’Oise) définit ensuite la bibliothèque troisième lieu comme un outil de politique publique et présente la démarche du conseil général du Val-d’Oise pour promouvoir le rôle social des bibliothèques. Rappelant que la bibliothèque départementale anime un réseau de 110 bibliothèques publiques, il souligne qu’il existe dans son organigramme une mission « espace public ». Cet engagement envers la bibliothèque, outil de lien social, s’est pensé autour de quatre colloques, de 2008 à 2012, organisés en partenariat avec l’association Cible 95, et le dernier avec la BPI. Il trouve sa concrétisation dans trois réalisations municipales :

  • Seugy (2 000 hab.), où la bibliothèque, gérée par des bénévoles, est associée à une ludothèque et à un espace pause-café ;
  • Éragny-sur-Oise (16 000 hab.), où la bibliothèque joue un rôle d’accueil pour toute la population ;
  • Fosses (10 000 hab.), où la médiathèque sera au cœur d’un espace civique intégrant services municipaux, centre social, espace emploi et CPAM.

Cette politique se fonde, à la bibliothèque départementale du Val-d’Oise, sur un apparent paradoxe : le même chargé de mission anime Révodoc, le service documentaire départemental, et la mission Bibliothèque espace public. Il s’agit de favoriser l’usager, tout en effectuant une « désintoxication documentaire », c’est-à-dire en opérant un certain détachement vis-à-vis de la collection locale. Cette politique s’appuie aussi sur le design thinking, qui amène à redessiner les services en adoptant le point de vue de l’usager. S’il faut prendre au sérieux la fourniture documentaire, gage de qualité du service, il convient de relativiser le rôle documentaire de la bibliothèque : il y a bien d’autres sources documentaires. En revanche, le projet politique doit se reformuler en fonction des usagers. Non à la ligne claire ! Les limites sont changeantes, locales, politiques. Oui à l’évolution et à l’expérimentation !

L’action culturelle en bibliothèque municipale

Clotilde Deparday (médiathèque de Roubaix) a fait partager son expérience d’action culturelle en bibliothèque municipale. Après avoir souligné que l’action culturelle, formalisée, ne se confond pas avec l’animation, elle rappelle les critiques qui, à partir de l’analyse de Claude Poissenot, ont été adressées à ce type d’activité. Un renforcement de la sélection sociale au sein du public en serait un effet pervers. Elle concède que l’action culturelle ne permet pas d’élargir les publics, mais permet de fidéliser un public qui se trouve déjà en situation d’accès à la culture.

À Roubaix, les objectifs de l’action culturelle de la médiathèque sont de créer des liens et du sens affectif autour des œuvres, d’insérer la fréquentation de l’art dans la vie quotidienne, de créer les conditions d’une fréquentation régulière et fidèle, de faciliter l’accès à des œuvres exigeantes. Quatre axes ont été distingués : le jeune public et la famille, l’actualité dans la ville, l’expérimentation, la valorisation du patrimoine local et régional. La médiathèque a organisé des manifestations variées comme les « Apéro libro », les « 15 heures tympantes », des expositions virtuelles (Roubaix a une bibliothèque numérique de référence à l’échelle nationale), « Dans tous les sens », « Livre comme l’air ». Toutes témoignent d’une tentative de nouer des formes multiples de relations entre les usagers et les collections. Non dénuées de risques, elles sont nécessaires pour réinventer la bibliothèque.

Miss Média à Metz

Marie-Paule Doncque (médiathèque de Metz) a conclu la journée avec l’exemple de Miss Média.

Le point de départ de l’aventure, c’est le constat du manque de visibilité du réseau des médiathèques de Metz. Il y a ensuite la mise en place d’une charte graphique par la direction de la communication de la ville, qui a pour effet bénéfique de fixer l’appellation du réseau et de lui donner une présentation normée. Les médiathèques s’engagent alors dans un projet visant l’innovation et l’affirmation de leur identité avec pour objectifs de conquérir les publics avec quelque chose de plus informel que le logo et de métamorphoser l’image des bibliothécaires. Appel est fait au dessinateur de presse André Faber, et la décision est prise de communiquer en mode avatar. Miss Média apparaît en 2009 pour vanter la politique municipale en matière de lecture. Les badges permettent de diffuser la marque, qui est aussi utilisée pour la signalétique des bibliothèques et déclinée sur des objets publicitaires. La communication en mode avatar demande que soient assumées une logique d’entreprise en milieu culturel et une stratégie marketing. Miss Média est également présente sur les réseaux sociaux, elle possède un blog qui a pour objectif de créer des liens entre les collections et l’actualité. Elle s’est substituée au traditionnel guide du lecteur, aux « coups de cœur », à travers le « Barouf de Miss Média », publication qui ne contient aucune information périssable, et qui montre des services de la bibliothèque généralement non visibles aux lecteurs. La collaboration avec un tabloïd culturel local permet de publier la rubrique « Au Klatsch de Miss Média ». Cette communication repose sur une infrastructure lourde en termes d’administration et d’informatique, mais aussi de pool de rédaction, de modération… La mise en place a été faite par une équipe réduite, mais le travail sur les réseaux sociaux et le blog ont demandé la refonte de l’organigramme de l’établissement, avec l’apparition de nouvelles équipes où toutes les catégories de personnel sont représentées. En définitive, Miss Média demande une conviction et un investissement sans faille. •